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CEA kyste au bras

Le CEA (Commissariat à l’énergie atomique) est une institution locale, abritée par des barbelés vidéo-surveillés. Quand la communication officielle révèle ce qui se passe dans ses labos ça paraît toujours génial. Mais qui sait, par exemple, qu’en juin dernier, un salarié de 40 ans s’est suicidé et que certains syndicats mettent en cause la surcharge de travail ? Qui sait que ce suicide n’est pas le premier, un de ses anciens collègues s’étant lui aussi suicidé en 2015 ? Qui sait que les nouvelles technologies vendues comme propres et non polluantes passent par des process dangereux saturés de produits chimiques ?
Le secret-défense est une des marques de fabrique du centre, même quand la santé des salariés est en jeu.
Cyril Delaunay a bossé longtemps dans ce centre, en tant que salarié détaché de STMicroelectronics. Mais il a fini par se faire virer, notamment pour avoir dénoncé de nombreux dysfonctionnements. Aujourd’hui qu’il a retrouvé sa liberté de parole, il raconte dans ce témoignage une partie de l’envers de la com’ du monde merveilleux de la microélectronique.

« J’ai commencé ma carrière dans la microélectronique à STMicro Crolles en 1997, en étant en charge de la maintenance des machines qui polissent des plaques de silicium. Pour les nombreuses phases du procédé de création d’une puce (il y en a 146 environ) on utilise beaucoup de métaux lourds et rares.

Ce travail est expérimental et on a des problèmes de production. On doit détruire 80 % de la production, car les lignes de cuivre (les circuits des puces) se corrodent très vite à cause des produits chimiques qu’on utilise. Pour pallier le problème, la direction se met à utiliser le Magic 4, un autre produit très puissant et potentiel CMR (cancérogène, mutagène et reprotoxique), sans nous le dire. On ne l’a appris qu’en 2002, par la médecine du travail. Pendant des années, on n’avait pas de protection adéquate. Je me suis engueulé avec ma direction à ce propos, qui m’a poussé à aller bosser au CEA, en étant détaché de STMicro. Dans ce centre, je suis assigné au service CMP (Chemical mechanical polishing), où les techniciens polissent des plaques avec des produits chimiques. C’est dans le bâtiment 41 du CEA.

Je suis en prise directe avec la chimie. Le week-end, je dépollue à la main des machines. On utilise toute sorte de produits pour des manipulations, et pour alimenter les machines. Ils nous permettent de « nettoyer  » les plaques et d’enlever le titane, le nitrure de titane ou les oxydes.

C’est un environnement très sensible. Au bâtiment 41, j’ai filmé pas mal de choses qui n’allaient pas du tout. On travaille dans un cabinet de chimie avec des aspirations aux murs, mais ces exhausteurs ne fonctionnent pas. Ils devraient pourtant absorber les émanations de produits chimiques...
J’avertis à plusieurs reprises mes supérieurs, mais rien ne se passe. Il a fallu attendre qu’une salariée du CEA obtienne un test. Ils se sont aperçus que les vapeurs partaient dans toute la salle. Il n’y avait pas vraiment d’étanchéité entre la salle blanche et les labos autour. Ça signifie que les opérateurs ont respiré ces émanations durant des mois.

Il y avait plein de produits chimiques différents, dans un stock officiel et encadré. Mais dans notre service, il y avait un deuxième stock secret – il n’est pas sur les plans du bâtiment. Là-bas, les bidons ne portent aucune indication sur leur dangerosité, et pourtant il y a de quoi tenir un siège.

Pendant plusieurs années, j’ai eu des kystes sur les bras, qui m’ont laissé des cicatrices blanches. Cette forme d’allergie a commencé à STMicro, puis a continué au CEA. Ma main, celle qui servait à nettoyer les machines, était particulièrement touchée. Mon doigt était tout noir, il se remet tout juste aujourd’hui. On me recalait de la piscine tellement c’était moche et j’avais peur de refiler ce truc à mes enfants. J’ai aussi perdu toutes mes dents, ça m’a coûté 16 000 euros pour en avoir de nouvelles. On m’a dit que c’était parce que je fumais trop.

