Accueil > Été 2013 / N°21

Déménagement du territoire

À la conquête de la Polarité Nord-Ouest

Dans la cuvette, les projets d’urbanisme ont définitivement changé de siècle. Finis les projets à l’ancienne, concernant un seul quartier, une seule commune, ne voyant pas plus loin que le bout de la rue. Aujourd’hui, la construction de bâtiments se réfléchit en terme de « polarités ». Parfaitement, messieurs-dames. Les technocrates de la Métro, communauté d’agglomération, ont décidé de cibler trois «  polarités », également dénommées «  espaces-relais majeurs », afin de « concevoir l’agglomération durable  » : la Polarité Nord-Ouest (Grenoble, Fontaine, Sassenage, Saint-Martin-le-Vinoux), la Polarité Nord-Est (autour du domaine universitaire) et la Polarité Sud (autour d’Echirolles, d’Eybens et des quartiers sud de Grenoble) . Ces polarités structurent la future Ecocité, un label porté par nos élus pour vendre leur territoire, avec un slogan accrocheur : « Vivre la ville post-carbone dans les Alpes ! » [1]. Tout un programme.

Paula et Rité sont des gens à peu près normaux. Les documents de communication leur donnant envie de dormir, ils ont décidé de partir à la découverte de la « Polarité Nord-Ouest ». C’est la plus importante et la plus avancée des trois polarités, qui désigne le territoire englobant la Presqu’île et les projets de l’Esplanade à Grenoble, des Portes du Vercors à Fontaine et Sassenage et du parc d’Oxford à Saint-Martin-Le-Vinoux. Paula et Rité ont randonné vingt-quatre heures entre les anciens et nouveaux quartiers, le long des canaux, des ruisseaux, des rivières, et dans les quelques champs agricoles restants. Ils ont abordé plein de gens, admiré les grenouilles et les chevaux, fait un feu au bord de l’Isère. Récit de ce nano-périple de proximité, qui parle surtout du projet des Portes du Vercors.

Départ place Saint-Bruno à Grenoble. Nous (Paula et Rité) rejoignons rapidement la rue Félix Esclangon et les abords du projet Grenoble-Presqu’île, soit la mutation de ces deux-cent cinquante hectares, pour l’instant essentiellement emplis d’entreprises et de centres de recherche, en futur « centre-ville de Grenoble ». On y trouvera des commerces, dix mille habitants (contre mille aujourd’hui), dix mille étudiants (contre deux mille) et vingt-cinq mille actifs (contre quinze mille). Ce projet (voir Le Postillon n°9) dénommé aussi GIANT (Grenoble Innovation for Advanced New Technologies) est surtout une opération de communication pour promouvoir la technopole grenobloise. Ici, «  30 000 hommes et femmes construisent ensemble un campus de rang mondial à Grenoble » (site internet de GIANT). Le but est de devenir « un campus de rang mondial » et non pas d’œuvrer au bonheur des habitants de la cuvette, ni même de s’en soucier d’ailleurs. L’objectif est de devenir une « métropole européenne » qui compte au niveau mondial, en attirant les investisseurs et leurs cohortes de cadres sup’. Tout est donc fait pour taper dans l’œil de ces messieurs-dames. Assurément.

C’est autour de ce grand projet que se structure la polarité Nord-Ouest. « La Presqu’île représente le catalyseur de développement urbain durable indispensable sur tout le territoire de la polarité Nord-Ouest de l’agglomération, de part et d’autre du Drac et de l’Isère. La Presqu’île entraîne ainsi dans son sillage l’opération Portes du Vercors sur les communes de Fontaine et Sassenage, le secteur d’activités d’Oxford sur la commune de Saint- Martin-le-Vinoux et le projet de l’Esplanade sur Grenoble » (1). En fait, Fontaine, Sassenage et Saint-Martin-le-Vinoux vont subir les répliques du tremblement de terre que représente ce projet mégalo.
Franchissement du Drac par le pont du Vercors pour arriver à Fontaine, charmante bourgade communiste de vingt-deux mille âmes, qui n’a connu qu’un seul maire-camarade depuis trente ans (Yannick Boulard). C’est ici et à Sassenage que va se développer le projet des Portes du Vercors. Concrètement, il s’agit d’urbaniser les rares espaces agricoles encore présents à cheval entre les deux communes pour y construire, sur 60 hectares, «  un éco-territoire mixte » comme ils disent : des bureaux, des logements (plus de trois mille) et des commerces, c’est-à-dire la même chose que partout ailleurs. La modernité, c’est l’uniformité.

