Accueil > Oct. / Nov. 2013 / N°22

La Métro comme bac à sable

Eiffage prépare le meilleur des mondes pour Grenoble

En manque d’idées, la Métro a payé l’entreprise privée Eiffage pour réfléchir à «  la ville durable à l’horizon 2030 ». Le 17 septembre dernier, une soirée présentait les conclusions de cette étude dénommée Phosphore 4. Bien loin des prétentions de « démocratie participative métropolitaine », seuls les élus des communes de la Métro et quelques professionnels (urbanistes, architectes, etc) étaient conviés à venir découvrir un projet futuriste pour la cuvette. Un envoyé spécial du Postillon s’est glissé parmi eux : voici le meilleur des mondes imaginé par Eiffage.

Cela fait plusieurs années qu’Eiffage «  imagine la ville durable à l’horizon 2030 » [1]. Depuis 2007, l’entreprise a monté un «  laboratoire de prospective en développement urbain durable intitulé Phosphore ». Ce laboratoire avait besoin de « terrains de jeu virtuels » ou de « bac à sable », selon les propres mots d’Eiffage, c’est-à-dire des vraies villes avec des vrais habitants. Les programmes Phosphore 1 et 2 ont été élaborés sur le petit quartier d’Arenc à Marseille, Phosphore 3 a eu pour théâtre deux cents hectares à Strasbourg. Depuis 2011, Phosphore 4 a travaillé sur l’agglomération grenobloise, un territoire autrement plus grand : «  31 000 hectares et plus de 400 000 habitants. Avec ce nouveau terrain de jeu virtuel, les défis et champs d’analyse de Phosphore 4 ont, une nouvelle fois, été largement renouvelés  ».

En introduction, le président de la Métro Marc Baietto se félicite d’avoir eu le « courage » de confier cette étude à une entreprise privée «  pour nous permettre de réfléchir librement (sic). (…) C’est une réponse à l’abandon de la rocade Nord. Comment travailler sur les déplacements différemment ? Il nous faut sortir de nos ornières, de nos cercles, de nos habitudes de pensée. La réflexion est libre. Travailler avec un groupe comme Eiffage, c’est un gros avantage. »
Pour Eiffage, travailler avec un groupe comme La Métro est également un gros avantage, qui s’évalue pour cette fois-ci à 286 000 euros payés par la communauté de communes (voir encart). à ce prix-là, Valérie David, directrice du développement durable chez Eiffage, s’extasie : « On a travaillé avec un esprit d’enfant, candide. (…) Trente-cinq professionnels tous différents, tous motivés ont travaillé pendant dix-huit mois, et ont laissé libre cours à leurs idées  ». Avant d’assurer, sans rire : « l’objectif de ce laboratoire n’est pas mercantile ». Pour Phosphore 4, la boîte s’est donc associée avec des entreprises aussi désintéressées qu’elle : Poma, leader du transport par câble et Dassault Systèmes, qui s’est occupé de réaliser les maquettes.

Des grands parkings et du transport par câble partout

Quelles sont donc ces fameuses idées ? Pour résumer, Eiffage propose de réorganiser totalement les déplacements grenoblois, en installant à chaque entrée de l’agglomération des « hubs multimodaux  » (hub signifiant plate-forme de correspondance en novlangue) qui seront des « filtres, plate-formes logistiques et nœuds de mobilité décarbonée  ». Dans le projet, le plus grand d’entre eux est situé au nord-ouest de l’agglomération, sur la commune du Fontanil-Cornillon et occupe une surface de plusieurs dizaines de milliers de mètres carrés et plus de huit cent mètres de long. Il propose des commerces, des services et un «  parking de 8 000 places  » (pour donner une idée de la surface que cela représente, l’immense parking de l’aéroport de Saint-Exupéry possède à peu près 14 000 places). On peut s’y garer et ensuite prendre un des « transports en commun non émissifs ou de déplacement ‘‘doux’’ (TER, transport urbain par câble, tramway, vélos et véhicules électriques en autopartage)  » qui pourra nous mener un peu partout dans l’agglomération.
Quandt à la rocade et l’autoroute A480, elles sont séparées en deux : une partie, limitée à 50 kilomètres/heure est un boulevard urbain, et l’autre, limitée à 70km/h est une «  voie tangentielle  » ne permettant pas de rentrer dans l’agglomération. Elle «  recueille et draine l’ensemble des flux : flux sortant de l’agglomération, flux traversant de périphérie à périphérie, flux des transports en commun  ».
Dans chaque quartier sont implantées des « halles universelles  », qui sont – attention langage technocratique – des «  équipements multifonctionnels qui agissent comme relais locaux au sein de schéma de décongestion structuré dès l’entrée de ville par les hubs multimodaux  ». Vous n’avez pas compris ? C’est pourtant limpide : elles seront « de nouvelles centralités rayonnantes qui apportent mixité et vitalité au sein des quartiers », implantées à moins de cinq minutes à pied de tous les habitants.

