Accueil > Automne 2023 / N°70

Peut-on se débarrasser des objets qui nous pourrissent la vie ?

Arrêter de nourrir le dragon

Au centre d’art contemporain Le Magasin de Grenoble, les performances sont souvent plus intéressantes à l’extérieur qu’à l’intérieur. Un lecteur nous envoie ce récit d’une œuvre spontanée réalisée début juin.

Début juin, fin de journée. On boit des canettes sur un banc, devant la porte bleue du Magasin. Demain, y a manif : la dernière de la saison, la der des der. Demain, on enterre nos illusions sur les retraites, on enterre les 60 ans, les 62 ans. On est quatre, on s’échange des infos. Moi qui ne suis pas d’ici, je grappille des éléments de contexte. J’ai peur de l’ambiance de fin de mouvement. C’est plombant cette tristesse-là, quand tout le monde traîne les pieds comme par principe même si plus personne n’y croit.

-*— C’est drôle, je savais même pas qu’il y avait une manif demain. Parfois, j’me sens vraiment à côté de tout ça…

Lui, c’est le moins militant de la bande. Il est assis au bout du banc et c’est vrai qu’il n’a rien dit depuis un moment. Il raconte qu’il va parfois aux manifs, mais qu’il ne s’informe pas vraiment, qu’il suit ça de loin. Ce qu’il finit par dire me touche pas mal :

-* — Peut-être que j’y crois pas tellement aux manifs… En tout cas c’est pas facile d’être hors du truc comme ça, au milieu de vous pour qui c’est si important. Ça m’ferait presque culpabiliser parfois.

J’ai arrêté d’écouter quelques instants et quand je raccroche le fil, la conversation a glissé vers le téléphone. Je ne sais pas comment on s’est retrouvés là, mais j’veux bien prendre ma part à la critique habituelle. Ben ouais, les smartphones nous pourrissent la vie. Ben ouais, ça prend toute la place, tout le temps, partout. Et c’est gros et con et les gens le gardent toujours dans la main et ensuite ils le laissent traîner sur la table à l’heure du repas. Chacun y va de son grief. Une amie raconte qu’elle a failli craquer pour faire plaisir à sa grand-mère qui aime recevoir des photos de ses proches. La seconde s’emballe sur la disparition des réseaux 2G et comment on va être obligés de balancer nos téléphones « idiots » alors qu’ils n’ont aucun problème.

-* — C’est marrant, parce que moi j’ai mon smartphone là…, dit soudain notre ami au bout du banc, en le sortant de sa poche.

Je le reconnais ce téléphone à vitre, on est allé le choper ensemble la dernière fois que je suis passé à Grenoble. Il en avait besoin pour son nouveau boulot de cyclo-coursier («  Pas le choix, tu sais…  »). Je m’souviens d’avoir dit un truc pénible du genre : «  Tu vas voir, tu dis que c’est pour le taf et ensuite tu sauras plus rien faire sans.  » Et deux heures après mon pote prenait des selfies à tout va et s’inscrivait sur Signal.

-* — Attends, mais t’es même plus coursier, en plus ? T’as tenu un mois et pis t’as gardé le téléphone !

Je me marre gentiment, mais j’m’en fiche. Tout le monde a un smartphone maintenant, c’est même plus un sujet. Il paraît qu’il s’en est encore vendu plus d’un milliard et demi dans le monde l’année passée. À ce niveau-là, ne plus en avoir devient juste un choix individuel de consommation. C’est comme ne pas bouffer de viande et trier correctement ses poubelles : il se pourrait que ça m’importe, mais je m’raconte pas que ça va changer le monde alors j’évite d’en faire une marotte politique.

Il y a donc ce téléphone au milieu de l’assemblée, à plat dans sa paume et je mets un moment à saisir ce qui commence à se jouer. Il explique que ouais, comme prévu, il est devenu dépendant de cette bouse. Qu’il sait même pas vraiment à quoi ça lui sert, mais qu’il ne va pas s’en défaire de lui-même. Ça me fait chier d’entendre ça, mais – pour la deuxième fois ce soir – je trouve touchante cette facilité qu’il a à admettre des failles, des contradictions. À dire : j’y arrive pas.

