Accueil > Avril / Mai 2016 / N°35

Le projet audiovisuel de l’établissement menacé

L’école du Grand Châtelet tient à son image

Vieux quartier populaire du sud-est grenoblois, où cohabitent depuis des décennies Gitans sédentarisés, Italiens et Maghrébins, l’Abbaye a longtemps traîné une réputation sulfureuse. Dans les années 70, 80 et 90, le quartier était ainsi considéré comme l’un des hauts lieux de la pègre locale, la célèbre « bande de l’Abbaye » défrayant la chronique criminelle à coups de règlements de compte sanglants. Une mauvaise image qui a également collé aux basques - à moindre échelle bien sûr - de l’école du Grand Châtelet. Confrontée à une violence récurrente et un absentéisme record chez les élèves, la seule école primaire du secteur est même passée à deux doigts de la fermeture. Dos au mur à son arrivée, en 2005, le nouveau directeur a alors lancé une expérience pédagogique unique en France : l’apprentissage par l’audiovisuel, de la maternelle au CM2. Onze ans plus tard, la réussite est incontestable, en terme de résultats scolaires comme d’assiduité, et l’école est devenue une référence grâce aux nombreux prix remportés par ses classes. Pourtant, le projet est aujourd’hui menacé de disparition, la faute au désengagement financier de la Ville qui supprime le poste de l’animatrice audiovisuel. Une décision lourde de conséquences selon les parents d’élèves et habitants du quartier, partagés entre surprise et consternation.

À la sortie de l’école du Grand Châtelet, au cœur de l’Abbaye, le sujet occupe de nombreuses discussions chez les parents. « Depuis le début d’année, on savait que le projet audiovisuel était menacé et au dernier conseil d’école, début mars, un parent délégué me l’a confirmé », indique Angèle, mère d’un élève de CM2 et ancienne déléguée. Les dernières nouvelles glanées auprès de parents bien informés vont toutes dans le même sens : la Ville de Grenoble, principal financeur avec une aide annuelle de 29 000 euros, a décidé de réduire drastiquement sa subvention et de ne pas renouveler le poste de l’animatrice audiovisuel. Une coupe budgétaire dans l’air du temps, qui ferait passer la part consacrée à l’audiovisuel de dix-neuf à une poignée d’heures par semaine. Nadine ( [1]), mère de deux enfants scolarisés au Grand Châtelet, ironise : « Officiellement, la municipalité ne supprimerait pas le projet et nous laisserait quelques miettes. Mais on sait tous que le nombre d’heures sera insuffisant, on ne peut pas se permettre de faire du saupoudrage. Même si je fais confiance à M. Mangione [le directeur de l’école] pour trouver la meilleure solution possible, les gamins vont forcément en pâtir. »
Angèle, née à l’Abbaye, a toujours vécu dans le quartier et a elle-même été élève dans l’établissement. Ses trois enfants y ont été scolarisés – le dernier est actuellement en CM2 – et ont tous connu ce projet audiovisuel. « Avant, l’école avait mauvaise réputation, il faut voir comment c’était il y a 15 ou 20 ans. Beaucoup de gens disaient : ‘‘le Grand Châtelet, jamais de la vie je ne mettrai mes enfants là-bas !’’ » Patrick, parent d’élève à l’époque, confirme : « Il y avait beaucoup de violence mais également de gros problèmes d’assiduité. » Ce dernier phénomène s’explique en grande partie par le profil des élèves accueillis au Grand Châtelet, dont certains ont des contextes familiaux et sociaux compliqués. Par ailleurs beaucoup d’enfants sont issus de la communauté des gens du voyage et avaient à l’époque une scolarité plutôt décousue. Certains suivaient en effet les déplacements des parents. « Quand on arrivait au printemps, pas mal d’élèves s’évanouissaient dans la nature », se souvient Patrick. Outre l’absentéisme, ces enfants rencontraient aussi fréquemment des soucis d’apprentissage du français. D’ailleurs, les difficultés étaient telles qu’au moment de l’arrivée de Serge Mangione, en 2005, l’école, située en ZEP (Zone d’éducation prioritaire) et ZUS (Zone urbaine sensible), était destinée à fermer.

