Accueil > Automne 2024 / N°74

Fort avec le seigle, faible avec le chlore

Ainsi vogue la Galaure

Fort avec le seigle, faible avec le chlore

Pour ce numéro, on a un sujet original : le pillage de l’eau par l’industrie… Sauf que cette fois on s’éloigne de la cuvette pour aller dans la vallée de la Galaure, à cheval entre l’Isère et la Drôme. Là-bas, les alertes sécheresses s’enchaînent, les nouveaux paysans n’ont pas le droit d’arroser pendant que… un industriel bien connu de nos services et répondant au nom de Vencorex pompe chaque jour plus d’une piscine olympique. Car dans la Galaure, il y a du sel dans les profondeurs. Et que le sel est l’élément indispensable pour le fonctionnement des plateformes chimiques. Alors que les élus et salariés s’inquiètent du redressement judiciaire récemment annoncé de Vencorex, partons à la découverte d’une nuisance supplémentaire de l’industrie chimique locale.

Peu importent les noms des boîtes, aujourd’hui Vencorex ou Arkema, hier Progil ou PCUK, demain peut-être d’autres multinationales, on le sait depuis longtemps : les plateformes chimiques de Jarrie et de Pont-de-Claix engloutissent et polluent des quantités astronomiques d’eau. Rien que pour Vencorex à Pont-de-Claix, un rapport de 2015 de l’autorité environnementale nous apprend que « sa consommation annuelle est de l’ordre de 44 000 km3 par an » soit l’équivalent de 17 milliards de piscines olympiques ! Quant à la pollution, on s’est déjà quelquefois étonnés ici de l’énormité des rejets autorisés par la préfecture dans le Drac ou la Romanche, des tonnes de chlorates et des centaines de tonnes de perchlorate tous les jours, en plus de toutes les saloperies (hexachlorobutadiène, PCE, COHV, pesticides, hydrocarbures, etc.) ayant fait de la nappe phréatique sous Grenoble une des « plus polluées de France » (voir Le Postillon n° 69).

Si ces dernières années, au Postillon, on a moins insisté sur ces nuisances aquatiques que sur celles dues à l’industrie de la microélectronique en pleine expansion, c’est parce que d’une part, dans le cas de la chimie, il ne s’agit pas d’eau potable prélevée, mais du « tout venant » des rivières Romanche et Drac. Leur consommation ne rentre donc pas en collision avec les potentielles restrictions imposées aux particuliers pendant les périodes de sécheresse. D’autre part, la chimie est déjà connue comme étant une industrie « sale » et polluante, alors que des technocrates tentent de faire croire aux gogos que l’industrie de la microélectronique est propre, voire indispensable pour l’écologie. D’où l’importance de documenter ses nuisances.

Bref. N’empêche donc que les ravages environnementaux des plateformes chimiques du sud de l’agglomération sont édifiants. Dernièrement (voir Le Postillon nº73) on a appris que Vencorex détenait le record régional de pollution aux polluants éternels (les désormais fameux PFAS) avec 5,5 kilos par jour rejetés dans le Drac ! C’est cinq fois plus que l’usine Arkema de Pierre Bénite (au sud de Lyon), rejetant 1,1 kilo par jour, là où des ouvriers sont morts de la contamination aux PFAS et où les habitants ne peuvent plus consommer les œufs et les légumes de leur jardin. Avez-vous toujours autant envie de sauver l’industrie chimique ?

Mais ce n’est pas tout ! En plus de piller et polluer l’eau (relativement) abondante de la Romanche, Vencorex assèche également une région très déficitaire en eau : la Galaure. Cette rivière de 56 kilomètres de long part de Roybon, (dans les Chambarans, à une soixantaine de kilomètres de Grenoble), pour rejoindre le Rhône, creusant son sillon dans une charmante vallée parsemée de petits villages. À cheval entre l’Isère et la Drome, elle offre de splendides paysages (mais on n’est pas là pour faire du tourisme), marqués quand même par un inconvénient de taille : le manque d’eau.

