Accueil > Avril / Mai 2015 / N°30

Politique culturelle

Une grosse tuile et les déceptions s’empilent

D’ordinaire Le Postillon ne parle jamais de « culture », avec ou sans grand Q, réservant, en grand prince, ce domaine au sac à pub local Le Petit Bulletin. Si pour une fois on plonge dans ce panier de crabes, c’est parce qu’il s’avère qu’au bout d’un an, la municipalité d’Éric Piolle a réalisé une très grande performance : se brouiller avec une bonne partie des « cultureux » grenoblois, public pourtant largement sympathisant de la mouvance rouge-vert et heureux du changement de municipalité. Alors que des festivals disparaissent, que des sympathisants de Piolle sont de plus en plus déçus par la politique culturelle mise en place, les élus mettent le paquet sur des farces participatives ou sur une grande opération de communication appelée « Journée des Tuiles ».

Vous êtes-vous déjà rendu à une des réunions municipales de « co-construction », la « démocratie participative » version Piolle ? N’aimant pas perdre mon temps, j’avais jusque-là évité ces agapes. Et puis des amis m’ont convaincu de me rendre aux deux « Chantier des Cultures », organisés le 8 décembre et le 1er avril. J’y allai sceptique et je n’ai pas été déçu. Lors de ces farces mondaines, les élus ont demandé aux centaines de personnes présentes de « co-construire » la politique culturelle grâce à plusieurs dispositifs plus ou moins risibles. Mon préféré, qui permet de saisir l’ampleur du foutage de gueule, est celui des post-it, où chacun doit écrire un mot, qui est ensuite collecté, rentré dans un ordinateur, puis vidéo-projeté dans un nuage de mots illisibles. Et puis, il y a aussi à chaque fois la séquence des « petits groupes » : à un moment de la soirée, le public doit se regrouper en groupes d’une vingtaine de personnes, discuter pendant une heure, et en sortir des propositions pour la politique culturelle qu’un rapporteur viendra ensuite énoncer lors du retour en grand groupe. Exercice à l’efficacité douteuse, sachant qu’il faut déjà presque une demi-heure pour faire le tour de table de présentation et qu’il reste donc autant de temps pour débattre et trouver des convergences. Le rendu de ces groupes est donc d’une grande hauteur intellectuelle, avec des éclairs de pensée du type « il faut plus faire participer les habitants » ou « il faut intégrer tous les quartiers ».
Ce qui est triste avec la plupart des cultureux, c’est que même si la mairie se fout ouvertement de leur gueule, ils restent assis bien sagement et ne mordent jamais la main qui les nourrit. Heureusement, certains sauvent l’honneur. Le 8 décembre, au premier chantier, une jeune femme avait parfaitement résumé la situation : « je vais m’en aller, parce que je ne comprends pas... On a affaire à une animation. Pour moi c’est une démission du discours politique ».

Au second chantier, qui avait pour thème « l’espace publique en question », j’ai eu de la chance : je suis tombé dans un groupe intéressant (vu les comptes-rendus des rapporteurs, les autres groupes avaient l’air beaucoup plus chiants). Beaucoup des membres de mon groupe ont refusé de jouer le jeu, et se sont demandés ce que l’on faisait là. Extraits de prise de parole : « Une heure pour faire des propositions concrètes dans un groupe de vingt qui ne se connaît pas et on se retrouve dans deux mois : c’est hallucinant comme processus. Comment peut-on travailler sans se connaître ? » ; « C’est trop court, ce n’est pas possible » ; « En fait ce qu’ils nous demandent, cela relève du sondage » ; « Leurs discours, cela donne l’impression qu’il n’existait rien avant, comme si tout avait été annulé. Mais il faut aussi faire vivre la mémoire de ce qui s’est passé d’inventif » ; « Ça va servir à quoi ce qu’on est en train de faire ? À donner des idées à la mairie ? Mais il y a des projets qui existent à Grenoble, qui ne sont pas soutenus par la mairie. Je ne vois pas pourquoi on irait en inventer d’autres » ; « Pourquoi les festivals qui existaient déjà sont en train de péricliter ? »