Premier arrêt à l’« artisterie fine » Dyade, une association où l’on croise une personne participant à la web-radio La Voix des gens, qui a réalisé un reportage autour des Portes du Vercors. On papote, elle nous raconte la difficulté de travailler là-dessus, étant donné que c’est un projet énorme, encore très flou, et que la plupart des habitants ne sont pas vraiment au courant. Voilà qui donne le ton à la suite de notre marche.
Quelques centaines de mètres plus loin, on pousse la porte du local de Mémoires, un journal trimestriel narrant des morceaux de l’histoire de Fontaine. Un numéro de l’été 2010, intitulé « Que sont nos fermes devenues ? » et racontant la disparition de la paysannerie, nous avait particulièrement intéressés. Les deux membres de l’association présents ont la gentillesse de nous fournir des photos du Fontaine d’autrefois, petit village n’ayant absolument rien à voir avec un « campus de rang mondial ».

« Les Portes du Vercors ? Mais il est fini ce projet, non ? »

On repart pour la mairie, où on va demander quelques informations. Quand à l’accueil on nous répond : « Les Portes du Vercors ? Mais il est fini ce projet, non ? », on se dit qu’il y a a priori quelques problèmes de communication autour de ce projet qui se veut pourtant très « démocratie participative ». Il y a même une boîte qui bosse là-dessus, Res Publica, au sous-titre évocateur : « stratégie et ingénierie de la concertation » et aux concepts obscurs comme «  le management des parties prenantes ». Ces techniciens de l’acceptation organisent des «  ateliers de maîtrise d’usage  », impliquant des élus, des acteurs associatifs et des habitants tirés au sort, pour donner l’illusion d’une participation des citoyens. En réalité, et c’est une évidence que de dire cela, tout est pipé d’avance. Le site internet de la mairie de Sassenage nous apprend que «  des aspects comme les déplacements, l’activité économique, le fonctionnement du territoire vont être pensés en amont et de manière globale. Le but étant d’être cohérent et de se doter, grâce à cette collaboration, de moyens plus importants pour réfléchir à la planification de l’aménagement futur de l’entrée Nord-Ouest de l’agglomération ». Traduction : «  vont être pensés en amont et de manière globale » signifie « vont être décidés à l’avance ». Reste à discuter des choses essentielles : la hauteur des immeubles, la forme des balcons et les couleurs des lampadaires.

On pousse jusqu’au château de la Rochette, nouvellement réhabilité en une résidence hôtelière Tempologis, où les tarifs atteignent 305 euros la semaine et 1150 euros le mois pour un T1. Le public visé ? La résidence « s’adresse avant tout aux travailleurs venus en Isère pour une durée limitée (de 2 à 6 mois en moyenne). Les chercheurs de GIANT sont ouvertement visés  » (Le Daubé, 27/10/2010). étant donné que c’est d’abord pour ce type de personnes-là que tout ce déménagement du territoire est réalisé, nous avons voulu leur taper la causette. Chou blanc. Ici, personne ne traîne et toutes les portes sont fermées. Le problème avec ces gens-là, monsieur, c’est qu’on ne les croise ni au bar ni dans la rue. Car chez ces gens-là, monsieur, on n’habite pas, on réside. C’est très différent.

Quelques minutes plus tard, on finit enfin par arriver sur la zone du projet en passant devant l’hypermarché Géant. Attirés par un mystérieux chemin, on rentre dans une petite forêt et on tombe sur un autre type de migrants, beaucoup moins recherchés par les autorités : des Roms roumains. Plusieurs dizaines de cabanes solides, des poules et des oies en liberté. Des femmes lavent le linge pendant que quelques hommes discutent et boivent du rosé. On se pose un moment avec eux. Ils n’ont pas entendu parler du projet qui rasera la forêt où il vivent depuis cinq-six ans. Ils nous demandent inquiets s’il va se faire prochainement, et sont soulagés quand on leur explique qu’a priori ce ne sera pas avant plusieurs années. Espérant avoir un appartement, ils nous assurent que la mairie de Fontaine les laisse tranquilles et s’occupe un peu d’eux. Pas sûr qu’elle continuera à le faire par la suite, quand elle aura réussi à « mettre la ville en dynamique et la rendre attractive ». Lorsque les espaces comme cette petite forêt improbable auront disparu et qu’il n’y aura plus de lieux en friche où des gens en galère peuvent encore se débrouiller.

