Accueil > Mai 2011 / N°10

Des compteurs Linky à la ville intelligente

Smart attaque !

On sait que les petits enfants s’inventent des histoires extraordinaires pour vivre l’aventure qu’ils n’ont pas dans leur vraie vie. C’est le même procédé qui pousse les élites scientifiques et politiques à créer des objets «  intelligents  ». À voir la liste grandissante de ces gadgets destinés à devenir indispensables, voire obligatoires – des compteurs aux frigos en passant par le textile – on se dit que certains doivent souffrir d’un sacré manque.
À défaut d’inventer le journal intelligent, Le Postillon vous propose une histoire – non pas extraordinaire mais bien réelle – contant les aventures du Linky, l’invention de la ville intelligente et le rôle de Grenoble dans l’avènement de la smart révolution.

Tu as certainement déjà entendu parler de Linky. Non ? Mais si, souviens-toi, ce sont les nouveaux compteurs électriques dits «  intelligents  » ou smart. C’est-à-dire permettant, selon Wikipédia, d’«  identifier de manière détaillée et précise, et éventuellement en temps réel, la consommation énergétique d’un foyer, d’un bâtiment ou d’une entreprise, et de la transmettre, par téléphone ou courant porteur en ligne (CPL), au gestionnaire des données de comptage ». Tu te demandes à quoi ça sert ? ERDF (Électricité Réseau Distribution France), la filiale d’EDF chargée de la gestion du réseau de distribution d’électricité en France, te répond : «  Linky simplifiera votre vie quotidienne : les interventions telles que le relevé des compteurs, le changement de puissance ou encore la mise en service seront désormais réalisées à distance et en moins de 24 heures. Linky facilite la maîtrise de l’énergie grâce à une information plus riche sur vos consommations  ».
Ces nouveaux compteurs sont en «  phase d’expérimentation  » et équipent actuellement environ 100 000 foyers en Touraine et 200 000 dans la région de Lyon. Mais bientôt toi aussi tu en auras un, car le résultat de l’expérimentation était déjà connu avant même qu’elle ne commence. Ils vont donc être généralisés à l’ensemble de la France. À terme 35 millions de foyers auront la joie d’avoir un Linky.

Atos Origin, ça te dit quelque chose ? Non plus ? C’est pourtant une grosse boîte : 5 milliards d’euros de chiffre d’affaire annuel, 50 000 employés dans le monde, 15 000 en France. Que font-ils ? «  Nous fournissons des solutions de conseil, d’intégration de systèmes et d’infogérance qui permettent d’apporter de la valeur ajoutée aux systèmes d’information de nos clients. Notre mission prioritaire est d’optimiser l’utilisation des nouvelles technologies des systèmes d’information de nos clients et ainsi développer avec eux une nouvelle génération de services ». Hum. C’est-à-dire ? En gros, elle élabore et installe des systèmes informatiques pour des «  clients  » très divers, qui vont des producteurs pétroliers aux centrales nucléaires en passant par les Jeux Olympiques.
Et le rapport avec Linky ? C’est Atos Origin qui a «  décroché le projet Linky avec ERDF ». Elle est donc en charge de la conception des compteurs et de leur installation. Au fait, on a oublié de te dire que le patron d’Atos Origin est un certain Thierry Breton. Ça ne te dit rien ? Mais si souviens-toi, c’est l’ancien ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, entre 2005 et 2007, c’est-à-dire au moment où à été décidé de lancer le projet Linky. Les choses sont quand même bien faites, non ?
«  Thierry Breton aurait négocié un salaire annuel de 2,2 millions d’euros pour sa nomination au poste de Président d’Atos. En outre, il aurait également réclamé que lui soit attribué 700 000 euros de stock options à prix cassé » (www.linformaticien.com, 26/10/2008).
«  La société française de services informatiques Atos Origin a plus que triplé son bénéfice net en 2010, à 116 millions d’euros, et fait état d’un ‘‘retour à la croissance’’ en se disant ‘‘confiante pour 2011’’ » (Le Figaro, 16/02/2011).

Et le rapport avec Grenoble, nous diras-tu (car tu sais que que Le Postillon, journal grenoblois, ne parle que de sujets grenoblois) ? Pour mettre en place Linky, Atos Origin a créé une nouvelle filiale, au doux nom d’ «  Atos WorldGrid  » (le «  réseau du monde  », ça pète, non ?). Cette nouvelle filiale est implantée pour l’instant dans la charmante et bucolique zone d’activités Innovallée à Meylan. Trop à l’étroit dans ses locaux, elle va prochainement déménager dans le nouveau quartier grenoblois Bouchayer-Viallet, à l’intérieur d’un bâtiment en cours de construction, où elle pourra accueillir aisément ses 700 «  collaborateurs  ». D’ailleurs si tu cherches du travail, elle recrute en ce moment des «  concepteurs développeurs C++  » et des «  chefs de projet GMAO  ». C’est-à-dire que si tu n’as pas Bac+5, ce n’est pas la peine d’appeler.