Plusieurs festivals menacés

A ce stade-là, il doit vous manquer quelques billes pour comprendre. Car pour la première « véritable » année d’Éric Piolle à la mairie, jamais autant de festivals n’ont été menacés ou annulés à Grenoble. Certes, ce n’est pas une spécialité locale : les baisses de budget dans la culture impactent toute une série de festivals un peu partout en France. Mais là je vous parle surtout de petits événements, plus facilement soutenables par la municipalité que des grosses kermesses nécessitant des centaines de milliers d’euros de budget. Le festival Mistral Courant d’airs, sur le quartier du même nom, n’aura sûrement pas lieu faute d’un financement suffisant de la part de la mairie, tout comme le festival Quartiers Libres, ancré à la Villeneuve. Festiv’arts, festival étudiant d’arts de rue, aura lieu sur deux jours au lieu de quatre. Le festival de fanfares à la Bastille Fort en son, privé de subventions municipales, n’aura plus lieu à la Bastille mais juste au jardin de Ville. Quant au festival Vous êtes bien urbain, existant depuis deux ans fin octobre et proposant une semaine d’animations autour des « cultures urbaines », il est quant à lui purement annulé.

Santiago, de l’association Contratak, co-organisatrice de Vous êtes bien urbain est dégoûté : « Ce festival est né parce qu’on avait répondu à un appel à projet de la mairie il y a deux ans. Le premier bilan avait été très bon, alors ils nous avaient reconduit la subvention de 15 000 euros. L’édition de 2014 était encore plus riche et fournie, on avait plein d’idées pour la prochaine édition, mais ils viennent de nous dire qu’à cause des restrictions budgétaires, notre subvention n’était pas reconduite. On passe de 15 000 euros à zéro, donc forcément on annule ». Damien fait partie de l’association Retour de Scène, association également co-organisatrice du festival. Lui ne comprend pas : « Le fond et la forme sont inacceptables pour nous. Cette annonce tombe, sans aucune préparation ni vrai concertation. On nous rabache qu’il y a trop de de festivals à Grenoble Alors que dans le même temps, on apprend que la mairie subventionne un nouveau festival de Street art et qu’elle crée la Journée des Tuiles. » Ce n’est pas la seule mauvaise nouvelle pour Damien. Retour de Scène organise l’essentiel de ses concerts à La Bifurk « friche culturelle, sportive et citoyenne » du quartier Flaubert, mais « Élisa Martin, l’adjointe à la tranquillité publique, a déclaré vouloir interdire les concerts à la Bifurk, à cause des nuisances sonores. Pareil : elle nous a annoncé ça sans en discuter précisément avant. Elle arrive, sans connaitre l’organisation des différents acteurs dans le bâtiment et prend une décision sans concertation. En plus, il faut savoir qu’on organise seulement une quinzaine de concerts par an à la Bifurk, ça n’a rien à voir avec l’activité de salles comme l’Ampérage ou le Drak’art. Il faut quand même faire attention avant de tuer des choses comme ça. J’espère qu’on va pouvoir négocier, nous n’avons pas encore pu la rencontrer, mais on pense qu’elle est ouverte à la discussion. En tous cas, je ne comprends pas du tout quelle est leur politique. On a voté pour eux, on a plutôt de la sympathie, mais là on est perdu. On ne voit pas leur ligne ».

Corinne Bernard, du Trièves à la culture grenobloise

Connaissez-vous Corinne Bernard, l’adjointe aux cultures (avec un pluriel pour se démarquer dans la sémantique de la précédente municipalité) ? Comme d’autres membres de l’équipe municipale, elle a un côté un peu attendrissant parce qu’on voit tout de suite qu’elle n’est pas du « sérail » politique. Il est par exemple assez manifeste qu’elle n’a jamais eu de media-training ou autre coaching pour parler en public. Ses prises de paroles sont donc truffées de petits gags du style : « déjà vous dire que je ne suis pas du tout à l’aise même si je souris » ; [au bout de deux minutes] « ça y est j’ai soif il faudrait que je trouve de l’eau. J’ai plus de salive, c’est un métier, hein » ; « je suis pas très très organisé hein » ; « j’oublie souvent la chose la plus importante » ; « Ça prouve que même quand j’ai mes notes, je n’y arrive pas » ; « non mais parce que voilà » ; [en lisant ses notes] « J’arrive à la fin, en plus je ne suis pas du tout ce que j’ai écrit donc, bon, ah oui, c’est un métier, euh... ça je l’ai dit... ».

