Accueil > Oct. / Nov. 2014 / N°27

Quand les journalistes « allaient sur le pré »

Les journalistes ne se sont pas toujours envoyés des piques uniquement sur Tweeter. En 1887, les rédacteurs en chef de deux quotidiens grenoblois s’affrontent dans un duel à l’épée, largement relaté dans la presse nationale. Aucune cause sérieuse à ce combat qui blesse l’un des deux rédacteurs et fait perdre son travail à l’autre, juste quelques vannes écrites dans leurs journaux respectifs.
Rassurons monsieur Jean-Pierre Souchon, rédacteur en chef du Daubé : pour une fois, Le Postillon ne donne pas dans le « c’était mieux avant ».

Non, non, rien n’a changé : au XIXème siècle aussi des fait-divers locaux pouvaient faire le tour des journaux nationaux et étrangers. Les lecteurs suisses de L’Impartial du 21 Juillet 1887, quotidien édité à La-Chaux-de-Fonds (existant toujours aujourd’hui), purent ainsi lire ce compte-rendu : « Grenoble : à la suite d’une polémique engagée entre M. Menvielle, rédacteur en chef du Réveil du Dauphiné, et G. Naquet, rédacteur en chef du Petit Dauphinois, une rencontre avait été jugée inévitable entre ces deux journalistes. L’arme était l’épée de combat. Les deux premières passes restèrent sans résultat. A la troisième, M. Gustave Naquet, saisissant avec la main gauche l’arme de son adversaire, a profité de l’instant où M. Minvielle était dans l’impossibilité de se défendre pour lui porter à la cuisse au pli de l’aine gauche, un coup d’épée qui a pénétré de deux centimètres de profondeur. Les témoins de M. Minvielle, M. le capitaine Martin, et M. Faure, rédacteur du Réveil, ainsi que ceux de M. Naquet, MM. Perréal, rédacteur du Petit Dauphinois, et Payen, conseiller général de l’Isère, ont vertement blâmé M. Naquet de cet acte de lâcheté qui constituait un véritable assassinat (...).Quelques instants après, les témoins, encore sous le coup d’une poignante émotion et d’une indignation facile à comprendre, racontaient en frémissant les péripéties de cette étrange rencontre (...) ».

J’ai découvert l’existence de ce combat dans un livre, La Presse grenobloise de 1700 à 1900, qui y consacre quelques lignes. Intrigué, j’ai voulu en savoir plus. J’ai donc, comme n’importe quel animal humain occidental du début du XXIème siècle, demandé à Google des précisions. Le moteur de recherche de l’entreprise-qui-veut-tout-savoir-sur-nos-vies m’a permis de tomber sur plusieurs extraits de presse de l’époque, numérisés depuis, dont celui de L’Impartial cité plus haut. Je n’ai pas trouvé beaucoup plus de précisions dans les autres extraits de presse nationale numérisés disponibles sur le Web et ai donc dû me résoudre à subir ce véritable supplice moderne : devoir quitter mon écran d’ordinateur.

Direction les archives départementales de l’Isère, sans doute un des meilleurs endroits pour passer l’été à Grenoble : fraîcheur et calme. Surtout : quelle joie de passer des demi-journées à feuilleter des vieux journaux ! Je ne me souvenais plus à quel point les heures de recherches sur de vrais documents étaient plus agréables que celles sur ordinateur. J’ai ainsi eu la chance de parcourir d’authentiques numéros du Réveil du Dauphiné de 1887, de tourner ces vieilles pages une à une en faisant attention de ne pas les déchirer. Quand je dis « chance », je pèse mes mots, car pour Le Petit Dauphinois, ça n’a pas été possible. J’ai donc dû aller à la bibliothèque d’études pour consulter les numéros de l’année 1887 sur microfilm : c’est beaucoup moins joyeux comme expérience, voire carrément chiant, d’autant que la machine à lire les microfilms de la bibliothèque d’études ne marche plus bien (mais que voulez-vous c’est comme ça on ne peut pas investir des millions pour devenir une « bibliothèque numérique de référence », et s’occuper de l’entretien du matériel pour des vieilleries dont tout le monde se fout).

Bref. Pourquoi ces deux rédacteurs en chef en sont-ils venus au duel ? à l’origine, il semble qu’il y ait un différend politique : à cette époque, Naquet, le rédacteur en chef, est plutôt un « boulangiste » (c’est-à-dire un partisan du général Boulanger qui prône des idées nationalistes et socialistes), opposé au maire grenoblois Rey. Menvielle quant à lui, rédacteur en chef du Réveil du Dauphiné, est un fervent républicain et soutient la municipalité. Leurs différends apparaissent pour la première fois à l’occasion d’une élection locale avec des « petites phrases » comme : « le sort du Petit Dauphinois ne nous touche que médiocrement, mais nous plaignons le public qui pourrait chercher dans ses colonnes une orientation politique » (Le Réveil, 7/05/1887). Très vite, les attaques prennent un tour beaucoup plus personnel, le plus vieux (Naquet avait 68 ans) traitant l’autre de « bébé », tandis que Menvielle (32 ans) le qualifie de « burgrave », soit un « vieillard dont les idées paraissent démodées ».
Le Petit Dauphinois, 3/05/1887 : « M. Menvielle raconte que l’ayant rencontré au café Cartier, je lui ai offert une poignée de main, comme d’habitude, et qu’il l’a refusée. Qu’est-ce que cela prouve ? Rien, si ce n’est qu’un burgrave peut avoir un meilleur caractère qu’un bébé, voilà tout. D’ailleurs l’impertinence n’a jamais sauvé personne du ridicule et M. Menvielle aura peut-être l’occasion de s’en apercevoir. »
Le Petit Dauphinois, 2/07/1887 : « Un petit bonhomme sans importance, mais non sans jactances, s’avise de reprendre pour son compte une allusion plus bête que méchante (…) Il s’agit toujours de ces fameux fonds secrets où sont parfois obligés de puiser les journaux sans clientèle et sans acheteurs, tels, par exemple, que celui qui achève sa malheureuse existence dans le cloaque de la rue Servan. On ne répond à de telles choses et à de tels gens que par le mépris et le dédain. C’est ce que je fais. »
Le Réveil, 13/07/1887 : « L’étonnant bonhomme qui passe sa vie à falsifier l’histoire dans son arrière-boutique de la rue du Quai publie ce matin une facture d’une si abracadabrante fantaisie que je suis bien forcé de m’occuper une fois encore de sa triste personnalité. (…) Si M. Naquet, cependant habitué au rasoir, n’a pas compris que c’était la réponse au ‘’jeune homme’’ dont il m’avait agacé dans la conversation, c’est que décidément l’ossification est complète chez lui. »