Si tu le veux bien, on va revenir à Linky. Car malgré toute la bonne volonté d’ERDF et d’Atos Origin, l’expérimentation ne se déroule pas au mieux et, comme d’habitude en France, les râleurs donnent de la voix. La liste des reproches adressés par les premiers utilisateurs sur les forums Internet (comme par exemple sur Rebellyon.info) est si longue qu’elle ne rentrerait pas dans ces deux pages. On se contentera donc d’en résumer quelques-uns, en les classant par thème :

  • Financiers. Le coût des compteurs, oscillant entre 150 et 300 euros pour chaque foyer, sera reporté progressivement sur les factures électriques.
  • Techniques. Les nouveaux compteurs occasionnent de nombreuses coupures de courant. «  À la moindre surcharge, ça disjoncte  !  » Certains compteurs se sont même enflammés quelques jours ou semaines après leur pose.
  • Bon sens. Selon ERDF, le gros avantage pour les «  clients  » est de pouvoir faire baisser sa facture en suivant de près sa consommation, en diminuant l’utilisation des équipements qui consomment beaucoup ou en les utilisant pendant les heures creuses. Or les compteurs installés ne permettent pas de lire le détail de consommation. Pour pouvoir le faire, il faut s’équiper d’une «  box  » supplémentaire qui coûte environ 100 euros. À peu près personne ne le fera.
  • Santé. Les compteurs intelligents sont une source électromagnétique de plus, dont les effets sur la santé sont inconnus.
  • Social. Tout peut se faire à distance (mise du courant, réparation...), c’est-à-dire moins d’emplois et de rapports humains. Le courant peut être enlevé ou limité à distance aux abonnés, ce qui nécessitait jusque-là le déplacement d’un technicien, et donc une rencontre physique avec ceux à qui il devait couper le jus. Maintenant il suffira d’un clic.
  • Libertés. «  Les informations de consommation d’énergie transmises par les compteurs sont très détaillées et permettent de savoir beaucoup de choses sur les occupants d’une habitation, comme leur horaire de réveil, le moment où ils prennent une douche ou bien quand ils utilisent certains appareils (four, bouilloire, toaster…)  ». C’est la très sage CNIL (Commission Nationale informatiques et Libertés) qui le dit. Selon l’avis même de plusieurs techniciens, les données personnelles ne sont pas sécurisées, et donc facilement utilisables à des fins policières ou commerciales.

Tout ça ne te fait pas rêver ? C’est que tu n’as encore rien compris au Progrès, au Futur, à la Vie, et aux smart grids. Aux quoi ? Aux smart grids, ou «  réseaux intelligents  ». Mais encore ? «  Le smart grid utilise des technologies informatiques de manière à optimiser la production et la distribution et mieux mettre en relation l’offre et la demande entre les producteurs et les consommateurs d’électricité  ». Les compteurs intelligents, comme le Linky en France, sont donc un des éléments du smart grid.
Tu l’as sans doute compris, en «  permettant une meilleure utilisation de l’énergie  », le smart grid se veut écologiste et «  développement durable  ». Mais n’a rien à voir avec cette écologie rétrograde et passéiste, qui voudrait nous faire réfléchir à notre consommation, nous pousser vers la «  sobriété énergétique  », et nous inciter à retourner à l’âge de la bougie, du stylo et du téléphone fixe. Non, le smart grid permet d’être écolo tout en continuant à profiter des joies de la vie moderne, sans négocier ton mode de vie mais en le renforçant  : «  face à l’explosion de la demande énergétique, l’heure semble venue de troquer nos antiques réseaux d’énergie pour des systèmes communicants, intelligents et donc plus efficients  ». Mieux, le smart grid pousse la croissance vers le haut car la fabrication des compteurs intelligents a besoin de beaucoup d’énergie, tout comme les systèmes centraux de pilotage. Pour économiser de l’énergie, il faut en dépenser plus. Le smart grid – et plus généralement la smart énergy – assure ainsi un bel avenir à notre belle filière nucléaire, plutôt malmenée ces jours-ci. Et puis, de toute façon, comme nous le rappelle Innovallée Mag (Été 2010), le smart est l’avenir du monde : «  Une chose est pourtant sûre, la révolution smart est en route ! Demain, nos environnements seront truffés de réseaux de capteurs, chargés de communiquer entre eux par des protocoles standardisés et de faire remonter leurs informations en temps réel à un système central de pilotage plus ou moins automatisé. Bienvenue dans le smart world où règne … l’intelligence distribuée !  »

