Accueil > Avril / Mai 2016 / N°35

Le bon temps de la vidéosurveillance

Archéologie du fait divers

Au tournant du XXIe siècle, un petit objet proliféra à la surface de la Terre. Les humains se mirent subitement à installer partout ce qui portait le nom de « caméra de vidéosurveillance » : pouvant être allongé ou arrondi - voire de forme conique -, de quelques dizaines de centimètres tout au plus, cet engin avait pour but de filmer en permanence tout ce qui passait à proximité. Je devine ici votre incrédulité, mais il faut se remettre dans le contexte : régnait alors la mode de la surveillance généralisée et du tout-technologique. La plupart des penseurs et gouvernants de l’époque soutenaient ainsi sérieusement que les technologies sécuritaires pouvaient être une solution face aux multiples problèmes sociaux qui secouaient le monde : je vous rappelle qu’il y a huit cents ans, il y avait beaucoup de pauvreté, d’exclusion, de frustrations. Le matérialisme, le règne de l’apparence, l’individualisme, la valorisation de l’enrichissement entraînaient alors la multiplication des vols, agressions, délits, meurtres.

Pour vous parler de cette curiosité, nous avons choisi de nous concentrer sur des archives trouvées à Grenoble, qui à l’époque n’était pas le célèbre port que nous connaissons aujourd’hui et se trouvait à trois cents kilomètres de la mer.
Dans les années 2000, l’installation des premières caméras de vidéosurveillance souleva quelques questionnements et oppositions. Quand la mairie de Grenoble décida en février 2010 pour la première fois d’en installer sur la voie publique, projet révélé par Le Postillon (qui à l’époque n’était pas un journal quotidien mais bimestriel), des militants menèrent une campagne « Démontons les caméras ». Deux furent d’ailleurs détruites lors d’une manifestation. Mais cette campagne n’empêcha pas la prolifération des caméras, qui furent installées aussi autour de Grenoble, jusque dans le petit village de Mont-Saint-Martin (80 habitants à l’époque). Pourtant, en 2010, la vidéosurveillance souffrait quand même d’une certaine mauvaise réputation. Les élus en installant avaient souvent peur de se faire pointer du doigt et traiter de « Big Brother » (insulte fréquente à l’époque se référant a priori à un personnage mythique omniscient et manipulateur). Petit à petit, le rapport de force se renversa - les prometteurs de la vidéosurveillance imposèrent même de l’appeler « vidéoprotection » - et quelques années plus tard, ce furent les communes qui n’installaient pas de caméras qui se retrouvèrent pointées du doigt.

Le mois de janvier 2016 a marqué un tournant. Le 18 janvier, le ministre de l’Intérieur (personnalité du gouvernement de l’époque dont le rôle était de répéter le mot « sécurité » au moins trente-quatre fois par jour) Bernard Cazeneuve est venu à Grenoble prononcer un discours à la préfecture de l’Isère pour gronder les maires refusant la vidéosurveillance. Extrait : « je veux souligner en particulier l’apport opérationnel incommensurable de la vidéo-protection dans nos agglomérations. Là aussi, ceux qui théorisent le refus de son implantation au motif qu’elle constituerait une menace pour nos libertés publiques se trompent de combat. »

Dans le viseur du ministre, la mairie de Grenoble qui était depuis 2014 tenue par Éric Piolle (candidat des écolopportunistes à la présidentielle de 2027 ayant récolté 1,34 % des voix). Il refusait depuis son élection de développer la vidéosurveillance sur la voie publique, ce qui lui valait des insultes de la part de ses opposants le traitant « d’irresponsable ». En quelques années, il était devenu presque criminel de ne pas débourser des millions d’euros pour installer des caméras : les partisans de la vidéosurveillance étaient parvenus à faire changer la honte de camp. Piolle était pourtant loin d’être un critique radical des gadgets technologiques, il était même pour les caméras dans les bâtiments publics ( [1]), les transports en commun ou dans les immeubles du bailleur social qu’il présidait ( [2]). Contrairement à ce qu’il avait promis en avril 2014, il n’avait jamais démonté les caméras installées par son prédécesseur Destot ( [3]), et il les avait encore moins revendues sur Ebay ( [4]). Mais le refus de Piolle de mettre des caméras faisait tache dans l’enthousiasme général pour ces outils du contrôle total.

Le gouvernement était alors en pleine déconfiture, au summum de l’impopularité (son maintien au pouvoir reste d’ailleurs un mystère pour les historiens spécialistes de l’époque) ; et pourtant l’appel de Cazeneuve fut entendu par les autres maires de l’agglomération. Quelques jours plus tard, le maire de Saint-Martin-d’Hères David Queiros, seule grande ville de l’agglomération à avoir toujours refusé de mettre des caméras, changea d’avis : « J’ai révisé mon jugement sur la vidéoprotection » (Le Daubé ( [5]), 21/01/2016). « Oui, l’installation de la vidéosurveillance est coûteuse. Mais c’est un bon complément et on attend des services de l’État, une bonne coordination pour pouvoir lutter efficacement contre la délinquance » (Le Daubé, 30/01/2016) .

