Accueil > Décembre 2013 / N°23

« Ils ne virent pas les gens, ils les font démissionner »

L’un de nos reporters, lassé de ne pouvoir satisfaire ses besoins les plus élémentaires comme s’acheter un écran plat, est parti à la recherche d’un boulot. Attiré par la vitesse, il s’est renseigné sur ce qu’on appelle « les métiers de la restauration rapide », qui souffrent malheureusement d’une mauvaise réputation. Mais en fouillant, il a appris que ces jobs « sont de vrais métiers : très majoritairement en CDI (91%), les emplois offrent d’importantes perspectives de promotion interne (70 %) du personnel d’encadrement ont commencé équipier), quand ils ne sont pas un ‘‘marchepied’’ pour l’intégration de jeunes à la recherche d’un premier emploi ou en difficulté » [1]. Lui qui croyait que les conditions étaient plutôt précaires, il a trouvé sur letudiant.fr un article qui l’a tout de suite apaisé : « Une amélioration constante des conditions de travail. (...) La restauration rapide a été la première branche de la restauration commerciale à s’être dotée dès 1988 d’une convention collective (…) Elle a su entre autres bâtir un véritable statut des salariés à temps partiel, encadrer l’activité de livraison à domicile et fixer les conditions du travail de nuit » [2].
Pas encore convaincu, notre reporter a voulu en avoir le cœur net. L’opportunité se présente alors qu’il attend sur son vélo à un feu rouge : un livreur chevauchant son scooter s’arrête à sa hauteur. Ni une ni deux, notre intrépide reporter engage la conversation avec le chevalier motorisé. On l’appellera Benoît, il a 22 ans et est étudiant. Il fait de la livraison à Grenoble depuis quatre ans et demi et a travaillé dans deux entreprises différentes.

Combien d’heures travailles-tu et combien gagnes-tu ?

Dans la première entreprise, je faisais entre quinze et vingt heures par semaine, trois heures le soir à peu près. Actuellement, j’ai un contrat de dix heures et fais une heure trente par soir cinq jours sur sept. Je gagne moins de onze euros pour une soirée, donc... pas grand chose... sept euros quarante de l’heure à peu près.

Est-ce qu’il y a des intéressements par rapport au chiffre d’affaires ou à la rapidité de livraison ?

Dans la première entreprise où j’ai travaillé, il y en avait. Ce n’est pas par rapport au délai de livraison, parce que légalement ils n’ont pas le droit, mais c’est un intéressement par rapport au chiffre à l’appel. Celui au téléphone qui prend l’appel et qui répond à la plus grosse commande, c’est lui qui gagne. Le premier gagnait soixante euros, le second trente, le troisième quinze, et les autres ne gagnaient rien. Et on était « payés » en bons d’achat Fnac.

Donc tu répondais au téléphone aussi ?

Oui on est employé polyvalent, donc on répond au téléphone, on remplit les boissons, on fait l’entretien, on passe le balai, la serpillière, on fait l’entretien des scooters. Des fois si besoin, on empile les hamburgers. On est amené à tout faire.

Ton salaire te paraît correct ?

Ce qui ne me paraît pas correct, c’est le salaire final du mois. Tu travailles tous les jours de la semaine, et au final tu reçois à peine trois cents euros. Pour être occupé en gros cinq jours par semaine, le soir : c’est un peu handicapant. (…) L’intérêt des patrons, c’est de prendre des gens pour travailler pendant le coup de feu qui est entre 20h30 et 21h30, une bonne heure, un peu avant un peu après. Ils ont intérêt à les faire travailler le moins longtemps possible, pour moins avoir à payer les salariés. La durée minimum légale du travail, dans la restauration rapide, c’est deux heures, mais il y en a qui marquent sur le contrat une heure et demie, et apparemment ils ont le droit. (...) Avant, j’habitais à Villeneuve : je mettais une demi-heure en tram pour aller au boulot, trois quarts d’heure en attendant le tram au retour... Une heure trente de trajet pour si peu de temps de travail, ce n’est pas possible... Ça ne sert à rien.

As-tu essayé de dire que ce n’était pas légal, de travailler une heure et demie ?

Oui, mais de toute façon il n’y a pas grand-chose à dire, c’est comme ça que ça marche. Et puis il faut faire attention aux heures que tu fais parce que des fois si tu ne les marques pas, ils te les enlèvent. Généralement s’il y a deux managers dans l’entreprise, ils sont en concurrence. Ils gagnent une prime à la fin du mois en fonction de leur résultat : faire partir les employés le plus tôt possible, c’est un critère pour gagner la prime. Du coup tu peux faire des heures et des heures qui ne sont pas payées. Le lendemain souvent tu ne peux pas les changer, elles sont déjà rentrées dans l’ordinateur, et elles ne seront sûrement pas comptées. La compétition entre les managers au niveau de la gestion de l’équipe, ça se ressent chez les employés... c’est un peu malsain.

Pourquoi est-ce que tu fais de la livraison ?