Fontaine au début du XXème siècle (image fournie par l’association Mémoires)

La bétonisation des terres agricoles

«  Un coup ils nous disent qu’ils vont faire comme ça, un autre jour c’est différent. En définitive, on n’en sait rien de leur projet et on va se retrouver devant le fait accompli  ». Bruno et Renée habitent rue de l’Argentière, qui va de Fontaine La Poya à la Presqu’île de Grenoble, via le pont des Martyrs. Dans les documents de présentation des Portes du Vercors, cette rue étroite et dangereuse où la circulation est très dense, et où les rares cyclistes se font frôler par les camions, est rebaptisée «  voie métropolitaine  ». De part et d’autre de la route, des maisons et quelques fermes. Elles sont habitées pour l’essentiel par des anciens maraîchers comme Bruno et Rénée, soixante-dix ans passés, qui nous accueillent dans leur cuisine où les murs tremblent à chaque passage de véhicule. Des trois hectares qu’ils possèdent, ils louent pour le moment une partie à un agriculteur fontainois et ont gardé trois mille mètres carrés pour leur potager.
Renée raconte : «  On vendait nos légumes sur le cours Jean Jaurès dans les années 60. Et en 1967, ils ont déménagé le marché à l’Estacade. On a travaillé là-bas jusqu’en 2004 et puis on a pris notre retraite. On touche 1200 euros à deux. » Les parents et grands-parents de Renée étaient eux aussi maraîchers. «  Je suis née dans cette maison là, au-dessus, dans la chambre et mon père aussi. J’ai commencé à travaillé à 12 ans, j’ai 60 ans d’activité dont 49 de marché. »
À terme, la communauté d’agglomération compte récupérer ces terrains : « Des gens envoyés par la Métro sont venus nous voir et ils nous ont dit qu’on ne pouvait rien faire de nos terrains, sauf les louer pour le moment. Ils nous ont ‘‘offert’’ seulement 6 euros du mètre carré ! À un prix raisonnable, on est vendeur, c’est à dire entre 30 et 50 euros le mètre carré  ». Et de regretter : « il aurait fallu qu’on vende avant pour qu’ils fassent des petits immeubles, là on a peur qu’ils fassent des trucs de dix étages. On n’est pas pour la densification.  »
Bruno sort pour nous montrer ses terrains derrière la maison. Un panneau 4 par 3 défigure le paysage au milieu de ses terres. On lui fait remarquer que la publicité Mc Donald’s qui y est apposée contraste avec ces anciennes terres maraîchères qui produisaient des légumes. « Oui, c’est vrai, mais c’est comme ça » lâche-t-il.

En face, on croise un maraîcher encore en activité à qui on achète parfois des légumes au marché de l’Estacade. « Je ne suis pas vendeur, je suis hostile au béton. C’est tout ce que j’ai à dire  ». Cette volonté semble peu partagée. D’autres propriétaires rencontrés sont résignés à vendre leurs terres pour qu’elles soient bétonnées, leur seule condition étant le prix. Face à la grosse machine qu’est la Métro, ils se sentent impuissants.
Ainsi disparaissent les terres agricoles. Petit à petit grignotées par la ville. Il ne restera prochainement plus qu’un paysan ou deux en activité à Fontaine, peut-être plus aucun à Sassenage. Tout ça est la conséquence de décisions politiques. Les élus auraient pu sanctuariser l’utilisation agricole de ces terres, aider l’installation des jeunes paysans [2]. Mais ce bon sens n’est certainement pas vendeur pour « une grande métropole européenne dans quinze ou vingt ans  », comme le souhaite le dépité-maire Destot (20 minutes, 25/02/2013).
Dans le même temps, les stratèges de la Métro rabâchent qu’ils veulent bâtir «  l’agglo nature ». Pendant qu’ils font disparaître des dizaines d’hectares de terres agricoles, ils communiquent à foison sur la naissance d’une petite «  ferme intercommunale  » à Gières et claironnent vouloir « préserver et valoriser les espaces ruraux.  » Le président Marc Baietto s’emballe : « Nous pouvons inventer la métropole du XXIème siècle, tournée vers la nature. Il s’agit d’une trop bonne idée pour qu’on la laisse se perdre dans l’absence de volonté ou de quelques querelles  » (Le Daubé, 12/10/2010). La « métropole du XXIème siècle, tournée vers la nature » est en fait une immense agglomération bétonnée.

Biodiversité et pipeline

On profite d’être encore au début du XXIème siècle pour fouler ces terres agricoles en pleine ville. Remontée d’un petit ruisseau charmant, peuplé de centaines de grenouilles qui sautent à notre passage, c’est vraiment trop mignon. Toute cette zone est en fait une zone humide, donc très riche en biodiversité. Bétonner ces espaces, c’est aussi repousser toujours plus loin des dizaines d’espèces vivantes.
Arrivés à Sassenage, on tombe sur trois curieux poteaux, plantés dans un champ. Sur chacun d’entre eux est signalé qu’il est interdit de creuser le terrain et un sigle « danger » y est apposé.

