Vencorex, une assistée qui pollue
Vencorex, c’est la plus grosse boîte de la plateforme chimique de Pont-de-Claix et l’une des plus dangereuses de l’Isère. Depuis 2008, les autorités tentent de réduire les risques dûs à son fonctionnement. Pour continuer à urbaniser les alentours, elles ont dépensé sans compter, au plus grand bonheur de cette multinationale thaïlandaise.
Circulez, y’a aucun risque à voir. C’est en substance le message du maire de Pont-de-Claix Christophe Ferrari, tout content du plan de prévention des risques technologiques (PPRT) qu’il a bouclé en 2018 avec la préfecture. Ce mastodonte administratif liste les risques autour de l’entreprise, inscrit des zones où l’urbanisation est interdite, et est censé protéger les populations.
Car les habitants sont sous la menace de la plateforme et notamment de l’usine Vencorex. Elle produit du chlore grâce à une électrolyse en mélangeant de l’eau et du sel. Le procédé paraît simple : pourtant, c’est une des opérations industrielles les plus risquées, entraînant le classement du site en Seveso seuil haut (du nom d’une des communes du nord de l’Italie affectée par un nuage d’herbicide en 1976).
Pour réduire les risques, un nouvel électrolyseur est mis en marche à Vencorex en 2017. L’ancienne version était équipée d’un « diaphragme », ce qui n’empêchait pas les discours rassurants des autorités. Pourtant, « il y avait un risque de mise en contact de l’hydrogène et de l’oxygène et du coup d’explosion », explique Yves Cesaroni, jeune retraité de Vencorex syndiqué à la CGT. Après de longs travaux, la nouvelle version à « membrane » est installée et réduit officiellement ce risque.
Du coup, le PPRT acte une réduction du périmètre des risques de 3 500 m à 1 000 m. En même temps il y avait plutôt intérêt : si le périmètre était resté à 3 500 mètres, il aurait concerné les deux-tiers des Pontois. Le 3 juillet 2017, lors d’une réunion publique, Christophe Ferrari rappelait qu’en 2008 « l’état des connaissances des risques d’alors impliquait des mesures d’expropriation pour les deux tiers de la population ». Le problème, c’est que ce nouvel électrolyseur coûte une petite fortune, cent millions d’euros sur le papier. Mais Vencorex a bien de la chance : l’État et les collectivités ne rechignent pas à donner assistance à cette petite boîte au chiffre d’affaires de 355 millions d’euros en 2018. Au départ « seulement » 40 millions d’euros étaient prévus. Au final, l’électrolyseur de Pont-de-Claix aurait coûté de 120 à 140 millions en tout, et englouti 87 millions d’euros d’argent public. Travailleurs du social qui galérez avec la baisse des financements : menacez de tout faire péter, ça a l’air d’être beaucoup plus convaincant pour que les autorités sortent le carnet de chèque.
Ce joli cadeau est bien sûr attribué à une entreprise 100% éco-responsable : le nouvel électrolyseur accompagné de l’ensemble des installations de la plateforme a une consommation électrique égale à celle d’une ville de 30 000 habitants, assurait la communication de la plateforme à L’Essor (28/05/2018). De plus, la plateforme a l’autorisation d’absorber jusqu’à 261 000 m3 d’eau par jour pour ses opérations industrielles (comme l’édicte l’avis de l’autorité environnementale de septembre 2015).
De plus, malgré l’investissement important de l’électrolyse, « des émissions supplémentaires en chlore et en acide chlorhydrique sont attendues », explique l’autorité environnementale en 2014. La générosité des pouvoirs publics n’a pas de limites : Vencorex est la deuxième entreprise ayant bénéficié de ce coup de neuf largement financé par l’argent public. Chez Arkema, à Jarrie, la même électrolyse fonctionne depuis 2014, avec 40 millions d’euros d’argent public.