Devine qui est ville-pilote en matière de smart grid ? Bingo, tu as trouvé ! «  Véritable spécialité technologique locale, le smart grid a trouvé à Grenoble un territoire d’innovation et d’expérimentation  », nous apprend le site « Cleantech Républic ». Ce site, qui a pour slogan «  green innovation at work  », adore le smart grid et plus généralement tout ce qui permet de se faire du blé sous le label « développement durable ». Alors une équipe de ses «  journalistes  » est venue à Grenoble pour faire des «  web-TV  » avec des acteurs locaux autour des smart grids et des «  villes intelligentes  ». Le résultat est passionnant comme un film de propagande de l’Union Soviétique.
Si tu fréquentes un peu la presse locale, tu as déjà du lire 9522 fois que Grenoble est une «  ville-laboratoire  », «  à la pointe des nouvelles technologies  », «  où s’invente le monde de demain.  » Eh bien figure-toi que ce n’est pas faux. Autour des «  nanotechnologies  », le produit d’appel qui permet de vendre Grenoble au monde des investisseurs, gravitent quantité de projets technologiques qui vont «  révolutionner nos vies  », mais pas de manière inopinée, brouillonne, «  à la tunisienne  », mais plutôt de manière calculée, planifiée, organisée par les élites politiques et scientifiques. Pour notre plus grand bonheur à tous, bien entendu, même si on ne nous demande pas notre avis avant. Parmi ses avancées, citons «  Senscity  », un projet du pôle de compétitivité grenoblois Minalogic auquel participe notre ami Atos Origin, et qui entend mettre en place un «  écosystème Machine-to-Machine à l’échelle de la Ville  ». Pardon ? « Le fonctionnement des villes nécessite la mise en place d’un nombre important de services : gestion des déchets, gestion de l’éclairage public, gestion des réseaux d’eau, etc. Le M2M [NDR : Machine-To-Machine] apporte des solutions de supervision et de contrôle qui permettent d’optimiser ces processus : c’est donc un facteur déterminant pour le développement durable de la ville ». Tu as vu, il ne faut pas avoir peur du contrôle et de la supervision car c’est bon pour le développement durable.

De toute façon, tu vas prochainement être mis au jus, comme on dit, car « CleanTech Républic » nous apprend que le Grenoblois va être cobaye : «  Pour répondre à des défis tels que l’augmentation de sa population ou la mutation de ses réseaux énergétiques, la ville de Grenoble prépare actuellement le lancement de plusieurs grandes expérimentations technologiques sur son territoire. Qu’il s’agisse de démonstrateurs smart grid ou d’éco-centres, ces projets mobiliseront élus, entreprises, universités et bien sûr habitants  ». Si tu n’as pas encore été contacté, ne t’inquiète pas, bientôt tu seras «  mobilisé  ».

Tu te demandes à quoi ressemblera la ville de demain ? Va faire un tour à Bouchayer-Viallet, pour admirer le bâtiment des «  Reflets du Drac  ». L’esthétisme peut faire penser, c’est vrai et surtout de près, à celui d’une prison. Mais les panneaux solaires dressés dessus et les couleurs vives font tout de suite comprendre qu’il s’agit en fait d’un immeuble de bureaux. Ce bâtiment est tout ce qui se fait de mieux, HQE (Haute Qualité Environnementale), BBC (Bâtiments Basse Consommation), et... «  double peau  ». Écoutons donc Florence Audouy, directrice de programme chez Urbiparc (la filiale de Bouygues Immobilier ayant construit le bâtiment) expliquer le concept, toujours sur « CleanTech Républic » : « La double peau ça a été la grande idée de Jacques Ferrier [l’architecte]. Le bâtiment est conçu avec une première peau en béton très bien isolée. Mais lui a résolu pas mal de contraintes pour atteindre les niveaux de performances que l’on visait en proposant une solution de double peau sur les trois façades du bâtiment : façade ouest, sud et est une ossature métallique avec une résille en panneaux perforée qui assure principalement quatre fonctions. Première fonction : l’amélioration du confort thermique du bâtiment (cette double peau protège l’enveloppe, empêche les effets de surchauffe l’été et réduit les consommations du bâtiment pour le rafraîchissement). Sa deuxième vocation, c’est d’assurer un effet d’ombrelle, ça fait fonction de brise-soleil, tamise la lumière et donne une lumière beaucoup plus agréable pour les occupants qui travaillent systématiquement sur informatique et donc qui sont obligés de se protéger du rayonnement direct (...) ».
Là, tu viens d’apprendre que l’architecture moderne protège les yeux fragiles des humains face à ce grand fléau qu’est le soleil, et leur permet de passer tout leur temps devant leurs amis les écrans plutôt que d’être agressés par des rayons naturels (ô horreur). Mais que faire du soleil, alors ? «  Il y a 1 000 mètres carrés de panneaux photovoltaïques sur le bâtiment, nous apprend Florence Audouy. Elle est revendue mais représente environ 20% des consommations du bâtiment. C’est l’équivalent de l’énergie nécessaire à éclairer le bâtiment  ». Et là, tu viens d’apprendre que ce bâtiment consommera vraiment beaucoup d’énergie (mais elle sera smart) et que le solaire c’est juste pour faire joli mais c’est sympa quand même.
Ce que tu ne sais pas encore, c’est que le bâtiment en construction dans lequel va emménager Atos Origin (souviens-toi du paragraphe 3) s’appelle les « Reflets du Vercors  », qu’il se situe juste à côté de celui des «  Reflets du Drac  » et que tous deux se ressembleront comme deux gouttes d’eau. L’uniformité, c’est aussi ça la smart attitude !

