Accueil > Été 2016 / N°36

Fermer des bibliothèques, sauver le high-tech ?

L’annonce a fait grand bruit : pour essayer de faire 14 millions d’euros d’économies dans les prochaines années, la mairie de Grenoble va sabrer dans ses dépenses sociales, en rognant sur les dépenses de santé scolaire et en fermant trois bibliothèques. Au total, les gestionnaires verts & rouges veulent supprimer cent postes d’ici 2018. Derrière l’avalanche des réactions indignées de la part des oppositions, cette politique d’austérité révèle des grands choix de société : préfère-t-on donner de l’argent au high-tech ou aux bibliothèques ?

« Piolle, Valls, même combat : l’austérité ! » Même au douzième étage de la mairie, on ne peut pas être tranquille. Ce jeudi 10 juin, Piolle et son équipe étaient en train de présenter à la presse leur « plan de sauvegarde des services publics locaux », quand ce slogan se fit entendre bruyamment. Des manifestants contre la « casse du service public », d’abord bloqués sur le perron de la mairie, étaient parvenus à rentrer dans la mairie et à arriver jusqu’au douzième étage. Piolle essaya pendant un moment de faire comme si de rien n’était, jusqu’à ce que l’alarme incendie déclenchée par un des manifestants rende inaudible son discours et oblige tout le monde à sortir sur la terrasse.
L’alarme a fini par s’éteindre, les slogans des manifestants à s’éloigner, et la conférence de presse a pu reprendre, avec une ambiance encore un peu plus lourde. S’ils n’avaient pas été élus, certains adjoints auraient pu faire partie des manifestants voulant interrompre cette conférence de presse. L’attaché de groupe qui a fait beaucoup d’assemblées générales de Nuit Debout essaye d’aller parlementer avec les manifestants dont certains se trouvaient aux mêmes AG : cela ne facilite pas l’apaisement, loin de là. Les visages crispés du maire et des adjoints trahissent une certaine mauvaise conscience, assez éloignée du dossier de presse distribué, où ne transparaît pas l’ombre d’un doute.
Ce plan, qui aboutira à supprimer une centaine de postes d’ici à 2018 (retraites ou départs volontaires), est « contre-intuitif » pour les élus rouges et verts, comme ils disent. Fermeture de trois bibliothèques de quartier, regroupement de certaines maisons des habitants (MDH), hausse des tarifs de stationnement et de piscine, réduction d’effectifs au service de santé scolaire : on a du mal à trouver les marqueurs « citoyens », « de gauche » et « écologistes ». Alors ils s’échinent à persuader que face à « l’austérité imposée par le gouvernement », ils n’ont pas eu le choix, et qu’ils ont pris les meilleures décisions possibles afin de « faire mieux, et différemment » et de « mieux préparer l’avenir ». Bien loin de toute « co-construction », ce « plan de sauvegarde des services publics locaux » a été élaboré en catimini par les élus et les services. Cette feuille de route ayant été officialisée juste avant le bouclage du Postillon, nous ne rentrerons pas dans l’analyse de ses détails. Tentons simplement de proposer quelques éléments de réflexion.

Paroles, paroles
Relire les engagements de campagne de Piolle deux ans après, c’est cruel. On peut par exemple tomber sur l’engagement 110 : « Maintenir et soutenir le réseau des quatorze bibliothèques municipales », rentrant bizarrement en écho avec la fermeture de trois bibliothèques. Ou on peut aussi relire le n°49, qui promettait un « diagnostic partagé sur l’état du stationnement » afin « d’identifier des solutions qui seront soumises à consultation ». Hum. Fin mai, Piolle annonçait la hausse brutale des tarifs de stationnement, sans aucune concertation.

Un nouvel impôt injuste
Les tarifs de stationnement, au Postillon, on s’en fout : on est de bien sages écocitoyens se déplaçant en vélo. Mais quand même... La hausse du tarif résident peut être vue comme un nouvel impôt injuste : si les vraiment très pauvres vont payer moins (10 euros par mois au lieu de 12 actuellement), les moyennement pauvres vont eux bien casquer. Un couple gagnant deux fois 1200 euros devra payer 30 euros par mois au lieu de 12. Et les vrais riches ? Ils s’en foutent, eux, ils ont un garage....

Fausse écologie, vraie nécessité financière
Officiellement, la hausse des tarifs de stationnement (50 % de plus pour le tarif des horodateurs) vise avant tout à dissuader l’usage de la voiture. En fait, il s’agit surtout de ramener des sous, trois millions par an pour les prochaines années et 1,5 millions d’euros pour celle-là (la hausse sera effective au 1er juillet). Sans cette augmentation, le budget 2016 ne sera pas à l’équilibre. Il faut donc que les Grenoblois n’abandonnent pas leur voiture trop vite : la mairie risque encore de devoir fermer des bibliothèques...