Dans les départements de l’Isère et de la Drôme, la Galaure fait partie des territoires les plus touchés par la sécheresse. Pendant les très sèches années 2022 et 2023, elle a été placée par la préfecture en « alerte renforcée » pendant presque tout l’été. Et même pendant cette année 2024 assez pluvieuse, ce secteur est un des seuls du département à avoir été placé en « vigilance ».

Mais que vient donc faire Vencorex dans cet endroit paumé, à quatre-vingts bornes de la plateforme chimique de Pont-de-Claix ? La multinationale perpétue la tradition des descendants des crétins des Alpes : elle s’éloigne des montagnes pour aller chercher du sel.

Retour aux cours de physique-chimie. On appelle bêtement « sel » ce qui est en fait du chlorure de sodium (NaCl), dont l’électrolyse permet de fabriquer du chlore (Cl) et de la soude (NaOH), éléments indispensables à la fabrication de quantités de saloperies chimiques. Ainsi les plateformes chimiques de Pont-de-Claix et de Jarrie ont besoin de centaines de milliers de tonnes de sel par an pour fonctionner.

Et étonnamment, dans la Galaure, il y en a, du sel, vieux souvenir d’il y a 28 millions d’années, l’époque dite du Miocène, quand l’océan submergeait tous les environs. Le problème, c’est que depuis il s’est passé pas mal de choses et que la couche de sel déposée par le retrait de l’océan a été recouverte par tout un tas de matières : aujourd’hui il faut donc aller chercher le sel à plus de mille mètres sous terre.

Avouez que ce n’est pas franchement commode.

Mais qu’est-ce que vous croyez ? On est au XXIe siècle ou au Moyen-Âge ? On est des chevaliers de l’an 1000 ou on est des vrais bonshommes ? Aller chercher un truc un kilomètre sous terre, aujourd’hui c’est simple comme « adieu monde de merde ».

Dans les années 1960 Vencorex (qui à l’époque s’appelait Progil) a implanté sa « saline Chloralp » dans la vallée de la Galaure, sur cette bonne commune d’Hauterives, vous savez le village du palais idéal du facteur Cheval – allez finalement on fait un peu de tourisme. Là-bas, la multinationale de la chimie a construit un palais qui n’a rien d’idéal, et rien à voir avec La Poste ou un patronyme animalier. Le palais est une tour de forage, quarante mètres de haut, afin de forer la terre pour aller toujours plus profond. Ces premiers forages ont permis d’exploiter un important gisement pendant des décennies. En 2018, les possibilités d’extraction étant de plus en plus limitées, la boîte a ouvert un nouveau chantier, réalisant un nouveau forage pour, à raison de 40 mètres par jour, atteindre les réserves de sel situées à 1 300 mètres sous terre en un gros mois. Une performance qui a entraîné l’enthousiasme du correspondant local du Daubé, s’émerveillant notamment devant le « très puissant groupe électrogène » qui « consomme, journellement, 2000 litres de fioul  » (Le Daubé, 6/12/2018).

Eh ouais : on est des bonshommes ou on n’est pas des bonhommes ? 2000 litres de fioul par jour, qui dit mieux ? Bref, des trous ont de nouveau été creusés pour atteindre les traces d’il y a 28 millions d’années. Pour remonter le sel, le procédé d’exploitation consiste à envoyer de l’eau dans un forage qui dissout le banc de sel, formant une cavité, et à soutirer la saumure ainsi formée par un autre forage du même groupe. Simple, basique et prévu pour durer, car Vencorex a obtenu le renouvellement de la concession jusqu’en 2043.

Le problème, c’est que pour atteindre les objectifs de la multinationale de la chimie, à savoir « produire » 320 000 tonnes de sel par an (l’équivalent de « 58 camions longue distance par jour », comme on l’apprend dans l’avis de l’autorité environnementale sur ce chantier), il faut utiliser énormément d’eau. Les chiffres officiels parlent de 1,2 million de m3 par an. Alors c’est loin des chiffres de ST et Soitec (près de 10 millions de m3 par an après les agrandissements) ou des chiffres de Vencorex à Pont-de-Claix, mais ça représente quand même 3 300 m3 par jour, soit plus d’une piscine olympique, dans une région en plein stress hydrique.