Breveter la Haute Qualité de Vie®

On passe rapidement sur les autres facettes de ce délire prospectif : les Modul’air (cabines pouvant aussi bien être utilisées en tant que téléphérique ou accrochées à l’arrière d’un tramway) les Urbanbridge (ponts montables et démontables rapidement), les panneaux solaires recouvrant entièrement la « voie tangentielle  », les « services rendus » au voyageur pendant le temps de transport par le développement de gadgets entièrement connectés et « intelligents », et les quelques «  must » écolos pour faire joli (toits végétalisés, ressourceries-recycleries). La plupart de ces idées, recyclées par ce laboratoire dont « l’objectif n’est pas mercantile » sont bien entendu déjà brevetées. Donc il faut écrire Modul’air®, Urbanbridge®, et surtout HQVie® : un des concepts centraux de Phosphore est en effet le référentiel Haute Qualité de Vie®, censée « définir un ensemble de principes directeurs applicables aux écomobilités ». Si les modalités restent très floues, au moins la marque est déposée.


Pour Eiffage et Poma, dans le Grenoble des années 2030, tout sera beau, tout sera joli, surtout leur chiffre d’affaires.

En gros, les deux entreprises proposent un plan qui leur permettra de réaliser le maximum de bénéfices. Eiffage s’occupera des nouveaux immenses bâtiments, des parkings et de la requalification des routes ; Poma s’appropriera bien naturellement le juteux marché des transports par câble omniprésents. Résultat pas si mal pour un labo non «  mercantile ».

D’ailleurs, les retombées économiques sont déjà là : Eiffage est parvenu à obtenir deux chantiers très importants sur la presqu’île scientifique, quartier en pleine mutation appelé à être le futur centre-ville de Grenoble. Le «  leader européen du BTP  » va construire l’ « îlot Cambridge », comprenant «  140 logements, 344 m2 d’activités, 210 m2 de locaux partagés et une crèche ». En plus de ce « premier prototype du référentiel Haute Qualité de Vie d’Eiffage  », l’entreprise a également été lauréate d’un PPP (Partenariat public privé) conclu dans le cadre de la juteuse « opération Campus ». Eiffage s’occupera donc de la construction et de la gestion du futur « pôle mondial de l’énergie », répondant au doux nom de « GreEn-Er  », situé également sur la presqu’île et dont la première pierre (qui était un arbre, pour faire plus « développement durable » – sans avoir peur du ridicule) a été posée début septembre par la ministre Fioraso.
Quant à Poma, sans doute faut-il voir le lobbying jusqu’au-boutiste du président Baietto pour le transport par câble (« S’il ne se fait pas dans le Vercors, on le fera ailleurs ») comme un attachement très fort à l’industriel.