Fuite en avant technologique
Et à quoi vont servir les sous en plus du stationnement ? Au social ? Et non, à payer des parcmètres, pardi. La ville a décidé de changer ses parcmètres pour en mettre des « plus mieux » : on pourra payer avec la carte sans contact et même rentrer dedans notre plaque d’immatriculation pour pouvoir stationner gratuitement (les clients de commerçants auront droit aux quinze premières minutes gratuites). Et tout ça coûte 1,5 millions d’euros, rien que pour l’année 2016 (autour de trois millions à terme). C’est dommage que l’austérité ne touche pas aussi les « innovations » technologiques.

L’arnaque de la métropole
Presque personne ne s’est battu contre les créations des métropoles et le transfert de compétences des communes vers ces structures éloignant le pouvoir des habitants (voir Le Postillon n°22). Parmi les conséquences : il y a beaucoup moins de marges de manœuvres financières. Lors du dernier mandat de Michel Destot, la mairie de Grenoble a par exemple accordé 3,394 millions d’euros de subventions au pôle de compétitivité Minalogic (dont 600 000 euros à l’entreprise privée STMicroelectronics), de 2008 à 2014. Depuis leur accession au pouvoir, Piolle et sa bande se sont vantés de l’arrêt de ce cadeau d’argent public... En fait, l’aide financière a juste été transférée vers la Métropole, qui continue ainsi à subventionner, avec le vote favorable des élus grenoblois, le programme de recherche et de développement Nano 2017 (dont STMicroelectronics est officiellement le « chef de file ») à hauteur de 10 millions d’euros sur quatre ans. Alors certes, ces montants ne sont pas comparables stricto sensu mais ils démontrent néanmoins que de grands groupes privés continuent à se gaver avec l’argent public, hier en provenance de la Ville, aujourd’hui de la Métropole avec le soutien des élus municipaux. Avec de telles sommes, combien de bibliothèques pourrait-on faire tourner ?

Le numérique contre le réel
Pendant la conférence de presse, l’adjointe aux cultures Corinne Bernard a tenu à rassurer : si la mairie a décidé de fermer trois bibliothèques de quartier, elle continuera par contre à développer la « bibliothèque numérique ». Rappelons simplement que suite à l’obtention du label « Bibliothèque numérique de référence », la Ville de Grenoble avait touché sur trois ans un million d’euros de l’État pour développer la lecture virtuelle. L’argent public finançant le développement de la vie virtuelle n’existe plus pour faire tourner les services publics dans la vraie vie. Cette morale peut servir aux bibliothèques, comme pour tant d’autres secteurs. À quand des automates de prêt pour remplacer les bibliothécaires obsolètes ?

Cause toujours mais surtout ferme ta gueule
La Ville a réuni tous ses agents travaillant dans les bibliothèques pour leur annoncer les bonnes nouvelles du moment. À cette occasion, le directeur des affaires culturelles a interdit aux agents de donner leur avis au public des bibliothèques. Il a même osé : « Le devoir de réserve et la liberté d’expression ne sont pas compatibles dans ce contexte ». Mourez en silence, s’il vous plaît.

Le désert progresse dans les quartiers Sud
On ne peut s’empêcher de remarquer que la plupart des grosses annonces « douloureuses » touchent les quartiers Sud : fermeture des bibliothèques Prémol et Alliance, regroupement des Maisons des habitants Eaux-Claires/Mistral et Abbaye/Bajatière. Ces choix ont leur logique, mais quand même. Dans les quartiers Sud, il y a tellement peu d’endroits où se croiser et socialiser... Comment peut-on
encore vouloir en enlever ?

Les « habitants en mouvement » vers l’austérité
Il y a six mois, le 25 novembre, la mairie avait organisé une « journée sans service public » pour protester contre la baisse des dotations de l’état. Le but de cette journée était de « mettre les habitants en mouvement ». C’est-à-dire ? « Comme les services publics sont fermés et que des élus sont devant les bâtiments pour expliquer pourquoi, les habitants s’arrêtent quelques minutes, discutent, et ça les met en mouvement ». Un vœu bien entendu ridicule. D’ailleurs qui a vu des « habitants en mouvement » suite à cette journée ? On a beau être la capitale de l’innovation à Grenoble, des fois ça rate : une grève ou une manifestation resteront toujours plus efficaces pour « mettre les habitants en mouvement » qu’une journée comme celle-là. En fait le but de cette journée était de préparer les esprits aux « choix difficiles » qui viennent d’être faits.