Ce manque de savoir-faire pourrait être sympathique s’il n’était pas couplé à une certaine arrogance et suffisance, qui expliquent un peu mieux le personnage. Car si elle n’a pas encore tous les codes politiques, Corinne Bernard a en revanche tout d’une politicienne. Ancienne chef de gare dans le Trièves, elle n’a pas voulu regarder passer les trains politiques : sentant que la liste écolo grenobloise avait le vent en poupe, elle a candidaté pour y figurer, tout en continuant à habiter à cinquante kilomètres de Grenoble. Désignée adjointe aux cultures, elle a dû déménager et doit donc découvrir depuis un an à la fois la géographie grenobloise et les multiples structures culturelles qu’elle est censée gérer. Pas facile. Surtout que Corinne Bernard a décidé d’enfreindre les règles de son parti Europe-écologie-les-Verts en cumulant les mandats : elle est à la fois adjointe à la culture à Grenoble, conseillère à la Métro et élue à la Région Rhône-Alpes, ce qui lui permet d’émarger à au moins 5 800 euros brut par mois. Mais cela ne l’empêche pas de déclarer pour le premier chantier des cultures : « Huit mois ne suffisent pas, dans la vie d’une femme qui pourtant ne fait que ça, à tous vous rencontrer et à répondre à l’ensemble de vos sollicitations ». En disant qu’elle « ne fait que ça », la cumularde devait certainement parler de la politique.

Pour faire croire à une « co-construction » des politiques culturelles, la municipalité a mis en place un « comité d’avis » décidant du montant des subventions culturelles, en conviant des membres de l’opposition, des « personnalités qualifiées et des citoyens tirés au sort ». Corinne Bernard avait fanfaronné sur cette initiative sur Rue89Lyon (16/01/2015) : « Dans l’ancienne municipalité, les subventions étaient distribuées par l’adjointe à la culture, Eliane Baracetti, et son directeur des affaires culturelles qui décidaient “qui et combien”, couverts par le code général des collectivités territoriales confiant l’attribution des subventions à la discrétion du maire et de son représentant. C’est très IIIème République ! Mais le fait du prince, c’est fini ».

Mais même si le prince est parti, le cahier de doléances est toujours bien rempli. Le très sage Synavi (Syndicat national des arts vivants) a écrit aux élus le 11 mars dernier pour se plaindre du fonctionnement de ces « comités d’avis » : « Le Synavi représenté par deux de ses membres a participé le mardi 3 mars 2015 au premier Comité d’avis mis en place par la nouvelle municipalité, comité ayant ‘‘pour mission d’aider les élus à la prise de décision et d’évaluer collégialement les projets culturels’’. [...] Concernant la mise en œuvre de ce comité, les dossiers, instruits par les personnels de la Direction des Affaires culturelles et sur lesquels il fallait délibérer, ont été transmis le jour même de la réunion. L’extrême diversité des singularités des dossiers à traiter a donc été découverte ‘‘sur le tas’’. [...] Le Synavi ne peut être en accord avec les choix faits par la majorité municipale ni cautionner les orientations prises lors de ce premier Comité d’avis car contraires à un minimum d’équité qu’on peut attendre dans le traitement des dossiers. » Bref, ces comités d’avis ont l’air de relever autant de la farce participative que les chantiers de la culture.
Pour justifier l’arrêt ou le maintien en l’état des subventions municipales, Corinne Bernard, répète que les caisses sont vides. Suite au désengagement de l’État, elle doit économiser 8 % sur le budget dont elle dispose à la culture. Sauf que beaucoup ne comprennent pas certains choix réalisés. Alors que la mairie annule la subvention au festival de cultures urbaines Vous êtes bien urbain, elle en donne une, de 9 000 euros, pour un nouveau festival de street art (voir encart). Organisé par Jérôme Catz, businessman dans le Street art et la « board-culture », il aura lieu courant juin, principalement à l’ancien musée de peinture place de Verdun, et aussi un peu à Championnet, autour de Spacejunk, l’« artcenter » ouvert par Catz il y a douze ans. Possédant également d’autres galeries à Lyon, Bourg-Saint-Maurice et Bayonne, Catz avait « imaginé ce festival pour la ville de Lyon, nous assure-t-il. Avec toute la démesure qu’il peut y avoir dans mon cerveau, j’avais imaginé que cela pourrait être un gros truc ». Mais il s’est fait remballer par les élus de Lyon et a donc profité du changement de municipalité grenoblois pour leur vendre la version « pas cher » de son festival rêvé, qui devrait également être financé par des mécènes.
« En cette période de pression budgétaire nous avons fait le choix d’un recentrage sur notre mission de service public municipal », assure Corinne Bernard à Télérama (19/12/2014). Un festival de street art relève-t-il du « service public municipal » ? Ou plutôt : en quoi est-il plus pertinent qu’un festival déjà existant autour des « cultures urbaines » en général ou que des festivals ancrés dans des quartiers populaires ?