Ces poteaux indiquent la présence de canalisations sous nos pieds. L’une transporte de l’éthylène (un gaz toxique) venant de la plate-forme chimique de Pont-de-Claix. La seconde est un pipeline contenant du pétrole venant de l’étang de Berre ou de la raffinerie de Feyzin. La dernière est a priori abandonnée.
A quelques mètres de là, un habitant nous explique qu’auparavant, il était interdit de construire dans un périmètre conséquent de part et d’autre du pipeline. Les normes ont ensuite été révisées, permettant les constructions, à condition qu’une épaisse couche de béton protège les pipelines.
Cet habitant vit dans une petite villa, entourée par d’autres maisons appartenant à des membres de sa famille. Il a conscience de leur position privilégiée. Forcément, ils sont plutôt opposés au projet, étant donné la densité annoncée. Ils attendent les dépôts de permis et n’excluent pas de poser des recours. « Il y a vraiment moyen de les attaquer sur la disparition de la biodiversité », soutient-il.

On traîne ensuite un moment dans ces rues où se côtoient des villas et des champs en abordant plusieurs passants. C’est comme à Fontaine : la plupart ne sont pas au courant du projet. Certains en ont entendu vaguement parler, mais n’en pensent pas grand chose, et attendent de voir. Tous sont résignés et sont persuadés qu’il se fera, espérant seulement que les immeubles ne seront pas trop hauts. Georges taille ses roses chemin du Vinay : «  Il y a des logements vacants, il faudrait d’abord les utiliser avant de construire.  » Chemin du Drac à Sassenage, un couple d’octogénaires est assis sur la terrasse de sa maison. Anciens maraîchers, eux aussi sont fatalistes : « Il arrivera ce qu’il arrivera, ça va se construire et de toute façon ce projet, nous on ne le verra pas !  »

Certains redoutent l’arrivée de « pauvres ». Un jeune homme nous assure ne pas vouloir « que Sassenage devienne comme Fontaine. Il ne faut pas qu’il y ait trop de logements. Le logement social, ça peut attirer des problèmes. Il faudra des écoles et une gendarmerie. » Christian, la soixantaine, pense qu’«  il ne faut pas concentrer trop les gens comme à la Villeneuve, faut pas les mettre dans des grandes tours, ce n’est pas vivable. À l’Esplanade, ils veulent faire des immeubles énormes, ça n’est pas une bonne idée. »

Et puis d’autres nous regardent un peu bizarrement lorsqu’on les aborde. Faut dire aussi qu’on a l’air con avec nos tapis de sol attachés au sac en périphérie de Grenoble, là où normalement ne traîne pas un seul touriste. On frise le niveau zéro de la crédibilité journalistique.

Un prototype du CEA abandonné chemin du Vinay à Sassenage.
Un prototype du CEA abandonné chemin du Vinay à Sassenage.

Le parc Mikado et la trame verte-bleue

Nous nous arrêtons rapidement à une brasserie-pizzeria place de l’Europe, au pied des barres d’immeuble qui tranchent avec les villas vues jusque-là. On regarde pendant quelques jeux Tsonga se prendre une rouste face à Ferrer à Roland-Garros, puis rejoignons le vieux centre de Sassenage, où nous décidons de suivre le charmant canal du Furon. Ce parcours bien ombragé nous mène jusqu’aux berges de l’Isère. On profite simplement : c’est tellement agréable de marcher le long de l’eau qui coule. Les technocrates de la Métro l’ont d’ailleurs bien compris. Dans la « polarité Nord-Ouest », ces berges seront « valorisées ». Ils entendent « prolonger sur l’ensemble de la polarité les aménagements de digues », afin que ces digues s’insèrent au mieux dans la « continuité verte de la métropole » qui s’appelle, on vous le donne en mille, le « parc Mikado » (3). Pourquoi Mikado ? Sûrement parce que comme ils disent «  les espaces publics sont morcelés par les infrastructures et les zones d’activité. » Dans l’agglomération, il ne reste que des bandes de nature à peu près aussi larges que des bâtons de Mikado. Il convient donc de communiquer au maximum sur ces quelques restes pour les transformer en une « trame verte et bleue urbaine. » Tous ces efforts pour transformer la perception de la réalité font peine. Bientôt ils qualifieront les ronds-points d’îlots de nature.

