Accueil > Printemps 2014 / N°25

Non coupée et très addictive

Le fameux adage « Neige en décembre, touristes plein les chambres » n’a plus lieu d’être dans la gestion capitaliste de nos montagnes. Utilisée comme appoint dans les années 1980, la neige artificielle est aujourd’hui absolument nécessaire [1], comme en témoignent les rubans blancs environnés de verdure qui tiennent lieu de pistes quand il fait un peu trop doux. Toutes les stations s’équipent d’enneigeurs, des plus basses aux plus élevées, voire jusqu’à des altitudes délirantes, et même sur des glaciers pour y assurer le ski d’été ! Les championnats du monde de ski n’ont plus lieu que sur de la neige artificielle, pour que l’état de la piste soit toujours le même. Éliminer l’aléa de l’enneigement permet aux gestionnaires de station de prévoir une saison fixe, et longue, du 1er décembre à la mi-avril (voire à la fin avril) et donc de rentabiliser des équipements toujours plus dispendieux.
Selon Carmen de Jong (voir encart), entre 2005 et 2011, la surface d’enneigement artificiel a été multipliée par deux dans les Alpes. Alors que certains rêvent encore d’une candidature de Grenoble aux jeux olympiques, partons à la découverte de cet ersatz de nature fabriqué par les machines.

La neige artificielle, ou « neige de culture », est-elle toujours de la neige ? L’observation des cristaux de neige tels que vous pouvez les trouver au pied d’un canon à neige montre qu’ils sont bien différents de ceux que vous pouvez trouver sur le rebord de votre fenêtre un beau matin : ce sont de minuscules cristaux arrondis, des goutelettes gelées, et non d’extraordinaires petites étoiles.
Au-delà de l’aspect purement esthétique, les cristaux artificiels sont également plus petits. Il s’agit en fait de poussière de glace aux grains plus ou moins minuscules, dont une bonne partie s’évapore lors de sa projection. La taille et la forme de ces cristaux rendent la neige artificielle bien plus compacte et plus dense que la neige naturelle fraîche, et elle est aussi soixante fois plus dure. Elle contient également bien plus de minéraux et de micro-organismes, puisqu’elle ne tombe pas du ciel, ce qui peut déséquilibrer gravement les fragiles écosystèmes de montagne, qui subissent un apport en minéraux bien supérieur à leurs besoins, ou qui se trouvent exposés à des micro-organismes qui peuvent être pathogènes, y compris pour l’homme.
La neige artificielle, du fait de sa densité et de son compactage par les dameuses, fond beaucoup moins vite que la neige naturelle qui l’environne : la repousse de la végétation est retardée et les espèces ligneuses s’en trouvent favorisées, au détriment d’autres espèces. De plus, la compression de la neige et du sol entraîne une moindre absorption de l’eau et donc une érosion des terres. L’eau qui peut s’accumuler au bas des fortes pentes modifie la composition de la flore à ces endroits, d’autant plus que la fonte de la neige artificielle (du fait de sa densité) produit beaucoup plus d’eau que la fonte de la neige « normale » : les débits de crues s’en trouvent également augmentés.
Comme la neige artificielle est très chère, les stations s’attachent à la rentabiliser du mieux qu’elles peuvent : on procède au terrassement de pistes entières, pour obtenir de meilleures surfaces, éliminer les aspérités et les ruptures de pentes, favoriser les formes souples pour faciliter le travail des dameuses et limiter les conséquences du passage d’un grand nombre de skieurs. D’ailleurs, ce qui est amusant, comme dirait la poule, ou l’œuf, c’est que ces boulevards conditionnent l’apparition de nouvelles pratiques de glisse, fondées sur la vitesse et les grandes courbes (carving). Les domaines skiables, eux, justifient ces boulevards dans leur communication en expliquant qu’ils s’adaptent à ces nouvelles pratiques.
Et la consommation d’eau et d’électricité ? Les chiffres de 2008 font état d’une consommation de 26 000 kWh d’électricité consacrée à l’enneigement artificiel d’un hectare de piste. On estime qu’il faut 3 300 m3 d’eau par hectare et par an, et qu’un canon à neige en fonctionnement consomme 200 litres seconde… Prenons l’exemple de la station des 7 Laux (soit une station moyenne, plutôt familiale, qui ne pète pas aussi haut que le cul de l’Alpe d’Huez) : 17 canons à neige selon son site internet, qui consomment donc 86 400 litres d’eau seconde lorsqu’ils fonctionnent tous en même temps, pour 43 hectares de pistes enneigées par ces canons, soit 141 900 m3 d’eau par an. Pour information, l’Alpe d’Huez compte 700 canons. S’ajoute à cela le fait que toute l’eau projetée sous forme de neige artificielle ne retombe pas sur le sol : une bonne partie des cristaux de glace sont tellement minuscules qu’ils s’évaporent, dans une quantité difficile à mesurer (elle dépend des températures, du vent, etc.). Certains spécialistes parlent de 30 %, mais ce chiffre n’est pas confirmé. Ce qui est sûr, c’est que la neige artificielle gaspille beaucoup d’eau.
Toute cette eau est puisée dans les sources, les nappes phréatiques, le réseau d’eau potable, mais aussi dans les retenues collinaires construites et approvisionnées spécialement à cet effet (la plus grande dans le coin, est celle de Villard-de-Lans, 110 000 m3). Ces retenues d’eau sont souvent construites dans des dépressions qui peuvent abriter une nature et des espèces fragiles. En outre, cette utilisation démesurée vient rompre la continuité des écoulements, modifier le régime des torrents, et détruire les réseaux hydrographiques, ce qui réduit la biodiversité de ces milieux. L’eau stockée dans les retenues collinaires s’évapore et peut être contaminée par des organismes pathogènes. Malheureusement, aucun contrôle ne permet d’assurer la qualité, ou tout au moins l’innocuité de l’eau issue de la fonte de la neige artificielle.
Or, et contrairement à ce qu’on pourrait penser, l’hiver est une saison où l’on manque d’eau, notamment en montagne. Les conflits d’usages ne sont donc pas rares, entre l’enneigement, la consommation courante, les piscines des hôtels, etc. Les pouvoirs publics entendent laisser aux communes et aux exploitants la responsabilité de concilier ces contraintes avec la préservation du milieu mais comment s’en satisfaire lorsqu’on sait que le chiffre d’affaires des stations en Rhône-Alpes est de 6,5 milliards d’euros par an, et que pour 1 euro dépensé dans le forfait, 7 euros sont dépensés dans la station ?
La neige artificielle a cependant besoin d’une température maximale de -3°C pour tenir : le réchauffement climatique rend donc à terme l’achat d’enneigeurs par les stations de basse et moyenne altitude complètement inutile. Il est, et il sera, de plus en plus fréquent de devoir fabriquer de la neige à des températures insuffisamment froides, soit en utilisant des additifs permettant d’augmenter le point de congélation de l’eau (tels que le Snomax, dont les stations affirment avoir décidé unanimement de se passer depuis 2005, voir encart), ou des dispositifs réfrigérants, soit en transportant la neige, naturelle ou artificielle, par camion ou par hélicoptère.