Pour mon premier boulot j’ai cherché un peu partout, dans les secteurs où ils emploient beaucoup d’étudiants, donc la restauration rapide. Je me suis fait prendre par une première boîte et j’y suis resté environ quatre ans. À la rentrée j’ai dû rechercher un nouveau boulot, et j’avais postulé un peu partout mais c’est une boîte de livraison qui m’a rappelé en premier, j’avais l’expérience, c’est ça qui a joué. Je n’ai pas choisi de faire ce métier.

Es-tu déjà tombé ?

Oui, plusieurs fois, jamais rien de bien grave, mais des fois tu frôles l’accident. Souvent c’est des gens qui tournent sans clignotant, quelqu’un qui se rabat sur toi sur une deux-voies, des trucs comme ça.



Ce ne sont pas des accidents dus à la vitesse, parce que tu voulais livrer rapidement ?

Ce n’est pas forcément l’impression qu’on va finir tard qui nous pousse à aller vite, des fois c’est une certaine ambiance, c’est le rush, et les petits commentaires du patron qui booste un peu les employés, genre « là on a beaucoup de commandes faut qu’on se dépêche ». Bon après quand tu fais le rapport au salaire, au temps qu’il fait, tout ça, tu te demandes si ça vaut le coup. Parce que quand il fait deux degrés et qu’il pleut, là ce n’est pas marrant. Généralement, je fais attention, je ne grille jamais les feux rouges, même si je suis pressé. Je sais qu’il y en a pas mal qui le font, mais souvent c’est en sécurité, au ralenti. Les flics peuvent t’enlever des points sur ton permis même si t’es à scooter. J’ai un pote qui a perdu trois points sur son permis parce qu’il a fait un stop glissé, plus l’amende à ses frais. Un stop glissé ! À scooter, si tu marques pas les trois secondes de stop, souvent c’est pas très grave !

Il y a plus de boulot quand il pleut et qu’il fait froid ?

Oui, c’est ça. Et moins les gens donnent de pourboires... s’il y en a qui donnent des pourboires.

C’est-à-dire ?

Généralement, les clients qui appellent quand il pleut, qu’il neige, qu’il fait froid et qu’il y a du vent, ils ne donnent rien. Plus il fait mauvais, moins ils donnent de pourboire. Parce que souvent c’est les gens qui en ont le plus rien à foutre, qui ont moins d’empathie en gros. Ceux qui donnent n’appellent pas quand ils voient qu’il fait trop mauvais, ou sinon ils donnent un pourboire plus important. Il y en a qui appellent quand même, mais ils donnent toujours. Mais il y en a beaucoup qui commandent tout le temps, que j’ai jamais vus appeler quand il fait trop mauvais.

Les pourboires, t’en touches combien à peu près ?

Ça dépend, parfois on fait trois soirs sans rien du tout, alors qu’en trois heures, on fait entre quinze et vingt livraisons. Hier par exemple, j’ai bossé plus de deux heures, j’ai rien eu. Et puis l’autre soir, à l’hôtel Adaggio, il y avait deux clients au même endroit, j’ai fait six euros d’un coup. Ça varie énormément mais en moyenne, par mois, c’est entre vingt et trente euros. Pas plus.

Livreur, c’est un boulot de merde ?

Ouais ! L’été c’est agréable, c’est pas trop dérangeant, il y a beaucoup moins de contraintes et de risques parce que la route est sèche. Mais l’hiver, dès qu’il pleut, dès qu’il y a du vent, on livre quand même... Dès que c’est un peu mouillé, pour s’arrêter en scooter, c’est pas la même distance mais vraiment pas la même ! Une petite plaque d’égout et tu es par terre.

Pas la peine de te demander s’il y a des syndicats ?

Non , il n’y en a pas, leur politique c’est le renouvellement des employés permanents en embauchant des étudiants pour être sûr qu’ils ne font pas trop faire valoir leurs droits. Les livreurs sont presque tous étudiants, et ont autour de la vingtaine. Ils veulent juste prendre un petit boulot comme ça en même temps que les études, ils savent qu’ils ne feront pas ça plus tard. Avant, je râlais souvent par rapport aux emplois du temps qui étaient tout le temps modifiés. À force de parler au patron il m’a donné des horaires un peu mieux, mais il m’a dit « si tu veux faire une révolte ou monter un syndicat ce n’est pas possible ici ». En gros, ça ne se passe pas comme ça. Si je veux faire plus de bruit, c’est la porte.

Mais est-ce qu’on peut te virer comme ça ? Que dit ton contrat ?

C’est des CDI mais généralement ils poussent à la démission, dès que quelqu’un veut partir ou ne veut pas être arrangeant. Comme ça ils n’ont pas de frais.

Comment ils poussent à la démission ?

Ils ont des vices, ils savent que les étudiants ne connaissent pas trop le code du travail, alors ils disent « ça se passe comme ça, il faut que tu démissionnes ! » Ça marche presque à 100%, c’est leur premier boulot, ils ne connaissent pas trop leurs droits. Ils ne virent pas les gens, ils les font démissionner.