Les rivières ont une place importante dans la communication autour de la Polarité Nord-Ouest : « Matérialisée par la confluence, la Polarité Nord-Ouest se fait par les deux rives Drac/Isère. Historiquement, le développement urbain a tourné le dos aux cours d’eau. L’enjeu est de renouer avec les berges et de relier les deux cours d’eau en traversant la Presqu’île.  » En fait, ces rivières entravent les volontés des aménageurs car ils compliquent la sacro-sainte mobilité. Un des gros enjeux de cette polarité va être surtout de construire des nouvelles infrastructures pour franchir ces obstacles naturels : à la fois par la « création de passerelles piétons-cycles », par la « valorisation des franchissements existants  » (comme le pont d’Oxford et le pont des Martyrs) mais aussi par le téléphérique. En plus de relier le plateau du Vercors à Fontaine (voir Le Postillon n°16), il est prévu qu’il aille jusqu’à Saint-Martin-le-Vinoux, avec des arrêts à Sassenage et sur la Presqu’île.

Sur les berges, on profite donc de cette si typique balade urbaine, les pieds au-dessus d’un pipeline et la tête en dessous d’une ligne à haute tension. On passe à côté du site ultra-sécurisé d’Air Liquide, dont les abords vont aussi être aménagés pour construire « Vet’innov », « pépinière pour les PME  » « une nouvelle solution immobilière pour les entreprises technologiques en Isère  ». Une grande diversité par rapport à ce qui se fait dans le reste de l’agglomération.
On s’éloigne enfin de ce fatras pour longer un champ de coquelicots, avant de s’arrêter un peu pour admirer la noble allure de quelques chevaux. Le soleil qui décline donnerait presque envie de se lancer dans la photo de cartes postales. C’est marrant, on est persuadé que si à la place des coquelicots il y avait un «  éco-territoire mixte », nos velléités photographiques disparaîtraient. En tous cas, pour l’instant, ces terres agricoles, à la limite entre Sassenage et Noyarey, sont préservées. Jusqu’à quand ?

« Il faut repenser nos villes en Grand Paris, Grand Lyon ou Grand Grenoble, capables de rivaliser avec un Grand Londres et un Grand Berlin » (l’économiste Christian Saint-Etienne, dans Le Journal Du Dimanche, 11/05/2013). Une fois la Polarité Nord-Ouest réalisée, pour réaliser le « Grand Grenoble », il faudra de toute façon voir plus loin, c’est-à-dire ici.

On décide de bivouaquer près du pont barrage, le long de l’Isère. Deux bavards amis cyclistes nous rejoignent, on fait un feu « à l’ancienne » (avec du bois), ça fait plaisir. À minuit, un paumé débarque d’on ne sait où, on l’écoute déclamer des poèmes mélancoliques quelque temps, on le laisse veiller sur le feu pour aller se mettre dans nos duvets. Rité ronfle un peu mais comme l’autoroute à côté fait encore plus de bruit, tout le monde finit par réussir à s’endormir.

« Gros potentiel » entre l’autoroute et la voie ferrée

Le lendemain, on rejoint Saint-Égrève en traversant le pont-barrage ouvert depuis trois ans à la circulation automobile. Une nouvelle possibilité de traverser le fleuve qui est un prélude à l’explosion de l’urbanisation à Noyarey ou Veurey-Voroize. Le paumé nous accompagne au début et finit par nous quitter en lançant «  je vais boire un café à l’hôpital psychiatrique de Saint-Égrève. »
En traversant une interminable zone commerciale, on est attiré par la terrasse d’une boulangerie, appartenant au «  réseau de boulangerie-patisserie Marie Blachère. » On demande un café, on nous vend une capsule qu’on doit aller glisser dans une machine. On reste peu de temps, observant les quelques personnes ayant pris leur bagnole pour venir petit-déjeuner ici. Sommes-nous si arriérés pour trouver ces lieux modernes aussi glauques ?
À Saint-Martin-le-Vinoux, un buraliste nous dit que personne n’est au courant de cette polarité. Ses clients ne lui en parlent jamais, beaucoup s’inquiètent par contre du projet urbain de l’Esplanade, qu’ils jugent beaucoup trop dense.
Pas loin de ce tabac-presse, on arrive au « parc d’Oxford », une future «  zone d’activité destinée [NDR : encore !] aux entreprises de haute technologie  ». Pourquoi se priver, alors que « ces terrains offrent un gros potentiel car situés à proximité de la presqu’île scientifique  » (Le Daubé, 06/04/0213).