La question de la neige artificielle éclaire d’une lumière crue les problèmes des stations de sports d’hiver : leur modèle économique est celui de l’usine à touristes, fondé sur l’exploitation des ressources, l’artificialisation de la montagne et le bétonnage intensif, qui s’articulent et forment un véritable cercle vicieux. Une chose est sûre : ce modèle de développement est condamné. Mais le reconnaîtrons-nous avant qu’il ne condamne la montagne ?

Les données de ce texte sont issues des sites ou documents suivants :
Entretien avec Carmen de Jong pour l’émission Terre à terre diffusée sur France Culture le 16/03/2013.
Jean-Christophe Loubier « Le changement climatique comme facteur de mutation d’une pratique sportive de masse », in Philippe Bourdeau (sous la dir. de), Les sports d’hiver en mutation : crise ou révolution géoculturelle ?, Hermès science publications, Paris 2007.
http://www.lamontagneenmouvement.com/html/site/index2.html
http://portail.documentation.developpement-durable.gouv.fr/documents/cgedd/006332-01_rapport.pdf
http://www.domaines-skiables.fr/downloads/uploads/RC-Indicateurs-et-Analyses2013-BD-BisA4.pdf
http://www.centrenaturemontagnarde.org/uploads/dynamic/cnm/3111.pdf (qui comporte des photos édifiantes).

Snomax, la poudre aux yeux d’or

La production de Snomax est interdite en France mais son importation est autorisée. Il s’agit d’une poudre de protéines issues d’une bactérie morte, la Pseudomonas Syringae, qui permet d’accroître le point de congélation de l’eau. Snomax permet en outre selon son fabricant, de produire plus de neige d’excellente qualité avec moins d’eau : il se présente donc comme le bonus hyper écolo de la neige de culture : biodégradable, réduisant l’énergie nécessaire à l’exploitation, et donc les coûts, la consommation d’eau, le temps de damage, etc. Le problème, c’est que la membrane de cette bactérie contient des endotoxines, ce qui suppose des risques sanitaires pour le personnel qui s’en sert. Par ailleurs, et bien que stérilisée, la bactérie peut en attirer d’autres, potentiellement pathogènes, qui se nourrissent de cellules mortes. Bien que toutes les stations s’enorgueillissent aujourd’hui d’avoir banni de leur propre chef le Snomax, le site du fabricant prétend vendre son produit dans toutes les Alpes, y compris en France.

Difficile d’enquêter avec des censures de ski 

Hydrologue, ancienne directrice scientifique à l’Institut de la montagne, dont les travaux font autorité parmi ses pairs, Carmen de Jong a été évincée de son programme de recherche par le président de l’Université de Savoie en 2010, qui a tenté de l’intimider et de décrédibiliser ses travaux sur la neige artificielle. Son unité de recherche a été supprimée par le CNRS et son salaire amputé des 2/3, sans qu’elle n’ait eu la possibilité de se défendre. Il faut dire qu’avec une université toujours plus dépendante des financements privés (la montagne te dit merci, Geneviève), qui a soutenu la candidature d’Annecy pour les J.O, il est difficile pour une chercheuse de s’attaquer au lobby de l’or blanc.

Notes

[1Malgré quelques saisons bien enneigées, comme l’année dernière, la quantité de neige, tout comme la durée de la saison d’hiver, diminuent inéluctablement. Par exemple au col de Porte, la quantité de neige a diminué de quelques 50 cm au cours des cinquante dernières années, et la période d’enneigement s’est raccourcie de plusieurs semaines. Les sites de haute montagne sont plus durement touchés encore : on estime qu’au dessus de Bourg Saint-Maurice, la hauteur de neige a diminué de plus de 4 mètres pendant la même période.