Ce qui est sûr, c’est que le street art est de plus en plus à la « mode » dans un certain milieu « branché », et correspond à une certaine image cool que la municipalité veut se donner. Jérôme Catz, ancien snowboarder professionnel, surfe sur ce phénomène pour faire parler de lui : il est connu nationalement, vient d’être « commissaire » d’une exposition dénommée « #street-art » à la Fondation EDF à Paris, et il va réussir à faire venir quelques pointures à son festival (notamment Isaac Cordal, Goin et C215 pour les connaisseurs) : son événement risque donc d’avoir quelques retombées « presse ». En tout cas, plus que les petits festivals organisés par de braves anonymes.

80 000 personnes attendues pour la fête des Tuiles

La politique culturelle de la ville de Grenoble serait-elle guidée par l’envie de briller, de faire parler de cette municipalité « innovante », et d’attirer le touriste ? Si rien n’annonce de telles intentions dans le programme d’Eric Piolle, une sortie de Corinne Bernard lors du premier chantier des cultures le laisse penser : « Il me semble que c’est aussi ça, notre chantier : il va falloir qu’on fasse autrement pour qu’on puisse un jour, ne pas nous opposer que la culture c’est chère, mais que ce soit aussi du développement économique. Peut-être que les gens pourraient venir à Grenoble, en touristes, pour la culture. Alors c’est déjà un peu le cas, mais pas suffisamment. »

Pour faire venir le touriste, la municipalité a un projet bien plus efficace que des petits festivals s’adressant seulement à ces pauvres grenoblois : la Fête des Tuiles. L’engagement n° 18 d’Éric Piolle promettait de « créer une fête de la Journée des Tuiles », récupérant cet événement historique pour communiquer sur la légende de Grenoble comme ville pionnière (voir page 8). La première édition de cette fête va avoir lieu les 6 et 7 Juin prochain sur les cours Jean-Jaurès et Libération, qui devraient être bloqués à la circulation. Pour cette première, la mairie a confié, dans des conditions assez opaques, l’organisation à l’association Fusées. Incroyable coïncidence : cette association est tenue par Pascal Auclair et Marielle Imbert, deux membres d’EELV (Europe-écologie-les-verts). Leur tâche n’en est pas moins rude : en quelques mois, ils sont censés organiser – en « co-construisant » avec tout le monde bien entendu – une fête rameutant 80 000 personnes (document de présentation du 16 mars). En gros, l’idée est de créer un événement « fédérateur » pour faire parler de Grenoble à l’extérieur, comme la fête des lumières de Lyon ou le carnaval de Dunkerque. Autant dire qu’une telle ambition crée quelques tensions et prises de tête à la mairie... Parmi les idées lumineuses qui vont animer le boulevard, la municipalité ambitionne d’organiser le « plus grand banquet du monde », long de plus de 1 700 mètres : le Guiness Book devrait même être payé pour venir officialiser ce « record ». Cette gentille kermesse, censée faire honneur à l’idée révolutionnaire avec des parties de badminton, des « peintures collectives » et de la « gastronomie partagée », devrait coûter au moins 150 000 euros, sans compter les fonctionnaires mis à disposition par la ville (elle vient par exemple de recruter Antoine De Gantho un responsable technique de la Fête des lumières pour l’occasion) et de multiples faux frais (comme le paiement du Guiness Book).