Ici la problématique est un peu différente qu’à Fontaine et Sassenage. C’est vrai que coincés entre l’autoroute et la voie ferrée (c’est-à-dire avec un «  gros potentiel »), ces terrains sont déjà bien abîmés par la métropolisation. Il y flotte une forte odeur de gaz d’échappement qui a pour seul mérite de couvrir celle des pieds de Paula, qui a enlevé ses chaussures quelques instants pour soigner une ampoule imaginaire. On se balade sur un terrain de foot en friche, ancien lieu d’entraînement du FC Buisserate, puis allons observer l’activité des membres du Club canin de Saint-Martin-le-Vinoux. Une trentaine de personnes apprennent à dresser leur chien, scène assez émouvante. Le club devra déménager sous peu (la construction du premier immeuble est annoncée pour début 2014) et n’a pour l’instant pas d’autre endroit où aller. Eux non plus n’ont pas leur place dans une «  métropole européenne » qui fait disparaître petit à petit les lieux non rentables. Il faut tout valoriser : les chiens aussi vont devoir bosser leur communication.

Finalement nous décidons de ne pas passer par l’Esplanade. Le but de cette balade était surtout de découvrir les endroits que nous ne connaissions pas et qui sont menacés par le développement de la Polarité. On a déjà parlé de la bétonisation qui s’abat sur ce petit quartier comme la vérole sur le bas-clergé. Pour l’instant surtout connu pour son énorme parking gratuit et la foire des Rameaux (voir Le Postillon n°16), ce projet, porté par le bétonneur sans frontières De Portzamparc, prévoit sur seulement 29 hectares, 6 000 m2 d’« équipements », 6 000 m2 de commerces, 10 000 m2 d’« activités », 1 200 logements et une tour d’environ cent mètres de haut. De quoi observer les grues en action dans l’agglomération depuis très haut.
Ce délire urbanistique est largement contesté, notamment par le collectif Vivre à Grenoble, qui a recueilli plus de 17 000 signatures contre le projet, obligeant la mairie à organiser un nouveau débat-pipeau le 24 mai dernier et un énième débat au conseil municipal du 17 juin.

Après avoir rejoint Grenoble par la passerelle piétonne le long de la voie ferrée, on finit notre nano-périple en passant par l’ancien «  village gaulois » : le quartier Jean Macé, nouvellement réhabilité (voir Le Postillon n°2). Juste à côté, sur le quai de la Graille, la banque spécialisée dans le paradis fiscal BNP Paribas et le bailleur social Grenoble Habitat sont en train d’achever la construction de onze tours d’une trentaine de mètres de haut. Une débauche de béton joliment dénommée «  le Clos des fleurs. » On aborde quelques nouveaux habitants, qui semblent assez contents des logements même s’ils les trouvent trop chers.

Un des immeubles du quai de la Graille.

Des habitants transformés en « outil-marketing »

Ce qu’ils ne savent sans doute pas, c’est qu’eux, comme les futurs habitants des Portes du Vercors, de l’Esplanade ou de la Presqu’île sont en fait des cobayes du laboratoire grenoblois. Les technocrates ne veulent pas seulement construire de nouveaux habitats, mais également y associer une nouvelle façon d’habiter, le but étant de vendre les innovations grenobloises. C’est d’ailleurs écrit noir sur blanc : dans le dossier de candidature de « l’Ecocité grenobloise », ses promoteurs assurent que « le projet permet de tester et mettre au point en vraie grandeur avec des vrais usagers des solutions nouvelles : test du système complet, déverminage des interactions, mise au point des modèles économiques, ergonomie pour les usagers » et même que « le projet-démonstrateur industriel constitue un outil marketing pour vendre à l’étranger les solutions de nos groupes nationaux. C’est beaucoup plus que du marketing. » Les futurs habitants de ces endroits ou «  vrais usagers  » sont donc une partie de « l’outil-marketing  » pour que Grenoble devienne une métropole européenne.
Ces cobayes se devront donc d’être exemplaires et d’adopter la nouvelle éco-techno-attitude sans broncher : Cela veut dire adhérer à un système urbain intégré qui va bien plus loin que l’existence de bâtiments à performances énergétiques que l’on peut déjà connaître sur Bonne. Les réseaux électriques et thermiques seront étudiés pour obtenir une faible consommation d’énergie. Les futurs habitants devront aussi accepter une nouvelle forme de mobilité » (Le Daubé, 05/12/2011). En clair, il faudra par exemple utiliser - avec le sourire ! - une voiture électrique développée par les ingénieurs du CEA. Ou se réjouir de vivre au milieu des smart grids (ou « réseaux intelligents ») chers au pôle de compétitivité Minalogic. Le nouveau compteur électrique Linky, conçu par la boîte grenobloise Atos Origin (voir Le Postillon n°10), est l’exemple-type de cette « intelligence » qui consiste à collecter un maximum de données sur chaque individu.
Ces innovations n’ont pas pour but de faire adopter un mode de vie plus écologique, c’est-à-dire plus sobre, mais au contraire de multiplier les dépendances aux technologies qui, en dépit des allégations de leurs promoteurs, consomment toujours plus d’énergie, de leur conception à leur mise au rebut, en passant par leur utilisation. Les seuls gagnants sont les industriels qui comptent tirer profit de ces «  nouveaux usages  ».