Ça n’empêche pas Christophe Ferrari de parader : « J’ai recherché, dans un travail partenarial gagnant-gagnant avec les services de l’État, la Métropole et l’industriel, des solutions pour sortir de cette impasse » lit‑on dans une interview (www.banquedesterritoires.fr, 12/02/2018). Gagnant-gagnant ? En plus des 87 millions d’euros de l’électrolyse, Vencorex a touché 478 000 euros de crédit d’impôt (CICE) en 2017 (c’était 400 000 en 2016). Une vraie assistée, qu’on vous dit.
Cachez ces MES que l’on ne saurait boire
En décembre 2019, Vencorex a reçu une mise en demeure de la Préfecture. En cause : « Un fort dépassement de la valeur limite d’émission autorisée en matière en suspension (MES) depuis 2017. » Le classement Seveso indique aussi un niveau de surveillance : des inspecteurs de l’État passent très régulièrement pour voir si l’industriel se conforme aux limites de pollution. L’an dernier, ils ont détecté un dépassement. Alors que depuis 2016, seulement 200 tonnes de rejets annuels sont autorisés, Vencorex déclare rejeter 517 tonnes de MES dans le Drac en 2017 et pas le moindre gramme en 2018 (georisques.gouv.fr). Un oubli malheureux ? « Il n’y a pas que Vencorex qui dégage des MES, mais tous les industriels de la plateforme, notamment Suez », assure le syndicaliste Yves Cesaroni. En février 2018, en juin 2019 puis en décembre 2019, des inspections à Suez relèvent « des non-conformités » sur les rejets aqueux. Bah, tant que l’eau n’est pas jaune fluo...
Un accident passé sous silence
En août 2017, après les travaux à 140 millions d’euros de l’électrolyse, Vencorex a quand même été le théâtre d’un accident d’importance. Mais on n’en a rien su, ce genre de désagrément ne rentrant pas dans le plan de communication.
Bonne ambiance ce 12 août 2017, dans l’usine Vencorex. À 23h, dans l’atelier HDI 2, le plus dangereux de tous, une première alarme signale une fuite de phosgène, un gaz mortel utilisé depuis la première guerre mondiale, et du chlorobenzène, un autre produit toxique. Ils sont isolés dans une bulle de confinement par les opérateurs pour les éliminer. Mais quand ils remettent en marche l’atelier, ils repèrent une deuxième fuite, beaucoup plus importante. Dans la bulle de confinement, ils isolent 400 kg de phosgène et 600 kg de chlorobenzène. À 2h, l’opération d’évacuation débute mais quelque chose cloche : une odeur de chlore plane dans l’atelier. Les détecteurs extérieurs restent muets et ne se réveillent qu’à 2h40.
Une fuite de phosgène est en cours, et personne ne l’a vue venir. « L’exploitant a estimé entre 4 et 5 kg de produit effectivement émis », rapporte le Bureau d’analyse des risques et pollutions industriels (Barpi), qui dépend du ministère de la Transition écologique. C’est énorme et ce n’est qu’une estimation de l’industriel qui a intérêt à ne pas trop s’étendre sur les conséquences. Le bureau va publier sa version des faits dans un retour d’expérience et la liste des problèmes est longue : « Il y a le défaut d’étanchéité d’une canalisation et la fuite sur un joint. […] La vanne de la colonne de lavage fuyait également. »
Cet éternuement toxique n’a curieusement pas fait l’objet d’articles alors que la plateforme avertit rapidement la presse de la moindre fausse alerte, qui se conclut par une rassurante phrase type « L’incident n’a pas entraîné de conséquences pour l’environnement. » Claironner « du gaz de guerre s’échappe de Pont-de-Claix », ça fait mauvais genre.
Forcément, un truc aussi nocif peut attiser les malveillances diverses, d’où une certaine discrétion autour des installations. On sait tout juste que l’atelier HDI 2 est l’un des plus sensibles et recèle une recette de cocktail délicieusement toxique. Au sein de l’atelier, on trouve des produits classés Seveso seuil haut : 30 tonnes de phosgène, 1 200 tonnes de chlorobenzène. Ajoutons également une pincée d’ammoniac (1,8 tonne). Saupoudrons le tout de 23 tonnes de « déchets inflammables » et l’on obtient une bombe en puissance.