Des militants écœurés

Forcément, le volontarisme affiché pour faire aboutir cette opération de communication, couplé au peu d’égards envers plusieurs « petites initiatives », passe mal chez nombre de « cultureux ». Certes, la journée des Tuiles ne relève pas de la culture, mais plutôt de l’animation et de la communication : d’ailleurs c’est Erwann Lecœur, le directeur de la communication municipale, ancien coach d’Éric Piolle pendant la campagne, qui supervise l’opération depuis la mairie. Mais les moyens mis sur cet événement spectaculaire énervent même certaines personnes ayant participé avec enthousiasme à la campagne d’Eric Piolle. Fabien, simple citoyen non encarté mais engagé dans des initiatives culturelles, a fait des heures de réunion dans le groupe de travail autour de la culture. Il a même participé à l’écriture du programme, mais est aujourd’hui écœuré : « D’un côté, c’est mieux qu’avec le Parti socialiste au sens relationnel : on peut facilement parler aux élus, on n’a pas l’impression qu’ils sont dans leur tour d’ivoire. Mais d’un autre côté, c’est pire : au moins le Parti socialiste était plus clair et disait clairement qu’il voulait faire de la culture élitiste. Là, ils ont donné de faux espoirs. Dans le groupe de travail, personne n’avait parlé de la fête des Tuiles. C’est sûrement une idée de Lecoeur. Les élus pensent qu’il y a trop d’événements à Grenoble et veut donc faire un événement qui fédère tout le monde. Mais c’est en contradiction avec le programme. On voulait que la mairie soit juste là pour accompagner les projets, pas pour les impulser ». L’engagement n° 10 promettait en effet de « considérer les associations comme des partenaires, et non des prestataires ». Dans l’invitation à la soirée « culture » du 3 mars 2014, pendant la campagne municipale, l’équipe d’Éric Piolle dénonçait la municipalité Destot : « La politique municipale envisage par ailleurs la culture comme un moyen de rayonnement et de prestige. Nous ne nous accommodons pas de cette situation ». Mais sans doute la fête des Tuiles, qui entend réunir 80 000 personnes, n’a rien à voir avec le prestige et le rayonnement.

Alexandre a également participé à ce groupe de travail, et est lui aussi déçu aujourd’hui : « C’est la même chose que sous la précédente municipalité, sauf qu’au lieu d’avoir les Jeux olympiques, on a la journée des tuiles. On fait pareil qu’avant... une production ‘‘made in Mairie de Grenoble’’, des initiatives existantes délaissées, oubliées ou carrément abandonnées, une discrétion sur le où, quand, comment, avec qui se prennent les décisions... bref, ne jetez rien, Baracetti [NDR : l’adjointe à la culture de Destot] n’aurait pas mieux fait ! […] Les chantiers de la culture, ça ne peut pas marcher, comme c’est fait actuellement. Ce n’est pas en recueillant des paroles spontanées d’individus qu’on met en place un processus de réflexion collective. On ne sait pas comment sera analysé ce qui est dit, et comment seront définis des objectifs, des partenariats, des priorités. […] Peut-être que la journée des Tuiles ce sera sympa, mais c’est fait dans une temporalité qui empêche toute “co-construction” avec les gens. Les organisateurs répètent que c’est “l’année zéro”, que ce sera mieux les prochaines. Mais le problème, c’est que j’ai l’impression qu’ils ont la pression du directeur de la com’ qui veut que ce soit avant tout un gros truc ». Comment expliquer qu’une équipe en qui ils croyaient, qu’ils ont aidé pendant la campagne, les dépite à ce point ? « On leur a trop fait confiance. Je n’avais pas beaucoup de confiance dans les politiques avant, aujourd’hui je n’en ai plus du tout. L’organisation municipale même les coupe des simples citoyens. Il faudrait leur mettre la pression sans arrêt, car on ne fait pas avancer une vraie politique de gauche sans la pression des mouvements sociaux ».

