Accueil > Été 2016 / N°36

Viens chez moi, j’habite dans un PPRT

Des grillages à poules contre les nuages toxiques !

Les voisins de la plateforme chimique de Jarrie peuvent dormir tranquilles : les autorités viennent de mettre en place un PPRT (Plan de prévention des risques technologiques) pour donner l’illusion que tout est sous contrôle pour rassurer. Ce PPRT est tellement bien fait qu’il permet à un simple grillage à poules d’arrêter un nuage toxique.


« Il faut leur enlever le masque : ils font tout ça dans une odieuse indifférence alors que ce sont de sinistres malhonnêtes ». Il est fâché, Jean-Pierre, et pas qu’un peu. Ses soixante-dix années au compteur ne l’empêchent pas de s’emporter quand il parle de sa « voisine » et de tout ce qu’elle lui impose.
Sa voisine, c’est « la centenaire », comme il l’appelle, la plateforme chimique de Jarrie. Comme celle de Pont-de-Claix, elle a vu le jour en 1916, afin de permettre à la France d’égaler l’Allemagne dans l’horreur de la guerre : c’est ce site qui a été choisi pour la production du fameux « gaz moutarde » qui a inondé le front avec « l’efficacité » que l’on sait.
À l’époque, l’urgence militaire avait outrepassé toutes les précautions sanitaires et juridiques. La construction de l’usine a débuté deux mois avant que les autorités locales ne donnent leur autorisation, sans se soucier des normes de sécurité ou de l’exposition des populations voisines aux rejets toxiques.

Depuis, des milliards de tonnes de chlore ont été produits sur cette plateforme, et l’existence de ces usines remplies de produits dangereux s’est imposée comme une évidence pour les riverains et les autorités. Même que ces dernières prennent soin d’assurer la pérennité du site en faisant croire que tout est fait pour parer aux dangers potentiels de l’industrie chimique.

C’est le but des fameux Plans de prévention des risques technologiques, plus connus sous le sigle de PPRT. Depuis 2007, celui de la plateforme de Jarrie est en cours d’élaboration, ce qui est loin d’être une mince affaire, comme le souligne Jarrie mag (janvier 2011) : « Le PPRT de Jarrie est considéré par les services de l’état comme l’un des trois plus complexes de France de par la proximité des habitations avec le site chimique ». Car à Jarrie, une simple route sépare la plateforme chimique de centaines de maisons.

Parmi celles-là, il y a la maison de Jean-Pierre, qui est, selon le langage ô combien poétique de la préfecture, située dans « les zones d’aléas du PPRT », « impactées par un aléa toxique de niveau moyen (M+) et par un aléa de surpression de niveau faible (Fi) » et qu’ « en zonage réglementaire, ces aléas sont traduits en zone B1 et B2a ».
Si vous n’y comprenez rien, c’est normal. Ce langage froid et technocratique est fait pour que personne n’y comprenne rien et donc ne conteste. Mais derrière les sigles, il y a des situations humaines, qui sont beaucoup plus compréhensibles.

Jean-Pierre habite à Jarrie depuis soixante ans, et depuis quarante-deux dans cette maison, qu’il a achetée. Après avoir été artisan toute sa vie, il touche une retraite modeste. Depuis longtemps, lui et sa femme avaient prévu de vendre la moitié de leur terrain, afin qu’une maison y soit construite, et qu’ils puissent mieux anticiper financièrement leurs vieux jours en se payant une maison de retraite. En 2007, l’arrivée à la retraite de Jean-Pierre, où il voulait mener à bien ce projet, coïncide avec le lancement du fameux PPRT, qui gèle tous les projets d’urbanisme sur la commune. « Pendant sept ans, ma maison a été en quelque sorte gardée à vue, s’emballe Jean-Pierre. Je n’avais plus aucun droit sur mon patrimoine. Ils ont mis sept années pour élaborer ce PPRT et tenter de définir hypocritement d’hypothétiques explosions, d’hypothétiques trajectoires de nuages toxiques et donc d’hypothétiques impacts de dangers. » Jean-Pierre a pris son mal en patience, en espérant que suite à la mise en place du PPRT, il pourrait enfin vendre la moitié de son terrain.

Peine perdue : la version finale du PPRT leur interdit de diviser leur parcelle en vue d’une nouvelle construction. « Selon leur plan, ma maison est susceptible d’être frappée par onze impacts différents s’il y a un accident chimique, donc je ne peux plus rien faire dessus », se désole Jean-Pierre, qui ne comprend pas qu’il n’y ait pas de dédommagement financier au vu du préjudice subi. Mais au-delà de son petit cas personnel, ce sont surtout les incohérences de ce PPRT qui énervent Jean-Pierre.