En plus de ces produits follement dangereux, l’entreprise balance dans l’eau et dans l’air un autre bouquet de joyeusetés. En 2018, il y a des métaux (251 kg de cuivre rejeté dans l’eau, 12 400 kg de fer), des produits dégueus bien connus comme le mercure (9,2 kg), l’arsenic (11,8 kg) et des dizaines d’autres. Des rejets autorisés par la Préfecture, dormez tranquilles.
Ces rejets concernent l’eau, mais pour l’air, il a fallu attendre l’étude de zone multi-émettrice du sud grenoblois, pour mieux comprendre la situation. Menée par Atmo Auvergne-Rhône-Alpes, le responsable public de la qualité de l’air, cette étude estime que la situation s’améliore par rapport à la campagne de 2007 : « Les taux sont globalement faibles pour les COV », ces composés organiques volatils aux effets néfastes.
Mais le document recense quand même « huit COV qui présentent des valeurs isolées plus ou moins importantes », repérés à Pont-de-Claix. Il y a le toluène, évidemment, et d’autres saloperies (n-pentane, éthylène, 1,3-butadiène, etc). Leurs causes, ce sont des « sources locales d’émissions ». Mais lesquelles ? On se demande bien.
Atmo a récolté des échantillons d’air dans tout le sud de Grenoble. Parmi les sites de relevés, il y a l’école Jean Moulin à Pont-de-Claix dont les analyses font ressortir le nom d’autres produits. Il y a les dioxines (hautement toxiques) qui pourraient venir de « la remise en suspension de terres polluées lors de travaux » selon Atmo.
Il y a également le chlorobenzène (toxique pour le foie et la peau). « En 2016, c’est essentiellement le site (de l’école Jean Moulin) qui est le plus impacté » constate Atmo. Dans le document, l’industriel répond : « Le chlorobenzène est toujours utilisé sur la plateforme. Mais, historiquement, les COV produits étaient plus impactants pour la santé car ils pouvaient contenir plusieurs atomes de chlore. » Pas d’inquiétude, c’était pire avant.
Le problème, au-delà des poumons des gamins, ce sont ceux des habitants du futur quartier des Minotiers, dont la construction s’étale jusqu’en 2039 et où le tram A vient d’arriver. Il accueille aussi un nouveau parc et des magasins. À terme, 2 000 nouveaux habitants sont attendus dans ce quartier calme si loin de la fuite discrète d’août 2017 – on distingue à peine la vapeur d’eau qui s’échappe des cheminées de la plateforme. Pourtant, selon les documents d’une association de riverains, même avec un vent faible, un nuage toxique ne mettrait que cinq minutes à arriver. Mais si les 2 000 habitants se mettent à souffler tous ensemble dans l’autre sens, peut-être que ça permettra de les épargner ?
Les risques chimiques pour casser la grève
Les risques chimiques, c’est pratique, ça permet aussi de mettre la pression sur les grévistes. En 2018, la direction de Suez, entreprise qui s’occupe d’éliminer les déchets des autres industries de Pont-de-Claix, en a offert un bel exemple.
D’avril à juillet 2018, un mouvement social conteste un accord avec la direction de Suez. En juillet, celle-ci attaque et assigne en référé 27 de ses salariés pour grève illicite, la direction de Suez accusant « les interruptions d’incinération d’endommager le matériel » et de menacer la sécurité de la plateforme.
Cette action met surtout au jour l’alliance des directions de Suez et Vencorex. « La paralysie de l’activité désorganise gravement l’ensemble de la société et des sociétés clientes et fait courir des risque considérables », assure la directrice de Vencorex en défense de sa consœur quand un autre directeur assène : « La grève chez Suez nous empêche de brûler nos lourds d’isocyanate. Nous voudrions vous alerter sur quelques dangers potentiels. » S’ensuit une litanie de risques terribles.