On peut contester l’intérêt de bien des initiatives culturelles. S’interroger sur la pertinence de tel festival, sur l’importance de telle association, sur le rôle de l’art dans l’embourgeoisement de certains quartiers ou dans l’acceptabilité d’événements promotionnels ou d’innovations technologiques. Là n’est pas le but de cet article, qui entendait simplement faire la lumière sur quelques choix révélateurs de la municipalité. Ces choix ne parlent pas seulement de la culture, mais de la manière de faire de cette équipe censée « réinventer la politique », des espoirs qu’elle a suscités aux déceptions qu’elle est en train de faire naître. De comment le pouvoir change, comment il fait rentrer dans le moule. Écoutons donc pour finir, le témoignage d’un acteur culturel grenoblois préférant rester anonyme :

« Quand la majorité a basculé, on était nombreux à se dire “enfin !”. On pensait que les cartes allaient enfin être redistribuées, et les moyens avec.
Et les premiers temps, ce fut vrai. Les ruades fusent de la part de cette nouvelle adjointe aux cultures : quelques critiques acerbes de certaines institutions ou pratiques, quelques bravaches annonçant le grand bouleversement qui s’annonce... On y a cru tellement que l’annonce de la suppression de la subvention des Musiciens du Louvre, on ne l’a pas pris comme un coup de com’, mais comme le début du changement et de la redistribution. Les Musiciens du Louvre incarnaient beaucoup de ce que l’on détestait : le souhait du prince, le projet de prestige qui brille, une subvention pour couvrir les déplacements des musiciens parisiens, le cumul des lieux de résidence et des moyens financiers, une connexion artificielle avec le territoire...
Mais peu à peu, la posture gestionnaire s’est imposée et le discours trop de fois entendu revient : on ne cherche plus à rebattre les cartes et redistribuer les moyens, on cherche l’équilibre. Corinne Bernard reprend le vocabulaire et les formules d’usage habituels à la fonction : “trop de festivals”, “trop de projets”, “si je vous aide vous, qui je baisse, dites moi”, “au mieux ce sera une aide symbolique”... On n’a pas de projets, mais on a une calculette à la place du cerveau.
Comme elle a choisi de cumuler les mandats (et les indemnités qui en découlent), elle n’a pas le temps de véritablement travailler ses dossiers, elle arrive au rendez-vous sans avoir lu la lettre que l’association lui a faite ou même parfois la note que le technicien lui a faite. Elle ne peut donc batailler face aux services en place depuis si longtemps. Les services font plus que jamais ce qu’ils veulent. L’élue est dépassée et leur a laissé les rênes. Elle s’appuie sur ceux qui la planteront demain. Et c’est triste.
Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’envie réelle... Ce minimum de vision qui permettrait de chercher à dégager des marges de manœuvre pour aider de nouveaux projets. Comme si le choix des élus ne pouvait plus qu’être un choix dans les baisses. Comme si l’action des élus ne pouvaient plus être qu’action de communication. Pourquoi si peu d’imagination ? Où est donc passé la personne rencontrée il y a un an, juste après sa prise de fonction ? A-t-elle été mangée par l’élue ? Triste transformation en une année d’exercice du pouvoir. Éternel travail de sape des gens assis, des gens bien sur leur siège, satisfaits d’eux et du monde comme il est et où il les a mis. »