Au bout de son jardin, il y a un stade de rugby, fréquenté par des centaines de jeunes et de moins jeunes toutes les semaines en toute tranquillité. Car selon le PPRT, ce stade n’est pas du tout impacté par les « aléas toxiques » qui menacent la maison de Jean-Pierre. « Ce qui sépare ma maison du stade, c’est un simple grillage à poules. Si on suit leur raisonnement, s’il y a une explosion, un nuage toxique, ce grillage à poules permettra donc de protéger le terrain de rugby, un peu comme la frontière qui nous avait protégés du nuage de Tchernobyl ! ».
Des incohérences comme ça, le PPRT en regorge. À quelques dizaines de mètres de la maison de Jean-Pierre, des permis de construire ont ainsi été délivrés sur des terrains magiquement classés en « dents creuses », comme si le risque n’était pas identique partout.
Environ 800 riverains de la plateforme sont tenus d’aménager chez eux une « salle de confinement » : « L’idée est de pouvoir disposer, chez soi, d’une salle permettant de s’isoler en cas d’alerte toxique », a expliqué Jacques Barbier, directeur d’Arkema, une des usines de la plateforme au Daubé (08/06/2014). Mais cette obligation n’est pas valable pour les commerces ou les lieux publics. L’éventuel nuage toxique, il devrait donc – en plus de s’arrêter s’il aperçoit un grillage à poules – uniquement s’infiltrer dans les maisons, mais pas dans les restaurants ou dans l’école situés à proximité.

Ce nuage toxique, décidément très futé, évitera également a priori les voitures. La plateforme chimique est longée par l’autopont de la route départementale menant de Grenoble à Vizille, et donc aux stations de ski de l’Oisans. Pendant les gros week-ends, surtout l’hiver, cette route est très régulièrement bouchée, et des centaines d’automobilistes sont coincés dans leur habitacle à proximité immédiate de la plateforme : pourtant aucune salle de confinement n’est imposée aux conducteurs des voitures empruntant cette route. Il n’y a plus qu’à espérer que l’explosion évite les bouchons.

Ces quelques exemples illustrent les limites du PPRT qui aimerait faire croire que tous les dangers d’un site chimique sont sous contrôle, au mètre près. Ainsi le premier plan proclamait que la zone à risques était de 4,1 kilomètres autour de la centrale. Depuis Arkema a fait des travaux titanesques, plus de cent millions d’euros pour changer son mode de production du chlore, et installer la technologie dite « membrane » supposée être moins dangereuse. Au passage, remarquons la générosité de l’état qui a donné plus de 40 millions d’euros à la multinationale (qui réalise des dizaines de millions d’euros de bénéfice par an) pour l’aider à optimiser ses processus industriels. « Les riverains, eux, ont juste droit à de l’indifférence », se désole Jean-Pierre.
Suite à ces travaux, la zone à risques a été rétrécie à 780 mètres autour de l’usine. Ceux qui habitent plus loin sont donc censés n’avoir plus rien à craindre, même s’ils respirent le même air que tout le monde. Un air qui est, même sans accident, bien marqué par la présence de l’usine Arkéma : selon un document préfectoral, elle rejetterait au moins 28000 tonnes de CO2 et 10 tonnes de Nox (polluants atmosphériques responsables notamment des pluies acides) par an.

Pour l’industrie chimique, la beauté du paysage et la bonne santé des riverains n’a que peu d’importance. Et la promesse des emplois incite les élus à lui dérouler le tapis rouge. En parlant du PPRT, le maire de Jarrie a claironné : « La finalité est unique et ne peut souffrir d’aucun aléa : le maintien de l’outil industriel que nous connaissons et auquel nous tenons, sans quoi notre territoire serait sinistré » (Jarrie Mag, janvier 2011). Et tant pis pour les potentiels « aléas chimiques ».

« La ‘‘centenaire’’ peut rejeter des milliers de tonnes de CO2, alors que nous, si on brûle deux feuilles, on prend une amende. Tout est fait pour arranger les industriels. Est-ce que la corde sensible de l’emploi mérite qu’il y ait autant de funestes désagréments, de pollution fatale, sans parler des cancers de l’amiante et de leur petite rustine ? » Jean-Pierre ne décolère pas, et élargit son ire à l’industrie chimique en général. C’est étonnant : comment a-t-il pu habiter pendant soixante ans à côté de ce monstre industriel, sans avoir eu envie de déménager ? « Quand je travaillais, cela me préoccupait moins. Et puis on s’habitue. Quand on a emménagé, l’usine était à plus d’un kilomètre de notre maison. Petit à petit, elle s’est agrandie, et maintenant elle est de l’autre côté de la rue, à moins de cent cinquante mètres. Il y a des ‘‘wagons bombes roulantes’’, remplis de je ne sais quel produit, avec de graves dangers d’explosions, garés juste en face de chez moi. Alors qu’avant, ce coin, c’était grandiose tellement c’était beau. Ça s’appelait l’Herbette. Il y avait un canal avec un joli moulin, plein d’espaces verts. Tout ça a petit à petit été grignoté par l’usine. Alors maintenant ils fêtent le centenaire en proclamant que la chimie est le ‘‘tremplin de l’avenir’’. Mais quel avenir ? »