Un des objectifs de l’Ecocité est d’« anticiper les évolutions et d’organiser l’avenir . » Une fois testée sur ces cobayes, la nouvelle façon de vivre imposée par le Comité central de la Métropole sous l’impulsion de son grand leader Marc Kim Baietto, sera imposée au reste des habitants. L’ancienne députée et nouvelle ministre Geneviève Fioraso, meilleure VRP des entreprises grenobloises, s’en extasie : « S’appuyant sur l’expertise des laboratoires du site de la Presqu’île, le projet Ecocité, qui recouvre l’ensemble du réaménagement de la polarité Nord-ouest de l’agglomération (Grenoble Presqu’île mais aussi les projets Portes du Vercors et Parc d’Oxford sur Fontaine-Sassenage et Saint-Martin-le-Vinoux), offre un territoire unique d’expérimentation au service d’une nouvelle façon de vivre la ville. Ces bonnes pratiques seront ensuite diffusées sur tout le territoire de l’agglomération  » (sur son blog, le 02/12/2011).

On repart en adoptant la «  bonne pratique » que constitue la marche et en se posant plein de questions. À qui profite le plus ce déferlement de béton ? À l’orgueil des élus ou aux portefeuilles des entrepreneurs ? Les habitants qui n’ont pas pour désir de vivre dans une « métropole européenne » ont-ils encore leur place dans l’agglomération ? Pourquoi avons-nous rencontré si peu d’opposants au projet des Portes du Vercors ? Est-il encore possible de s’opposer à ces bulldozers technocratiques ? Tous les quartiers de l’agglomération seront-ils à peu près identiques dans une trentaine d’années ? L’identité des villages et l’âme des quartiers auront-t-elles définitivement disparu ?

De retour à Saint-Bruno, ça fait plaisir de retrouver ce beau bordel qu’est le marché. D’autant plus qu’on a appris récemment que la mairie travaille à une réhabilitation de cette place, incluant notamment le déplacement du marché et la réduction de ses jours d’ouverture (voir brève page 3). L’objectif de « fluidifier » et d’« intégrer  » est toujours désespérément le même. En attendant, on sent encore une ambiance comme il n’y en a nulle part ailleurs. Quelque chose de complètement imparfait, qui a le charme du non planifié. Ici, on est persuadé qu’aucun élu de La Métro ou d’on ne sait quel bureau d’études n’a travaillé pour obtenir ce résultat. C’est cette absence de volonté technocratique qui séduit et qu’on aimerait sentir plus souvent

Le maire de Sassenage : « Il faut se battre ! ». Mais contre quoi ?