À fond dans le #street-art

Un des grands changements affichés par rapport à l’ancienne municipalité dans la politique culturelle est le soutien affiché au « Street art », littéralement « art de rue », c’est-à-dire toutes les inscriptions (tags, graffitis, pochoirs, etc.) sur les murs. Cette pratique, autrefois « underground » et exercé par des jeunes passionnés prenant des risques, a été intégrée par le capitalisme, comme d’autres activités artistiques initialement marginales : les œuvres des grands « street artistes » peuvent maintenant s’acheter des centaines de milliers d’euros, des expositions lui sont consacrées dans des grands lieux institutionnels, Google a une base de données spéciale pour le Street art, et des requins rodent autour de ce phénomène pour en tirer un maximum de fric. L’organisateur du nouveau festival de Street art Jérôme Catz (voir dans l’article) n’a rien contre cette évolution car pour lui « il ne peut pas y avoir de trahison dans le street art, puisqu’il est tout le temps en métamorphose » (Particité.fr, décembre 2014). L’« autre gauche », au pouvoir à Grenoble, se devait donc de marquer son soutien à ce marché en expansion. L’adjointe aux cultures Corinne Bernard, a réalisé une interview remarquée au Daubé (23/01/2015) pour clamer que « le street art, ce n’est pas sale, c’est de l’art ». Elle y expose la nouvelle politique municipale : « Reste à définir, ensemble, entre ceux qui font les graffs, ceux qui les voient et ceux qui les subissent, ce qui est une dégradation sauvage et ce qui est une proposition artistique. » Cette future « co-construction » risque d’être encore une partie de plaisir. D’autant que « nous continuerons à les enlever si c’est sur des fontaines, lieux patrimoniaux ou très fréquentés au nord des grands boulevards. » Le treet art ne sera donc que « proposition artistique » au sud des grands boulevards (dans les quartiers pauvres) mais,en revanche, risque d’être souvent une « dégradation sauvage » au nord des grands boulevards (dans les quartiers riches). Afin de mettre en place cette nouvelle politique « avec Jérome Catz, on va accompagner l’équipe de la propreté urbaine. Tags, graffs, pochoirs, collages....Qu’est-ce que le street art ? ». Je suis donc allé demander à Jérôme Catz comment il allait faire pour apprendre aux employés municipaux à différencier une œuvre d’art d’une dégradation... La formation avec les responsables municipaux du nettoyage venait justement d’avoir lieu : selon lui, il n’a jamais cherché à définir ce qui était une bonne ou une mauvaise œuvre, mais leur a simplement fait un long exposé sur l’histoire et les différentes formes de Street art, « afin qu’ils appréhendent mieux ce domaine et que quand ils se retrouvent devant quelque chose qui a nécessité des heures de travail, ils réfléchissent avant de l’effacer. » On verra dans quelques années les résultats de cette inflexion municipale : est-ce que les nettoyeurs municipaux ne laisseront que les œuvres « gentilles », comme les têtes de chat ? Un gros tag « Nik la bac » , comme ci-dessous boulevard Maréchal Foch, sera-t-il considéré comme une « proposition artistique » ?

« Respect ! », surtout pour les normes de sécurité

Le collectif du Brise Glace est baladé par la mairie depuis plus de six ans. Après avoir dû quitter le bâtiment rue Ampère (que ces artistes avaient commencé par squatter en 1995) il y a six ans, puis l’ancien garage Renault de la route de Lyon il y a deux ans (ces deux bâtiments étant toujours inutilisés pour l’instant), la mairie les a installés dans un petit bâtiment à côté de la déchèterie Jacquard. L’ancienne municipalité y fait pour 20 000 euros de travaux de mise aux normes, sauf qu’elle a oublié d’isoler. Forcément, en arrivant, les membres du Brise-Glace, êtres sensibles au froid, se sont débrouillés pour faire des travaux d’isolation avec divers matériaux récupérés. Changement de municipalité, et patatras : Corinne Bernard vient visiter et leur déclare qu’elle ne peut pas les laisser là, « parce que c’est pas du tout aux normes. Je ne veux pas qu’éric Piolle aille en prison s’il y a un accident ». Ce genre de lieu ne peut de toute façon pas répondre à des normes de sécurité évoluant sans cesse, mais quand l’ancienne municipalité avait une certaine souplesse, les nouveaux venus ne veulent rien savoir et ont donc ordonné au Brise-Glace de partir avant la fin août. Mais cette fois ils ne leur ont pas proposé d’autre bâtiment : ils leur ont suggérer de chercher un autre lieu... plutôt dans une autre commune.