L’austérité positive ?
Lors de cette journée, Éric Piolle voulait avant tout faire passer un « message positif ». Comprendre : ne surtout pas être assimilé à ces vieux ringards luttant contre « l’austérité », arc-boutés sur un modèle social sentant bon le formol. Donc « tourner le dos aux vieilles habitudes pour, ensemble, construire de nouveaux points de repère, établir de nouvelles règles du jeu », « transformer concrètement le service public », « travailler avec les citoyens pour redéfinir ensemble le service public », « créer le service public du XXIème siècle ». En bon Grenoblois, le maire critique surtout les « vieilles habitudes » et désire donc avant tout être « innovant » et « être les premiers à faire différemment ». Il ne croit pas si bien dire : qui a déjà fermé des bibliothèques en France pour des raisons budgétaires ?

Les bibliothèques remplacées par des start-ups ?
Revenons aux choix politiques qui ont entraîné cette baisse de dotations de l’état. Décidée en avril 2014, quelques jours après les élections municipales, elle représente 11 milliards d’euros sur trois ans. Belle somme, à comparer avec celle d’une autre décision du pouvoir socialiste : le CICE (Crédit impôt compétitivité), voté en 2012, à l’époque où EELV, le parti de Piolle, soutenait le gouvernement. Ce dispositif censé aider les entreprises à créer de l’emploi, qui sert avant tout aux grosses boîtes à augmenter leurs marges, a coûté 14 milliards à l’état pour l’année 2014. En 2017, le manque à gagner devrait s’élever à 20 milliards d’euros par an. On pourrait aussi comparer cette somme au CIR, le fameux Crédit impôt recherche qui coûte chaque année plus de 6 milliards d’euros à l’état. Le CIR, tu te souviens, Éric ? Raise Partner, la boîte que Piolle a co-fondée, a bénéficié de plus d’un million d’euros de CIR entre 2001 et 2010, en plus des deux autres millions d’euros d’argent public, avant de partir à Singapour faire des bénéfices (voir Le Postillon n°27). Tout ça pour vendre des logiciels optimisant les placements en bourse. Pour se défendre, Piolle a dit que c’était « le modèle grenoblois ». Ces milliards symbolisent des choix de société : les milliards servant à booster les start-ups et les grandes entreprises sont perdus pour le service public. Ces start-ups créent un monde qui, effectivement « tourne le dos aux vieilles habitudes » : un monde basé sur l’entrepreneuriat, la course à l’innovation stupide, et des vies placées entièrement sous le joug de la technologie. Où les services publics seront remplacés par la fameuse « économie du partage », où tout le monde devient son propre patron, sans garantie de salaire ni protection. Ce « nouveau modèle », Piolle ne le critique pas, loin de là : entre autres exemples, on l’a souvent vu à Cowork in Grenoble, l’espace de coworking qui promeut le détournement fiscal (voir Le Postillon n°30), ou aux événements comme le Startup Weekend Grenoble (SWG). Cette année, la lauréate voulait « rendre la publicité intelligente grâce à un système de hashtags pour espaces publicitaires »... Le pire, c’est que « les jeunes porteurs de projets présents lors de SWG le confirment, par ailleurs : les dispositifs d’aides aux start-ups ne manquent pas ».

Se battre contre l’austérité budgétaire sans remettre en cause les milliards donnés aux businessmen de la nouvelle économie est inconséquent. Le « service public du XXIème siècle » voulu par Piolle risque fort de correspondre aux rêves de la Silicon Valley...

Pendant la conférence de presse présentant le « Plan de sauvegarde des services publics », une grosse petite centaine de personnes se sont rassemblées pour protester contre la casse du service public et les politiques d’austérité. Tout a commencé très sagement devant la mairie.

La police municipale empêche d’accéder à l’intérieur. Jusqu’à ce que les manifestants trouvent une porte ouverte et gagnent par les escaliers le douzième étage, où se tenait la conférence. Ils se font bloquer devant la porte par les policiers municipaux et François Langlois, le directeur général des services (en haut à gauche).

Finalement, tout le monde redescend sur le parvis de l’Hôtel de ville. Trois élus se pointent pour dialoguer (Laurence Comparat, Yann Mongaburu, Lucile Lheureux). Mais visiblement, personne n’a envie de parler avec eux. Grand moment de solitude.

Une compagnie de CRS commence à s’approcher pour évacuer les cinquante personnes restantes. Devant le ridicule de la situation, les élus et l’attaché de groupe leur demandent de partir.