Accueil > Printemps 2014 / N°25

Feuilleton : Grenoble à la pointe de la surveillance durable / épisode 2

L’ubiquité sans ambiguïté

Tout beau, tout vert. Le « Grenoble du futur » qui se construit se veut résolument moderne, loin du nucléaire et des vieilleries du passé. Durable. On sait que ce mot creux et consensuel est utilisé à toutes les sauces, et parfois de façon très stupide. La nouvelle fierté des élus locaux est de qualifier Grenoble de « ville durable », soit littéralement « ville qui dure ». Derrière cette grande ambition - quelle ville ne veut pas durer ? - un nouveau modèle urbanistique se dessine, pas si loin du meilleur des mondes. Ce second épisode part à l’abordage de la « ville intelligente », de son « paradigme ubiquitaire » et de ses milliards de capteurs.

Imagine. Tu es confortablement avachi dans un des fauteuils moelleux de l’amphithéâtre de Minatec, le « premier centre européen pour les micro et nanotechnologies ». Si tu es là, c’est parce que toute la journée il y a un colloque intitulé MC2014 autour des « matérialités contemporaines », de « l’architecture numérique », des « bâtiments communicants », de la « ville connectée » et des « infrastructures intelligentes ». Contrairement au reste du public, tu n’es ni étudiant, ni salarié dans ces domaines, mais tu es venu parce que tu t’intéresses à la « ville durable et intelligente », cette nouvelle lubie des industriels censée sauver le monde et assurer de solides bénéfices à leurs actionnaires. En face de toi, sur la tribune, il y a un certain Carlos Moréno, « spécialiste du contrôle intelligent des systèmes complexes », « conseiller scientifique du président de Cofely Inéo - Groupe Gdf-Suez », et « chevalier de l’ordre de la légion d’honneur », c’est-à-dire reconnu par la nation. Il est venu faire une conférence intitulée « la ville de demain : une ville vivante » - un titre rassurant - et parle très tranquillement, comme si tout ce qu’il disait relevait de l’évidence et du bon sens. Au début il énonce quelques vérités bonnes à entendre comme « ce n’est pas parce qu’on a des objets intelligents que ça nous évite d’être stupides » et puis très tranquillement, il déclare que « ce qui qualifie la ville du XXIème siècle c’est l’ubiquité ». À ce moment-là, tu tiques un peu. « Ubiquité », tu ne sais plus trop ce que ça veut dire, mais tu te souviens que c’est un terme qui n’annonce rien de réjouissant. Et ton pressentiment est bon, car le dictionnaire nous apprend que l’ubiquité est « le fait d’être présent partout à la fois ou en plusieurs lieux en même temps » et que « c’est un attribut de nombreuses divinités ».

Tu n’es pas né de la dernière pluie alors tu comprends vite que cette ubiquité n’apporte rien aux simples habitants. En quoi cela pourrait-il nous rendre heureux d’être « présent partout à la fois en même temps » ? L’ubiquité, ça intéresse surtout le pouvoir, car l’ubiquité, cela permet de potentiellement tout contrôler. Mais de ceci, Carlos Moréno n’en parle jamais. C’est comme si cela n’existait pas. Ce qui excite celui qui se définit comme un « scientifique pur et dur », qui « vient de la robotique et qui l’applique au niveau des villes depuis une dizaine d’années », c’est la « rupture technologique » : « je crois, que nous sommes en train de vivre, avec l’avènement de ce paradigme ubiquitaire, une période de rupture technologique très forte. Grâce à l’utilisation du silicium embarqué, tous les objets ont aujourd’hui la capacité d’être connectés et communicants. Cette évolution nous pousse à porter un regard nouveau sur les objets que nous utilisons au quotidien, car la technologie leur confère désormais des capacités de communication, de maillage et d’intelligence. Or, on évalue actuellement à six milliards le nombre d’objets connectés dans le monde, pour un total de sept milliards d’habitants et dans une dizaine d’années, ce nombre d’objets connectés sera multiplié au moins par cinq ! » Dans dix ans, il y aura donc au moins trente milliards d’objets connectés, récoltant des millions de milliards de données, et constituant une source d’informations infinies pour le pouvoir.

Imagine. Un peu plus tard dans l’après midi, tu te retrouves dans ce même amphithéâtre. Entre-temps, il y a eu une pause pique-nique où tu as pu avoir gratuitement, comme tous les participants, des sandwichs industriels insipides (à peu près ce qui se fait de pire dans le domaine) et des beignets à la fraise industriels (idem). À ce moment-là, tu t’étais dis que si Minatec est le lieu où s’élabore la société du futur, ils sont vraiment en train de construire un monde de merde. Tu es toujours sur un de ces fauteuils moelleux et tu vois défiler un-à-un les représentants d’entreprises désintéressées au service du bien-être de l’humanité : STMicroélectronics, Schneider, Bouygues, le groupe Brunet. Tu comprends que la « ville intelligente » va être une grosse source de profits, car comme l’a dit le représentant de Bouygues : « la ‘‘numérisation du monde réel’’ est l’une des sources majeures d’opportunités des prochaines années ».