Tu le sais, quand les politiques font de grands projets, ils angoissent toujours sur d’éventuelles oppositions qui viendraient contrecarrer leurs plans, qu’ils dressent pourtant pour le bien du peuple. Ainsi en est-il de Stéphane Siebert, qui cumule les postes d’adjoint au développement durable à la ville de Grenoble et de directeur délégué à la recherche technologique au CEA, et qui intervient, toujours sur «  CleanTech Républic » : «  Ce que je trouve extrêmement intéressant dans cette démarche que je qualifierai de collaborative, c’est qu’elle permet de mettre en jeu l’aspect comportemental. (…) Personne ne sait aujourd’hui comment vont être capables de fonctionner toutes ces technologies nouvelles mises à disposition de milliers d’utilisateurs en même temps. On a absolument besoin d’avoir un démonstrateur en taille réelle, avec des vrais gens, qui permet de vérifier si tout ce qu’on a en tête marche effectivement.(...) Bien entendu, la clef du succès c’est que les habitants adhèrent à la démarche. Et c’est bien plus facile de faire ça dans un quartier nouveau comme la Caserne de Bonne ou la Presqu’île, parce que finalement on va avoir une arrivée massive de nouveaux habitants qui ne sont pas encore ficelés par tout un ensemble d’habitudes, d’abonnements, de système qui font qu’au bout d’un moment ça devient trop compliqué de changer (...). Là on est capables de proposer en même temps qu’un nouveau mode d’habiter et un nouveau lieu de travail tout un ensemble de services dans l’utilisation de l’énergie et des transports associés de manière infiniment plus facile  ».
Tu as vu comment la ville de Grenoble est smart ? Plutôt que d’embêter les vrais habitants, elle préfère créer de nouveaux quartiers, avec de nouveaux habitants qui, eux, comme ils viennent d’arriver, n’ont pas la malveillance d’ouvrir leur gueule. Une fois l’expérimentation «  concluante  », ils pourront alors tranquillement l’étendre au reste de la ville, et placer les opposants devant la politique du «  ça existe déjà ailleurs  ». Habile, non ? C’est aussi ça la démocratie participative.

Ne trouves-tu pas ça impressionnant, comment tout est maintenant «  interconnecté  » ? Comment, en partant d’un petit objet - le compteur électrique - on peut arriver à parler de nouveaux quartiers et de villes intelligentes, du monde d’après-demain. C’est aussi ça, la grande force de ces projets, de l’évolution du monde, du progrès : donner l’impression que tout cela est inéluctable, que de toute façon cela vient d’en haut, qu’on ne peut pas agir. Tu me diras, le Linky découle d’une directive européenne qui stipule « que 80% des compteurs électriques doivent être communicants d’ici 2020 pour favoriser la concurrence et les économies d’énergie  ». C’est vrai, mais comme on l’a vu dans ce texte, plein de promoteurs du Linky et de la smart révolution agissent dans ta ville, juste à côté de chez toi, dans des laboratoires ou des bureaux ombragés. Et alors ? Imagine : si tu étais hostile au monde-machine, si tu refusais l’invasion des capteurs et puces électroniques dans tous les pans de la vie sociale, si tu te croyais suffisamment «  intelligent  » pour ne pas avoir besoin d’objets qui s’affirment tels, tu pourrais te servir de cette proximité pour exprimer ton désaccord. Tu pourrais refuser de devenir un cobaye de la «  ville intelligente  » et faire connaître ce refus. Ce serait quand même plus intéressant que de râler contre «  cette nouvelle saloperie  » et de bougonner contre «  les directives de Bruxelles  », non ?
Mais, bien entendu, suite à notre petite histoire, tu as compris tout le bien qu’on peut attendre des Linky et de la smart révolution.

(*) Toutes les citations non sourcées proviennent des sites du Linky, d’Atos Origin, de Wikipedia ou du site de CleanTech Républic.