  • — Eh ben vas-y, débarrasse-m’en alors, lâche-t-il en souriant.
  • — Tu rigoles, t’as pas du tout envie que je jette ton smartphone par terre, je l’sais très bien.
  • — Si, si. Puisque j’te le dis. Vas-y, prends-le !

L’apéro tourne au défi. On se regarde avec les copines, on le regarde lui, tout le monde éclate de rire. Il insiste. Je lui dis de ne pas trop me chauffer, que bien sûr ça me ferait hyper plaisir de lui briser les circuits à cet engin du diable. Il continue. Me regarde avec son air tranquille, jovial. Je suis clairement plus stressé que lui et ça me désarçonne. Les copines le chambrent, testent son aplomb, la tension monte, c’est électrique. Je finis par prendre ce fichu téléphone. Son téléphone, son foutu smartphone, dans ma main mal intentionnée. Je lui demande s’il veut pas d’abord récupérer sa carte SIM. S’il accepte, ça va ficher son effet en l’air, c’est certain. Il refuse. J’essaie de jauger les potes. Pas simple. Qui teste qui ? Qui veut voir jusqu’où l’autre va aller ?

Je me lève, je lui dis que j’vais le faire. Il rit, il dit : «  Vas-y, moi j’en veux pas d’ce truc, mais tant qu’il marchera j’continuerai à m’en servir.  » Alors je me retourne, je serre cette merde dans ma main, ce bijou de technologie, ce truc plus léger que mon portefeuille, mais plus puissant que les ordis avec lesquels on a envoyé des animaux dans l’espace. C’est un drôle de projectile et je l’envoie s’éclater sur le mur en pierre du centre d’art contemporain. Il retombe lamentablement sur le sol, fêlé de mille façons, irrémédiablement courbé dans le sens de sa longueur.

Je le ramasse et tout est flottant, comme si je n’y croyais pas, comme si je revenais soudainement cinq minutes en arrière et que je me demandais comment on en est arrivés là. Et tout à coup, j’ai cette phrase qui me revient en tête. C’est une amie qui l’a prononcée il y a quelques jours. Elle est assise à une terrasse de café, à Genève, et il y a ce mec qui s’arrête. Elle le connaît vaguement et il lui parle de son pote vidéaste dont la dernière œuvre vient d’être rachetée par Apple ou Sony, ou même les deux. Le type est hyper enthousiaste et là, elle fond en larmes. Elle s’effondre. Et tout ce qu’elle parvient à dire c’est : «  Il faut arrêter de nourrir le dragon.  » Et elle répète ça en boucle : « Il faut arrêter de nourrir le dragon, il faut arrêter de nourrir ce fichu dragon. »

Moi j’ai plus qu’une envie c’est d’recommencer direct. Qu’on se lève, les quatre, et qu’on aille éclater les téléphones qui sont posés sur toutes les tables des bobos de la brasserie d’en face.
Qu’on soit plein à faire ça demain, en même temps, à plein d’endroits. Sauf que je n’ai même pas le courage d’envoyer valser mon propre téléphone, cette petite brique de plastique pétée de toutes parts. Là je l’ai pas sur moi, c’est facile, mais tout à l’heure j’vais le retrouver et me
réjouir d’avoir un message d’untel ou de pouvoir rappeler unetelle. Me réjouir d’être constamment joignable. Parce que si personne ne vient l’éclater pour moi, c’est sûr que j’vais continuer à l’utiliser ce téléphone. À le détester parfois. À trouver qu’il prend trop de place dans ma vie, dans mes relations, qu’il crée plus de problèmes qu’il n’en résout. Même sans wifi ni applis. Et le jour prochain où j’aurai plus de réseau nulle part, j’en achèterai un plus récent. Et tant pis pour le dragon.