Dans le même temps, le maire de Fontaine raconta à son conseil municipal du 25 janvier « la convocation que le maire de Fontaine a eue, comme les sept autres maires de la zone police, dernièrement. Nous avons été reçus par monsieur Cazeneuve et par monsieur le préfet, il y avait toutes les autorités ». Suite à ces échanges, un document interne à la mairie (« orientations pôle sécurité et tranquillité publique ») actait la future pose de caméras à côté de la mairie et dans les secteurs des Alpes / Mail Marcel Cachin / Romain Rolland, en plus de la pose de systèmes de « contrôle d’accès » sur tous les bâtiments municipaux.
Un peu plus tard, Le Daubé (06/04/2016), nous apprenait que Renzo Sulli, le maire d’échirolles, allait bientôt installer 41 caméras sur sa commune, en plus des 49 déjà existantes.

Ces trois maires avaient pourtant l’étiquette du parti communiste, qui défendait officiellement des politiques de prévention plutôt que de répression. Mais l’infection sécuritaire contaminait alors tout le monde, notamment grâce aux incitations financières qu’avait mis en place l’État, véritable pourvoyeur de fonds pour l’industrie de la vidéosurveillance : le fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) proposait alors de rembourser jusqu’à 80 % du coût des caméras. Il faut rappeler qu’à la même époque, les hôpitaux publics manquaient cruellement de moyens et que « l’austérité » s’imposait à tous les secteurs sociaux et culturels.

L’efficacité de ces caméras était pourtant loin d’être évidente. Ainsi suite à une fusillade à Fontaine survenue juste sous une caméra déjà installée, Le Daubé (16/03/2016) racontait : « une caméra de surveillance a enregistré la fusillade (…). La présence de caméras, installées il y a quelques années dans le quartier de la place Louis Maisonnat pour lutter contre les incivilités permanentes subies par les riverains, n’a visiblement pas dissuadé les agresseurs au scooter de ‘‘canarder’’ l’établissement. » Les auteurs de la fusillade étant masqués et casqués, ils n’avaient pas non plus été identifiés trois semaines plus tard [nous ne sommes pas allés plus loin dans les archives].
On apprend par contre en lisant toujours le même journal (2/04/2016) que des « policiers voironnais qui visionnaient en direct les images de vidéosurveillance de la commune ont été intrigués, vers 3 heures du matin » par deux individus peignant avec une bombe de peinture sur la route. Grâce à la vidéosurveillance, ils ont pu contrôler les deux quinquagénaires qui étaient en train de faire une blague « poisson d’avril » (tradition humoristique de l’époque) à un de leurs amis, et les convoquer au commissariat. Avec ces éléments, on peut en déduire que la vidéosurveillance arrivait seulement à empêcher les blagues, et pas les crimes. Et pourtant, les autorités continuaient à la développer. Est-ce que cela veut dire que les humains de l’époque n’avaient pas d’humour ? Aujourd’hui ceci est difficilement compréhensible : on atteint ici les limites de l’archéologie.

Cette gabegie de la vidéosurveillance dura encore de nombreuses années. Il fallut attendre l’an 2088 et la fameuse Journée des caméras, pour voir les habitants de la région de Grenoble démonter méthodiquement toutes ces installations et les jeter sur les troupes gouvernementales.

Notes

[1Même le bâtiment du téléphérique de Grenoble était sécurisé sur demande d’un des adjoints de Piolle, Pierre Mériaux : « Et pour sécuriser la caisse, qui avait fait l’objet d’un braquage en début d’année, l’élu a fait installer... une caméra de vidéosurveillance » (Le Daubé, 30/11/2015)

[2« Sur 2016, nous aurons aussi une augmentation sensible du budget alloué à la sécurisation passive : interphone, digicode, vidéophone, vidéosurveillance sur nos parties communes », annonce Stéphane Duport-Rosand, directeur général du bailleur social Actis (présidé par Eric Piolle) dans Les Affiches.

[3Ce Destot est également connu pour avoir été un des plus grands lobbyistes du projet de TGV Lyon-Turin, cette gabegie monumentale. Aujourd’hui on peut toujours aller visiter le fameux « tunnel inachevé », haut-lieu touristique de la vallée de la Maurienne.

[4Ebay était un site de commerce présent sur l’Internet, ce monde virtuel dans lequel tant d’humains s’échappaient, ayant disparu après le Grand Bug de 2222.

[5Le Daubé est le nom d’un journal quotidien de l’époque. Cela vaut le coup d’aller en feuilleter quelques exemplaires aux archives, car il est rempli de ces fameuses « publicités », vastes encarts hideux incitant les gens à consommer toujours plus, ayant définitivement été abolis en 2143.