« Une exigence d’excellence dans les quartiers populaires »

Pour y remédier, le nouveau directeur a, quelques mois après sa nomination, lancé un projet audiovisuel, accepté par l’Éducation nationale et soutenu par la Ville. Une expérience pédagogique unique en France, qui répondait à un double objectif : pédagogique tout d’abord, en permettant aux enfants d’apprendre autrement ; social d’autre part, en essayant de faire venir des familles d’autres quartiers de Grenoble et amener ainsi une certaine mixité sociale dans cette école devenue un « ghetto », de l’aveu même de plusieurs habitants de l’Abbaye. Selon Nadine, le directeur « estimait qu’on pouvait aussi avoir une exigence d’excellence dans les quartiers populaires, en sortant des clichés sur le rap, le graff et le foot, et que cette volonté ne devait pas être réservée aux quartiers riches ». Au Grand Châtelet, toutes les classes, de la petite section de maternelle au CM2, sont concernées. L’audiovisuel se décline sous la forme de projets de classe, initiés à l’écrit en classe entière puis réalisés de manière technique en petits groupes, mais aussi de manière transversale dans toutes les matières. Les activités sont, elles, très variées : expo photo, court-métrage, film d’animation, reportage... « C’est une autre manière d’apprendre, ça donne du sens aux apprentissages », précise Gilles ( [2]), père de deux enfants, dont l’un est encore scolarisé à l’école. « Les gamins de CE2 ou CM1 font des sténopés, développent eux-mêmes leurs photos. Quand ils écrivent leurs dialogues ou leur synopsis, ça permet d’acquérir des compétences en français. »
Les apprentissages sont de plus adaptés à l’âge et au niveau, comme l’explique Sandra l’animatrice. Titulaire d’un BTS audiovisuel et d’une licence en sciences de l’éducation, elle a succédé, en avril 2012, au premier animateur embauché pour le lancement du projet : « En maternelle, on travaille beaucoup avec le son, sur le langage et on fait davantage de photo que de vidéo. Et plus on monte dans les classes, plus on a un projet construit sur l’année. En primaire, on va bosser dessus en classe entière, en début d’année. Puis on passe aux ateliers, en petits groupes de six ou sept : ça a un côté pratique. » Elle intervient aussi « en fonction de ce que les instit’ ont envie de travailler. Pour ceux qui sont plus sensibles aux arts plastiques, ce sera plutôt l’animation. S’ils souhaitent faire des sorties, on partira sur du reportage. Une année, une institutrice avait proposé d’inviter une intervenante de percussion corporelle. Du coup, on a réalisé un making-of. »