Car la Galaure est donc, comme déjà évoqué, une des vallées du coin les plus sujettes aux alertes sécheresses. Son bassin versant a été identifié en « situation de déséquilibre quantitatif » dans le schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux (SDAGE) du bassin Rhône-Méditerranée depuis 2010. Afin de travailler à ce problème, un schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE) du Bas-Dauphiné a été créé en 2019. Ce schéma propose notamment un moratoire sur le secteur de la Galaure, avec un maintien du statu quo des volumes prélevés, à défaut de pouvoir faire le nécessaire : diminuer les prélèvements, comme nous l’apprend le « schéma d’irrigation Galaure-Drôme des collines  » réalisé par le département de la Drôme. « En 2012, les études d’estimation des volumes prélevables (EVP) ont préconisé une baisse des prélèvements de 20 % à 45 % sur les bassins versants de la Galaure et de la Drôme des Collines. Une telle baisse n’étant pas compatible avec le maintien des prélèvements d’eau pour l’agriculture tels qu’ils sont, la Commission locale de l’eau (CLE) du SAGE Bas-Dauphiné Plaine de Valence a proposé un moratoire de 3 ans (2019-2022), qui se prolonge encore actuellement. Pendant cette période, les volumes autorisés pour chaque usage correspondent aux volumes maximaux prélevés entre 2009 et 2016 et aucun nouveau prélèvement n’est autorisé sur la durée du moratoire.  »

En clair : trop d’eau est consommée, il faudrait baisser. Le problème c’est que l’agriculture en a de plus en plus besoin dans ces périodes de sécheresse fréquentes… Mais le robinet est définitivement coupé pour de nouveaux prélèvements. En 2023, une agricultrice s’installant dans la vallée a reçu ce mail de la part de la Chambre d’agriculture : « Dans tous les cas sur la Galaure nous n’avons aucun volume disponible (ni dans les prochaines années). Seuls des prélèvements inférieurs à 1000 m3 pourraient être possibles (d’après la réglementation en vigueur qui risque de changer dans les prochains mois avec abaissement du seuil). Et encore, pour le moment toute création de nouveau prélèvement supérieur à 1000 m3/an est interdite sur le secteur de la Galaure (prolongement de l’interdiction sur 2023-2024). Pas sûr que ce soit autorisé après 2024.  »

Une nouvelle agricultrice ne peut donc pas envisager de « prélever » 1000 m3 par an, alors qu’en même temps, l’industrie chimique en exporte 1,2 million, soit 1 200 fois plus… et que pour l’instant, aucune restriction d’eau n’a été imposée à l’industriel.

Les salines de Chloralp Vencorex étant la seule industrie de la vallée, l’agriculture reste la première consommatrice, avec 4,6 millions de m3 par an contre 1,8 million pour l’eau potable et 1,2 million pour l’industrie – chiffres issus du plan de gestion de la ressource en eau de transition (PGRE) de la Galaure. Dans l’agriculture, toujours selon le même document, seuls 13 % des surfaces sont irriguées (surtout pour du maïs grain), ce qui pose bien entendu les questions de choix de modèle agricole, plus ou moins gourmand en eau. Mais ce qui frappe à la lecture du PGRE, c’est que les mesures d’économies d’eau envisagées ciblent beaucoup plus l’irrigation agricole et l’amélioration des réseaux d’eau potable que le secteur industriel. « L’action » recommandée pour le secteur industriel est de « poursuivre les économies d’eau et rationaliser autant que possible les prélèvements en période d’étiage ».
On a connu plus contraignant.