Le réchauffement climatique comme prétexte

Au-delà de l’étude, les destins d’Eiffage, Poma et de la métropole grenobloise semblent donc très liés, ce qui fait penser que beaucoup d’idées de Phosphore, jugées très « fantaisistes  » par certains, ont quand même quelques solides chances de voir le jour. Eiffage assure que «  tout ce qui est proposé est réalisable techniquement  ». Le problème, c’est qu’il n’y pas que la technique à prendre en compte, mais aussi cet affreux paramètre que sont les habitants. C’est pour ça que la question de «  l’acceptabilité » est revenue plusieurs fois dans la soirée de présentation du 17 septembre.
Valérie David, directrice de développement durable chez Eiffage : «  L’acceptabilité sociale de l’équipement aussi lourd qu’un hub - vous avez entendu les chiffres de dimensionnement - c’est pas rien. On fait le pari que d’ici une vingtaine d’années il y aura une prise de conscience suffisamment importante parmi les citoyens pour accepter l’idée d’infrastructures aussi importantes qui permettent de rendre un éventail de services économiques, sanitaires ou environnementaux. Le pari qu’on fait aussi, c’est l’augmentation dans la population de l’appétence forte pour des politiques publiques qui préservent d’avantage la santé des citoyens ».
Rappelons qu’avant de faire de la prospective, le groupe Eiffage est surtout connu pour avoir construit des autoroutes, des ponts (dont le viaduc de Millau) et même des centrales pétrolières. D’ailleurs l’entreprise - en même temps qu’elle «  phosphore » sur la « ville post-carbone  » - continue de construire ce genre d’équipements ne préservant pas du tout « la santé des citoyens ». Encore récemment, Pierre Berger, le nouveau président d’Eiffage (qui est un homonyme du propriétaire du Monde) intriguait dans Les Echos (30/08/2013) pour « la relance du plan autoroutier », incluant notamment « la réalisation des contournements autoroutiers de villes comme Lyon et Grenoble  ».
Le lancement de Phosphore est donc une stratégie du groupe pour jouer sur tous les tableaux et pouvoir être perçu comme un précurseur quand les effets du réchauffement climatique se feront plus durement ressentir. Leur livre Des villes et des hommes (1), qu’ils ont distribué à l’ensemble des participants à la fin de la soirée, s’ouvre sur l’interview d’un climatologue affirmant que «  le réchauffement climatique est inéluctable » et qu’il faut donc « essayer dès maintenant d’entamer une véritable rupture conceptuelle et technique de la ville et ne pas se contenter seulement d’une démarche d’amélioration continue ». Dans sa langue, Valérie David appelle ça une «  stratégie de rupture post-carbone ». C’est le principe du gagnant-gagnant : peu importe le modèle de développement à la mode - tout-routier ou «  mobilité décarbonée » - seuls comptent les bénéfices.

Remarquons au passage que le meilleur des mondes d’Eiffage ne propose jamais de diminuer drastiquement les déplacements, la seule solution évidente pour «  lutter contre le réchauffement climatique  ». Dans le livre (1), Jean Viard, pape universitaire de la mobilité, assure que « la mobilité est notre nouvelle culture, comme hier la sédentarité  ». Pour Eiffage et Poma, la sédentarité, c’est has been et surtout l’immobilité n’est pas un business.

Cette société de la « mobilité décarbonée  » sera très réglementée, notamment grâce à une «  gestion centralisée des déplacements  ». En clair, tous les déplacements seront fliqués. Selon Fabrice Ollier, chef de centre chez APRR (Autoroutes Paris Rhin Rhône) - une filiale d’Eiffage - , également présent à la soirée : « Le mode d’acheminement des marchandises devra répondre à un cahier des charges. Il sera défini selon différents critères : le partage de la voirie selon les heures et les besoins, le mode de propulsion du véhicule ou encore l’utilisation des chargements. Ces critères, s’ils sont respectés, si le cahier des charges est respecté, cela permet de pénétrer directement sur le territoire de la Métro, dans le cadre de tournées qui sont validées. Comme une tournée de transports en commun est écrite et portée sur un plan, les tournées de marchandises doivent être aussi répertoriées, référencées, bien identifiées et bien cadrées. Dans le cas contraire si on ne rentre pas dans le cahier des charges, la marchandise est invitée à être arrêtée au silo-hub, à être reconditionnée en fonction de sa destination finale, à être ainsi acheminée par des moyens décarbonés dans les centralités, les halles universelles, qui assurent la logistique du dernier kilomètre  ».

Sous prétexte d’inventer la société de la « mobilité décarbonée  », Eiffage imagine donc une ville où il ne sera plus possible d’amener des marchandises sans que le voyage ait été « validé » par des techniciens. On peut raisonnablement supposer que ce contrôle ne s’arrêtera pas au transport des marchandises et qu’il concernera toutes les formes de déplacements, qui seront répertoriés et analysés grâce aux multiples puces RFID dont l’habitant lambda devra se servir pour emprunter les transports. C’est le monde de l’Enfer vert, du titre d’un livre de Tomjo [2], qui décrit à partir du cas de Lille-Métropole, l’instauration d’« une dictature technique au nom de l’urgence écologique. Laquelle utilise l’effondrement de la société, du lien social jusqu’à la biodiversité, pour justifier son emprise totale ».