À un moment, c’est un certain Pierre-Olivier Boyet, « directeur des partenariats stratégiques du groupe Vicat » qui cause dans le micro. Il évoque une expérimentation réalisée par son groupe, spécialisée dans le béton, en collaboration avec le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et les écoles d’architecture de Lyon et Grenoble. Elle s’appelle « Betins » pour « Bétons instrumentés » et « vise à donner des fonctionnalités communicantes au béton », c’est-à-dire à intégrer des puces dans le béton. « Betins » œuvre pour l’instant à l’avènement d’un « abribus nouvelle génération » , où des capteurs installés dans le sol au niveau d’un abribus permettent de savoir combien de personnes attendent, et d’augmenter ou diminuer automatiquement la cadence des bus. Rien de bien utile : de nombreuses études sont faites chaque année sur la fréquentation des transports en commun. Quand il n’y en a pas assez c’est pour des raisons budgétaires, non techniques. Pas important pour Boyet qui insiste à la tribune : « demain de plus en plus de capteurs seront intégrés dans le bâti ». En l’écoutant, tu imagines de potentielles applications : un outil de comptage efficace pour les manifestations, des sols truffés de capteurs déclenchant des alarmes à certains endroits et certains moments, la possibilité de suivre les déplacements pédestres de personnes. Youpi.

Imagine. Quelques semaines auparavant tu avais ouvert le journal et tu avais appris qu’une autre « expérimentation » - baptisée Greenlys - était en cours à Grenoble. « GEG (Grenoble électricité Gaz) veut révolutionner la gestion de l’énergie. (…) L’ère de la consommation électrique ‘‘irresponsable’’ est – presque – terminée. ‘‘L’idée est de donner au client les moyens de savoir ce qu’il consomme’’, commente Olivier Sala, directeur général de GEG. ‘‘Nous souhaitons atteindre 500 clients-testeurs, avis aux amateurs...’’ Concrètement, les Grenoblois qui acceptent de participer à l’expérimentation Greenlys voient débarquer chez eux une équipe de techniciens les bras chargés de ‘’gadgets’’ derniers cris. Gadgets ? Pas exactement ‘‘des outils permettant au consommateur de devenir actif, précise Olivier Sala, des capteurs, des thermostats, des prises intelligentes et la box Wiser, le cerveau du système’’. Connectée à la box internet, elle permet de piloter les autres équipements installés dans la maison et de connaître sa consommation » (Le Daubé, 13/01/2014).

Tu connaissais déjà les compteurs électriques Linky (voir Le Postillon n°10), prochainement généralisés à l’ensemble de la population, et qui permettront au gestionnaire du réseau de savoir à quelle heure tu allumes la lumière ou tu mets en route ton ordinateur. Greenlys, c’est encore plus fort, avec des capteurs dans tout ton appartement pour recueillir des informations sur tous tes gestes. Tu perçois le foutage de gueule : la meilleure manière de « responsabiliser le client » et de réduire la facture électrique, ce n’est pas de mettre des gadgets énergivores partout, mais plutôt de se débrancher et d’éteindre tous les écrans. Mais ce n’est pas très « intelligent » comme attitude, car cela ne produit aucune information : la « ville intelligente », c’est une gigantesque opération de collecte de données, du plus profond de ton appartement au plus banal des trottoirs. Jusque-là, il n’y avait « que » les caméras de surveillance comme outil technologique de contrôle à distance. Mais si maintenant il y a des capteurs à chaque coin de rue qui peuvent « renseigner », tu te dis que ça va commencer à être compliqué le jour où on se décidera à se débarrasser de ces mouchards. Une caméra, c’est facile à casser avec une échelle et une masse. Mais des millions de capteurs implantés dans le béton et dans tous les objets, comment on fait ? Des fois tu te dis que ces milliards d’informations ne pourront jamais servir un « Big Brother », car leur grand nombre les rend impossible à traiter. Mais tu as déjà entendu parler de systèmes, comme Hypervisor [1], qui permettent de traiter des milliards de données, de générer des alertes automatiques et d’agir en fonction de la situation. Tu te souviens même que dans l’agglomération, il y a une boîte dénommée Kalray qui bosse sur ce domaine et qui promet notamment une « analyse automatique d’images de vidéosurveillance » (Le Daubé, 11/11/2013). Pour gérer la ville intelligente, il n’y aura pas besoin d’humain : tout se fera de manière automatique, même le contrôle.

Imagine. Pour finir cette après-midi, avachi dans un fauteuil moelleux à Minatec, tu te tapes un discours de Geneviève Fioraso, la plus grenobloise des ministres, en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche. Rien de très original dans ce speech qui ressemble à tous ses autres, du « il ne faut pas avoir peur, toujours se méfier des gens qui misent sur la peur » au « le numérique est une chance formidable pour notre agglomération ». Ah si, quand même, une petite mise en garde sur l’acceptabilité : « vous pouvez avoir les réseaux les plus intelligents qui soient, si les habitants refusent (…), votre effort n’aura pas de retour sur investissement et ne sera pas non plus utile pour l’environnement ». À la fin du laïus, le directeur du CEA Jean Therme vient la chercher. Tous deux sont pressés car deux minutes plus tard, Fioraso doit remettre l’ordre national du mérite à un complice : Michel Ida, le directeur du Minatec Idea’s Laboratory, l’endroit où on trouve des idées pour faire accepter les nouvelles technologies à la populace, et notamment celles qui envahiront la ville intelligente. C’est là où on élabore des stratégies pour éviter que « les habitants refusent », justement, cette ubiquité. C’est ça qui leur fait peur et tu te dis que c’est là où on a encore une carte à jouer.
Imagine. C’est ce qui m’est arrivé le 28 février 2014.

Notes

[1Voir Dans la mire d’Hypervisor sur www.piecesetmaindoeuvre.com