Le tribunal donne raison sur un point aux salariés : la grève n’est pas illicite et le tribunal déclare la demande de Suez « irrecevable et non fondée ». L’argumentaire de Suez est simple : si la grève continue, une grave catastrophe menace Vencorex et toute la plateforme.
Une manière de casser la grève ? Pas vraiment. « On a eu la décision du tribunal l’après-midi. Le soir même, on négociait nos primes avec la direction », se souvient le délégué syndical de Suez, souriant.
Déjà en 2016, le même genre d’argument avait été utilisé à l’occasion d’une grève à Isochem pour contester un plan social : « La situation pourrait engendrer l’arrêt des unités de production et mettre en grande difficulté économique toutes les sociétés de la plateforme », assurait la communication de Vencorex. La direction tente là aussi d’assigner en référé « sept militants du site chimique de Pont-de-Claix » avant de se retracter.
Malgré la lutte, Isochem a été liquidée et 12 des 28 salariés ont été repris par la start-up Extracthive. Depuis deux ans, l’usine poursuit la production de HDI, un produit chimique qu’elle vend a Vencorex. Problème : en 2020, Vencorex veut un prix et des quantités plus bas. Au tour d’Extracthive de mettre la clef sous la porte : les douze derniers salariés devraient bientôt être licenciés.
« Vencorex n’est pas là pour aider les autres entreprises de la plateforme : elle fait son business. Ainsi, la direction a estimé avoir suffisamment aidé la start-up », conclut le syndicaliste Charvet. Et malgré les millions d’euros d’argent public, Vencorex supprime des centaines de postes.
En 2016, il y avait 600 salariés sur le site de Vencorex à Pont-de-Claix. Depuis, le nouvel électrolyseur a permis à la direction de supprimer un atelier et 150 postes : le procédé par membrane demande moins de main-d’œuvre. Pourtant, dans le PPRT, l’entreprise chimique s’est engagée à « assurer le maintien d’une activité qui permet de développer des synergies avec ses partenaires industriels régionaux ». Mais pour le délégué syndical CGT de Vencorex, cette contrepartie est une blague. « ça veut dire quoi, “maintenir une activité ?”. Il n’y a pas d’engagement sur un nombre d’années. C’est un vœu pieu. » La synergie entre patrons fonctionne mieux pour casser des grèves que pour sauver des emplois. Le fameux « chantage à l’emploi » ne fonctionne même pas pour justifier les millions d’euros d’argent public déversés.
Confiner plutôt qu’exproprier
En plus des subventions pour les électrolyses, les collectivités vont allonger les aides publiques pour installer des pièces de confinement dans les zones à risque. Au lieu d’exproprier les 1 800 habitants présents autour de la plateforme, il est demandé à tous ces voisins de transformer une des pièces de leur domicile en modifiant la ventilation, l’isolation et les sols pour qu’elle soit étanche. Comme ça, si ça pète, ils auront un endroit où se réfugier. Le coût – entre 2 000 et 4 000 euros par habitation – devrait être pris en charge par l’État et la Métropole. À Jarrie, la moitié seulement des 700 proprios de la ville ont engagé les travaux de ces salles de confinement (lire Le Postillon numéro 36). Faut dire que ça patauge encore : certains habitants ne savent pas toujours comment se faire rembourser. À Pont-de-Claix, les travaux devraient commencer en 2020, si les habitants sont assez volontaires. À noter que ces pièces de confinement ne doivent servir que « pendant 20 minutes maximum » selon certaines études scientifiques québécoises (2 heures selon les autorités françaises). Après, la pollution serait identique dans et en dehors de la pièce confinée. Y’a plus qu’à espérer qu’il y ait beaucoup de vent pour pousser le nuage rapidement vers Grenoble.