Que les salines Chloralp Vencorex puissent continuer à pomper autant d’eau alors que les agriculteurs sont asséchés est révélateur de l’état d’esprit des autorités, pour qui il est plus facile d’imaginer le sacrifice de cultures agricoles que de remettre en cause, un tant soit peu, la priorité donnée aux usages industriels. Une doxa qui règne en Galaure, comme dans le Grésivaudan, comme partout ailleurs.

Le transport du sel est également dangereux
Dans le n°67 (article « Les bons tuyaux »), on avait déjà évoqué cette importation du sel depuis Hauterives jusqu’à Pont-de-Claix… mais pour parler des dangers inhérents au « saumoduc », le tuyau enterré qui transporte le sel sur les quatre-vingt-quatre kilomètres reliant les deux communes. Vous avez certainement déjà vu de petits panneaux indiquant sa présence sous terre. Extrait de notre article : « De l’eau salée, à première vue, ce n’est pas un risque énorme. Mais il s’avère que le sel, très corrosif, attaque sans cesse la canalisation qui le transporte. Ainsi, en 2016, de nombreuses fuites ont lieu. À Échirolles en avril, à Saint-Quentin-sur-Isère en mai, août puis septembre – “400 m3 de saumure se répandent au sol et dans l’Isère”, selon Aria (Analyse, recherche et information sur les accidents). (…) Chaque année, le manège recommence. Les chiffres de 2018 sont évocateurs. À Saint-Quentin-sur-Isère : cinq fuites, avec 400 m3 de saumure déversée environ. En 2019, puis 2020, des risques sont même relevés, car la canalisation passe par une digue. En 2021, “en cinq mois, sept fuites sont repérées sur le saumoduc. L’exploitant coupe l’alimentation pour stopper les fuites. Il vidange le reste de la saumure directement dans la terre. La mort de la végétation en place est constatée.” L’État note encore : “La capacité de la digue à résister à une nouvelle crue est mise en cause.”  » Décidément, la chimie du sud-grenoblois étend ses nuisances un peu partout dans le département.
Vencorex menacé ?
Depuis le 10 septembre, les salariés et élus s’alarment de la mise en redressement judiciaire de Vencorex, dont le chiffre d’affaires dans les isocyanates de spécialités et autres joyeusetés pétrochimiques est amoindri par la concurrence chinoise (toujours elle). Si jamais la boîte venait à couler, ce ne sont pas seulement les 500 salariés de Vencorex qui seraient licenciés, mais peut-être également ceux des autres boîtes des plateformes chimiques (1000 salariés en tout), Arkema dépendant par exemple grandement de Vencorex pour… la fourniture en sel. Sans sel, plus de plateforme chimique… Alors les élus, même écolos (la députée Chatelain et le sénateur Gontard), montent au créneau et écrivent au néo-Premier ministre Michel Barnier « afin de trouver des solutions de reprise », comme ça s’est déjà fait de nombreuses fois, les principales boîtes chimiques des plateformes ayant changé de noms ou de propriétaires fréquemment ces dernières décennies : Vencorex est actuellement détenu par le groupe d’État thaïlandais PTT GC, sacrée ironie de l’histoire quand on sait que Progil, l’ancêtre de Vencorex, fabriquait l’agent orange qui a pulvérisé les forêts vietnamiennes dans les années 1970… Bref, comme d’habitude dans ce genre de cas, le chantage à l’emploi bat son plein, sans que soit questionnée ni la nature et la dégradation continuelle de ces emplois (bien documentée dans le témoignage de Roland aux pages suivantes) ni les ravages environnementaux de ces industries. Loin de nous la prétention de prédire l’avenir, mais on doute que l’État laisse tomber ces industries qu’il a vaillamment soutenues depuis plus d’un siècle, notamment grâce à leur contribution à l’effort de guerre avec la fabrication du fameux gaz moutarde. L’agitation autour des emplois menacés risque avant tout de perpétuer l’impunité des industriels de la chimie quant à leurs responsabilités dans les désastres environnementaux ou sanitaires.