A cette époque, la tradition veut qu’une polémique entre deux hommes importants (hommes politiques, avocats, journalistes) aboutisse à un duel à l’épée ou au pistolet. Au XIXème siècle, une multitude d’hommes célèbres (Hugo, Clemenceau, Dumas, Henri Rochefort, Jules Vallès, etc.) risquent plusieurs fois leur vie pour des raisons plus ou moins ridicules : un duel peut être organisé après une seule petite insulte comme « abruti ». Fort logiquement, les vannes envoyées entre Naquet et Menvielle aboutissent donc à une confrontation, après un dernier échange d’amabilité :
Le Réveil, 13/07/1887 : « J’ai pu, il y a quelques mois, dans les Hautes-Alpes sortir de mon caractère, me laisser aller à un acte de violence et casser une canne sur la figure d’un homme dont je ne pouvais obtenir d’autre satisfaction. Mais cet homme avait trente ans et il n’y avait pas entre nous cette disproportion d’âge qui me rendrait odieux si je me livrais au même exercice sur la personne d’un septuagénaire. »
Le Petit Dauphinois, 14/07/1887 : « Menvielle, plumitif en chef de la maison Rey [NDR : Rey était alors le maire de Grenoble], ayant un vif désir, pour des motifs que je veux supposer honorables, d’avoir une ‘‘rencontre guerrière’’ avec moi avait imaginé un grief qui n’avait ni queue ni tête. Je n’ai point voulu me prêter à cette fantaisie et j’ai invité ce jeune imprudent, s’il voulait absolument aller sur le pré avec moi, à se livrer à un acte d’agression qui put rendre cette rencontre ‘‘inévitable et sérieuse’’. Menvielle a reculé devant cette extrémité, mais a remplacé l’acte d’agression par deux colonnes d’invectives bien dignes de ceux qui les ont inspirées et de celui qui n’a pas craint de descendre au dernier degré de l’avilissement. »

Le duel se déroule vers les anciens abattoirs avec quatre témoins, un arbitre maître d’armes et un médecin. Comme relaté dans l’article de L’Impartial, Naquet commet un geste contraire à l’éthique en prenant avec la main l’épée de Menvielle pour mieux le blesser (les « codes du duel », plus ou moins officiels, interdisent l’usage de la main qui ne porte pas l’épée). Ce manque de loyauté scandalise tout le monde, y compris ses propres témoins, comme le raconte l’un d’eux, le journaliste du Petit Dauphinois Franz Perreal : « Payen est atterré, pour moi je n’ai pu trouver qu’un mot que j’ai répété et que je répète encore : c’est ignoble ! Ignoble ! » (Le Réveil, 17/07). Pour ne pas être déshonoré, ce journaliste démissionne immédiatement du Petit Dauphinois : « Monsieur, votre attitude sur le terrain lors de votre rencontre avec Menvielle, me met dans la pénible nécessité de cesser, dès aujourd’hui, ma collaboration au Petit Dauphinois. Veuillez croire, monsieur, que c’est avec une profonde douleur que je renonce à l’estime que je vous avais vouée. »

La blessure de Menvielle n’est en fait pas si grave : il s’en remet après quelques jours d’hôpital. Naquet est arrêté le soir même, emprisonné et jugé le premier août devant tous les journalistes de la presse locale, les correspondants de la presse parisienne et des centaines de personnes amassées devant le tribunal. Son honneur est en jeu, lui qui a auparavant remporté cinq duels en étant « loyal ». De nombreux amis prennent sa défense, en assurant que son coup n’avait pas été prémédité et en insistant sur ses glorieux combats passés « contre l’empire et l’ordre moral ». En face, ses ennemis assurent qu’il « s’érigeait partout en potentat et semait la discorde ». Les penchants antisémites de l’époque ressortent, certains expliquant le mauvais coup de Naquet par son origine : « c’est le coup du juif ». Finalement, il est condamné à deux mois de prison et 200 francs d’amende.

Il purge sa peine et retourne à Marseille, où il meurt de maladie deux ans plus tard, au terme d’une vie où il a été journaliste un peu partout en France, révolutionnaire, condamné plusieurs fois pour délit de presse, emprisonné plusieurs fois, préfet, écrivain, vice-consul, directeur de journal. Un parcours un peu plus romanesque que les trajectoires modernes, celles qui vous mènent tranquillement de l’école des attachés de presse à la rédaction en chef d’un quotidien local, n’est-ce pas M. Souchon ?