Instaurer cette dictature technique ne se fera pas sans vague. Valérie David l’a bien compris et prévient : «  Il faut inciter à entrer dans des logiques vertueuses de massification et réduire les possibilités de déroger ou de faire comme on veut. C’est un langage coercitif mais bon.  »

Si on ne peut pas savoir aujourd’hui si les délires prospectifs d’Eiffage aboutiront en 2030, 2050 ou 2084, une chose est certaine : la métropole qui vient est bien partie pour se construire sur les mêmes logiques de contrôle total des déplacements.

La densité et l’étalement urbain

L’agglomération grenobloise de 2030 vu par Eiffage sera à la fois plus dense et plus étalée, contrairement à toutes les belles paroles ressassées par les élus, et notamment Marc Baietto. Sur le site www.offre-habitat.fr, on apprend notamment que «  pour éviter de densifier davantage les zones urbaines, le laboratoire Phosphore 4 propose d’utiliser les flancs des moyennes montagnes pour développer de nouveaux centres d’habitation, notamment vers la Chartreuse et le Vercors ». Comme on le voit sur cette image de synthèse, la construction de la gare du téléphérique à Saint-Nizier-du-Moucherotte sera l’occasion d’amener un peu de ville à la montagne.

Combien ça coûte ?

Initialement la Métro devait subventionner Eiffage à hauteur de 885 000 euros pour réaliser l’étude Phosphore 4, qui devait durer un an, entre juin 2011 et juin 2012. Ce qui a fait pas mal grincer des dents à l’intérieur même de la communauté de communes, qui possède son propre service de «  prospective ». Mais tout ne s’est pas déroulé comme prévu : l’étude a traîné en longueur et finalement la Métro a résilié une grande partie du contrat. Ce dernier s’est uniquement concentré sur «  les systèmes des éco-mobilités douces et rapides » et n’a finalement coûté « que » 286 000 euros à la Métro. C’est toujours ça que les éboueurs et autres prolétaires de La Métro n’auront pas.


À Eiffage, PDG millionnaire et salaires misérables

Qaund le bâtiment va, tout va. Troisième groupe de bâtiments, de travaux publics et de concessions français, derrière Vinci et Bouygues, Eiffage emploie 69 000 personnes. Né en 1992 de la fusion entre Fougerolles et SAE (comprenant notamment le groupe de construction métalliques Eiffel), Eiffage multiplie les constructions de grands projets inutiles en France ou à l’étranger, dont le plus célèbre est le viaduc de Millau. En 2012, l’entreprise avait réalisé un chiffre d’affaires de plus de 14 milliards d’euros et dégagé un bénéfice net de 220 millions d’euros. Alors que le PDG Pierre Berger a disposé de près d’1,2 millions d’euros de salaire en 2012, des milliers de salariés du groupe ont manifesté en avril dernier pour déplorer des salaires « misérables », des conditions de travail « exécrables  » et des « chantiers sous pression  » (Le Figaro, 17/04/2013).


Le meilleur des mondes public ?

Sur son site, l’Ades (Association démocratie écologie solidarité) dénonce le « Pillage du public par le privé (PPP) » et déplore que cette étude soit «  un pot-pourri de toutes les idées circulant depuis 30 ans autour de la ville durable, produites le plus souvent par des structures publiques, des universités, et même les services techniques de la Métro dont le capital culturel a été carrément siphonné par Eiffage pour réaliser cette étude. Le tout sans un mot sur la faisabilité financière de cette prospective. Donc sans utilité pour les élus décideurs ». Pas un mot en revanche sur les penchants totalitaires de cette société décarbonée, comme s’il n’y avait rien à redire au meilleur des mondes tant qu’il est construit par le public.

Notes

[1Toutes les citations non sourcées de ce texte sont issues du livre d’Eiffage Des villes et des hommes, contributions du laboratoire Phosphore d’Eiffage à la ville durable, 2013.

[2Tomjo, L’Enfer vert, L’échappée, 2013.