Il y a bien peu d’informations sur le projet de Portes du Vercors. Alors quand par hasard, on est tombé sur un tract invitant à une « conférence publique sur l’urbanisation du projet des Portes du Vercors  » organisée par l’association « Sassenage Citoyenne » [3] en présence de Christian Coigné, (maire centriste de Sassenage, tout juste sorti d’une réunion de pilotage à la Métro), on a décidé de sacrifier notre soirée printanière.
En ce 5 juin, la salle des clubs de Sassenage est remplie d’une bonne cinquantaine d’habitants venus écouter leur édile. Ce qui inquiète Christian Coigné et le président de l’association organisatrice, Gérald Vitali, ce n’est pas le projet en lui-même et la fuite en avant de l’étalement urbain dans l’agglomération mais la hauteur des immeubles et le nombre de nouveaux habitants. Le projet des Portes du Vercors « est passé de 1400 logements à 3000, en espérant que ça ne double pas encore dans les trois ans à venir. Les maires de Fontaine et de Sassenage disent non aux 3000 logements » assène le président de « Sassenage citoyenne » parce que cela « représenterait 6000 personnes sur 85 hectares, et ce sont des chiffres qui nous font peur !  »
Christian Coigné armé d’un parapluie pointe des plans et images de synthèse, vidéo-projetées sur le mur, tout droit sortis des bureaux de la Métro. Il en va de son couplet pédagogique et tente d’expliquer pourquoi le «  PLU de Sassenage doit être conforme au SCOT  » et de s’inquiéter qu’en «  2015 c’est la Métro qui va gérer le PLU de Sassenage ». Il s’enquiert auprès de la salle : « Est-ce que vous me suivez ?  ». Personne ne réagit. Coigné martèle à tout bout de champ qu’«  il faut se battre ! ». Se battre pour «  que ça soit le mieux intégré possible ».
Le projet prévoit la construction de 1270 logements à Fontaine (soit 135 logements par hectare) et 1730 logements à Sassenage (soit 80 logements par hectare). « C’est moins dense sur Sassenage mais ils veulent construire des immeubles à R+6 [ Rez-de-chaussée + 6 étages]. Il n’est pas question d’accepter ça. On ne veut pas refaire les erreurs des années 1970 ou ce qu’ils ont fait à Vigny Musset. À Grenoble, ils font bien ce qu’ils veulent ! »
Devant ses administrés, Coigné pointe du doigt le responsable : la communauté d’agglomération. « Le problème avec la Métro c’est qu’il faut leur expliquer dix fois la même chose. À un moment donné il faut qu’on soit entendus. (…) La Métro nous oblige à construire. Si on veut des subventions, le tram, des routes, il faut construire. (…) On a du mal à obtenir des dates auprès de la Métro ». Une curieuse position quand on sait que ce sont bien les villes de Sassenage et Fontaine qui «  ont fait appel à La Métro pour la maîtrise d’ouvrage de l’aménagement de ces deux secteurs qui n’en feront bientôt plus qu’un » (journal de la commune : Sassenage en pages, n°173, été 2012).
Coigné soutient que « Sassenage est une ville de loisir, de tourisme, ça ne peut pas être densifié  » et de prédire, comme si ce phénomène n’existait pas déjà, « dans quelques années, il y aura un habitat à deux vitesses : ceux qui vont pouvoir habiter dans une maison et les autres qui seront dans des immeubles. » Ce qui inquiète aussi monsieur le Maire, ce sont les logements sociaux. Une arrivée de population «  pauvre » qui se règle tout simplement à coup de calculette : «  Le Programme local d’habitat nous impose 25% de logements sociaux. À Sassenage ont est déjà en dessous avec 10,8 % de logements sociaux. Ça nous coûte déjà 90 000 euros et ça pourrait bientôt nous coûter 200 000 euros. » D’où le dilemme cornélien : faut-il construire plus de logements sociaux ou payer des amendes plus salées ?
Quelques mains se lèvent dans la salle pour intervenir : «  à quel prix on pourra vendre nos terrains ?  », « est-ce qu’ils ont prévu des emplois pour les nouveaux habitants ?  », « y aura -t-il des places de parking ? »... Un homme s’insurge : « mais personne n’a voté pour ça  ! ».
La soirée touche à sa fin et le maire centriste, tel un tribun en campagne, de conclure : « Il faudra essayer de se défendre au maximum ! »


Novlangue

Voilà un petit florilège de novlangue pioché dans divers documents et commenté par le meilleur linguiste de la rédaction.

Eco-territoire mixte : un territoire fait de béton et d’asphalte.
Polarité nord-ouest : futur centre ville de la mégalopole Valence-Genève.
SCOT : documents conçus pour être lus uniquement par des spécialistes.
Mobilité durable : passer encore plus de temps dans les transports.
La démarche écocité : campagne de propagande visant à pomper les deniers de l’Etat.
Déverminage des interactions : se débarrasser des opposants.
Développement urbain durable et intégré : destruction des espaces agricoles.
Démarche de concertation et d’information : en faire le maximum dans le dos des habitants.
Le développement durable est un concept global : et le développement épuisable, un concept local ?
La forme urbaine multipolaire est une figure structurante de l’aménagement du territoire et le socle de son développement : Joker.
Anticiper les évolutions et organiser l’avenir : faire un business plan.
Le parc Mikado : valorisation des dernières touffes d’herbe.
Vivre la ville post-carbone dans les alpes : être cobaye des innovations du CEA et de ses start-up.

Notes

[1Toutes les citations non sourcées proviennent des documents de communication suivants :

  • Ecocité grenobloise, vivre la ville post-carbonne dans les Alpes, dossier de candidature mars 2011.
  • Compte-rendu du comité de pilotage de la polarité Nord-Ouest, 28/02/2011.
  • Rapport complet sur la trame verte et bleue urbaine de Fontaine, 2012.
  • Document de présentation des « ateliers de maîtrise d’usage de la polarité nord-ouest », 01/06/2013.

[2À Dijon, la volonté de la municipalité de construire un éco-quartier sur les dernières terres agricoles a suscité une farouche opposition. Depuis trois ans, les terres sont squattées et des dizaines d’habitants se retrouvent pour cultiver le « potager collectif des lentillères ».

[3Cette association se donne comme objectif « d’étudier tous les aspects du cadre de vie des Sassenageois et du développement de la ville » selon son blog. Une association qui semble bien souvent proche des positions de la municipalité.