Réputée dans toute la France et même jusqu’en Russie

Après onze années d’expérimentation ayant concerné près de 700 enfants au total, les résultats scolaires se sont grandement améliorés, l’assiduité aussi, de manière spectaculaire. L’école a ainsi vu ses effectifs progresser constamment, pour atteindre aujourd’hui environ 250 élèves. Surtout, le travail mené au Grand Châtelet et les nombreux prix et concours remportés par les élèves au fil des ans ont conféré une image d’excellence à l’école, désormais réputée dans toute la France et même jusqu’en Russie où un partenariat a été conclu avec une école. Parmi les multiples exemples de reconnaissance : l’adhésion à un festival prestigieux comme Premier Regard d’Avignon, un article élogieux dans les Cahiers du cinéma ou encore, cerise sur le gâteau, l’invitation, cinq années de suite, à la Cinémathèque française de Paris pour participer à une rencontre internationale. Pour les parents, voir leurs enfants « représenter l’école à Paris ou montrer leur film en fin d’année est une source de fierté », affirme Angèle. « La première année, à la Cinémathèque, c’était des CP qui étaient conviés : il étaient loin d’être ridicules face à des adolescents d’autres établissements, pourtant beaucoup plus âgés qu’eux. » Gilles abonde : « Un gamin resté au Grand Châtelet pendant cinq ou six ans en connaît plus sur l’audiovisuel que n’importe quel adulte : il sait ce qu’est un plan américain ou une contre-plongée. » à une époque, les élèves réalisaient carrément les musiques de film et les bruitages !
Munis d’un tel bagage, ces derniers pouvaient espérer poursuivre ensuite leur cursus, l’idée de l’école étant d’ailleurs d’impulser une vraie filière d’excellence dans l’audiovisuel. Jusqu’à cette année, ils avaient ainsi la possibilité d’intégrer, en sortant de l’école, une classe à option audiovisuel au collège Vercors. Mais celle-ci ne sera plus proposée par l’établissement à la rentrée prochaine. Angèle en relativise cependant les conséquences. Selon elle, en entrant en sixième, les anciens de l’école ont en effet un niveau de qualification presque trop élevé : « Mon deuxième, qui a fait tout l’élémentaire ici, a choisi cette classe spéciale en arrivant au collège Vercors. Mais il s’ennuyait car il était trop en avance par rapport aux autres, comme tous ceux venant du Grand Châtelet. Ils étudiaient des choses qu’ils avaient parfois déjà acquises depuis le CE2 ! Du coup, il a fini par arrêter. »
Côté coulisses, l’information est désormais confirmée : le poste de Sandra, employée sur un équivalent 80 %, sera supprimé. Un non-renouvellement qui équivaut quasiment à la mort du projet, l’école n’ayant pas les moyens de financer un poste d’animateur sur ses fonds propres. La jeune femme ne cache pas son amertume : « J’avais déjà décidé d’arrêter car j’en avais un peu marre de me faire balader de CDD en CDD et je savais qu’ils allaient diminuer le nombre d’heures de toute manière. On ne sait pas encore comment ça va se passer. Maintenant, la décision d’accepter ou non la proposition de la Ville est entre les mains de l’école. Mais quoiqu’il arrive, ce sera forcément bancal. » Un arbitrage clairement financier qui interroge, même si Patrick nuance la responsabilité de l’équipe actuelle : « Grenoble a été l’une des villes initiatrices de la réforme des rythmes scolaires, qui lui coûte extrêmement cher (2 millions d’euros par an consacrés au périscolaire). La nouvelle municipalité n’est pas réjouie, elle a hérité de ça. »

Mixité sociale

C’est vrai et de toute façon, l’essentiel n’est pas là. On le sait, l’heure est aux restrictions budgétaires, baisse des dotations de l’État oblige : un argument certes pertinent mais souvent bien commode afin de justifier certains choix douloureux. L’économie réalisée sur le poste d’animateur audiovisuel semble bien dérisoire au regard du budget de la Ville de Grenoble (344 millions d’euros pour 2016) ou, au hasard, les 8 millions d’euros d’investissement prévus pour les différents projets d’urbanisme. Parmi ces derniers, un vaste chantier de renouvellement urbain a été lancé au Châtelet, sous le dernier mandat de Destot, tandis que la démolition d’une partie des Volets Verts (les Vieilles Cités de l’Abbaye) est aujourd’hui dans les tuyaux. Parfois considéré comme un quartier à part entière, d’autres fois comme un îlot de l’Abbaye, le Châtelet était composé de 142 logements sociaux, abritant une forte proportion de gitans sédentarisés. Démolis progressivement, les bâtiments seront remplacés par des constructions neuves représentant 330 logements, gérés par Actis, dont 30 % de logements sociaux (contre 100 % auparavant). Objectif : atteindre une plus grande mixité sociale. Mais derrière ce joli mot se cacherait un autre but inavoué, suppute un militant de quartier : « casser un peu la communauté des gens du voyage, accusée de nombreux maux », puisque les 42 logements sociaux perdus sont reconstruits par le bailleur social dans d’autres secteurs. En outre, le projet audiovisuel du Grand Châtelet avait déjà ouvert la voie à cette mixité sociale tant fantasmée, en attirant des familles de l’extérieur. Il est en effet possible d’intégrer l’école sans être du secteur, grâce à cette option n’existant nulle part ailleurs. « Cette année, on a encore vu des parents inscrire leurs enfants au Grand Châtelet pour l’enseignement d’audiovisuel », assure Nadine. « Et pour les nouveaux habitants du quartier, c’est un plus ! Si l’école reste attractive ils viendront, sinon ils risquent d’aller dans le privé... »
La Ville - et c’est là toute l’incohérence de son désengagement financier - joue donc sur deux tableaux contradictoires, comme le souligne Angèle : « Normalement, la réhabilitation du quartier devrait nous amener plus de familles. Mais si on perd tout ce qu’on a acquis, ces personnes vont aller dans le privé ou ailleurs. Ce serait bête après s’être battus pendant des années. Grâce à ce projet, le regard sur l’école a changé. On aimerait bien le conserver. » à l’Abbaye, peut-être plus qu’ailleurs à Grenoble, « l’école est un pivot du quartier », explique Gilles, qui vante les actions « hors les murs » menées par l’établissement avec le centre social, la MJC ou le Codase. Pour nombre de parents et habitants qui se sentent déjà un peu laissés de côté par la rénovation urbaine - les nouveaux logements construits seront-ils accessibles ? -, l’abandon du projet est « la goutte d’eau qui fait déborder le vase. C’est un coup d’arrêt, à la fois pour l’école et pour le quartier. »

Les Vieilles Cités seront-elles démolies ?

C’est l’une des plus vieilles cités ouvrières de Grenoble. Construits en 1929 et rénovés en 1978, les trois îlots HLM (15 bâtiments, 242 logements) de la Cité de l’Abbaye (communément appelée Vieilles Cités ou Volets Verts) vivent peut-être aujourd’hui leurs dernières heures. Il y a cinq ans, le bailleur social Actis, constatant des fissures dans les bâtiments et de gros désordres structurels, décide d’arrêter de relouer les logements se libérant et de s’engager dans une opération de démolition et reconstruction. Aujourd’hui, une petite centaine de logements se retrouvent donc vides et la situation est longtemps restée figée, la faute aux atermoiements d’Actis, de la Ville et des services de l’état. Un statu quo dont les perdants sont les habitants des Vieilles Cités, contraints de vivre dans des logements de plus en plus insalubres. Entre humidité, moisissures et cafards, le tableau est apocalyptique et pour beaucoup, la coupe est pleine. Résidente de la cité « depuis toujours », une parent d’élève du Grand Châtelet ne mâche pas ses mots : « C’est une catastrophe ! On a été obligés de mettre un canapé pour boucher un trou de plusieurs mètres de diamètre dans notre salon, sinon on voit l’appartement du dessous. Et la salle de bain est remplie de moisissures. C’est impensable de laisser les gens vivre dans ces conditions ! »
Problème : une réhabilitation coûterait cher – argument avancé par Actis et la mairie – tandis qu’en cas de reconstruction, les habitants n’auraient pas de garanties de bénéficier de logements abordables financièrement. Pour la plupart des locataires, la priorité est de « vivre dans des logements sains, acceptables et accessibles, et de pouvoir rester ensemble dans le quartier », insiste un militant de quartier de l’Abbaye, qui dénonce « l’absence de concertation et une opacité totale dans les prises de décision ». Aux dernières nouvelles, une demande de permis de démolir a été déposée par Actis, le 4 décembre dernier, et validée, le 9 février, pour quelques numéros de la place Joseph-Riboud, soit l’équivalent de 54 logements. Une nouvelle étape dans ce dossier, au point mort depuis des années, mais qui est loin de répondre à toutes les attentes. L’Alliance citoyenne, qui « se bat pour une charte de relogement pour tout le monde », rappelle ainsi qu’il n’y a « pour l’instant, aucun projet de reconstruction et pas d’engagement à reloger les gens sur place ». Et d’autres questions subsistent également : à quelle date les locataires devront-ils partir ? Et pourront-ils rester dans le quartier s’ils le souhaitent ? D’où l’interrogation de l’association sur la stratégie d’Actis : « Pourquoi mettre la pression ? L’objectif est peut-être de vider au maximum les Volets Verts pour mettre l’état, la Métro et la Ville devant le fait accompli : ils n’auraient ensuite pas d’autre choix que de tout démolir. » En attendant, les habitants des Vieilles Cités sont toujours dans le flou et doivent prendre leur mal en patience et s’habituer à boucher les trous de leur salon...

Notes

[1Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.

[2Les prénoms ont été modifiés à la demande des personnes interrogées.