J’ai quand même essayé de comprendre d’où venait cette allergie. J’ai consulté des médecins du travail, à l’hôpital Nord, qui ont étudié mon environnement, pour savoir si ça venait de mes chats, de la maison... Mais c’est le travail qui m’a fait ça ! Quand j’ai eu un accident de parapente, j’ai repris le travail avec un bras dans le plâtre. Les kystes commençaient à disparaître sur ce bras, quand l’autre, qui était en contact avec la chimie, s’infectait de nouveau. Comme je bossais sur le site du CEA mais que je suis chez STMicro, je n’ai pas vraiment réussi à savoir pourquoi, mais on m’a interdit d’être en contact avec la chimie.

Je quitte le bâtiment 41 et j’arrive au BHT (bâtiment haute technologie, « plateforme de valorisation industrielle » ayant coûté plusieurs millions d’euros) en 2009. Il y a 2 650 m2 de salles blanches flambant neuves et je m’occupe du traitement thermique des plaques. On récupère des plaques de silicium qu’on trimballe d’un four à l’autre, pour qu’elles soient recuites. Ces fours peuvent monter jusqu’à 1200 °C, pour cuire et intégrer des métaux (surtout du PZT, du titano-zirconate de plomb) dans la plaque. On utilise aussi du ruthénium, un produit cancérigène. La technologie est alors balbutiante, et là aussi, je repère de nombreuses failles de sécurité.

Souvent, les machines ou les logiciels ne fonctionnent pas, tout comme les machines de nettoyage de produits chimiques. Là aussi, j’ai un problème d’exhausteur. Un jour, pour être plus efficace, je mets des plaques à cuire dans les trois fours du laboratoire. Peu après, la sécurité vient me voir et me demande d’arrêter. J’avais fait planter le système, car les exhausteurs de ces fours n’étaient pas capables d’évacuer la pollution.

J’ai envoyé des dizaines de mails, mais la pesanteur est structurelle et je n’ai rien pu faire. On a dû travailler malgré du matériel manquant. Et ma fiche de poste et de nuisances [NDR : qui liste les risques auxquels le salarié est exposé] n’est arrivée que deux ans après mon arrivée au BHT... Et puis, il y a eu aussi des incidents, comme celui du 22 septembre 2013. Ce jour-là, c’est un petit nouveau qui s’occupe de la paillasse 101 au BHT. Dans cette machine, on baigne les plaques dans des bains de chimie. Il manipule cette machine qui plante souvent, tout le monde le sait. Moi, je travaille pas loin au moment où la machine foire et le salarié est dépassé. En deux heures, il finit à l’hôpital, car il a respiré des vapeurs issues de la réaction chimique entre l’ammoniac et les produits présents dans la plaque.

Mes chefs veulent m’envoyer là-bas à sa place. Je demande à ce qu’ils m’accompagnent, mais ils refusent. Comme je n’ai pas le droit d’y aller seul (ce sont les consignes de sécurité), et que je suis interdit de chimie, je décide de poser mon droit de retrait. Suite à ça, une enquête est menée, et la direction se rend compte que les drains (qui évacuent les acides) du BHT sont sous-dimensionnés.

Je vous passe les détails de mes relations tendues avec les chefs, mais je pose mon droit de retrait le 22 septembre. Le 25 octobre, j’ai une nouvelle pour une mise à pied pour des « faits graves ». La direction évoque des « attitudes excessives  », un « non respect des règles de badgeage », et plusieurs altercations. Depuis le début, la direction m’a attitré une déléguée du personnel CGT qui ne m’aide pas du tout. J’apprends que ma cheffe cherche des faux témoignages pour renforcer sa version. Peu importe les témoignages en ma faveur, je suis finalement licencié le 2 décembre 2013 par STMicro, pour fautes graves.

Pour laver mon honneur, je vais aux prud’hommes. Je suis débouté en première instance en 2016, même si le jugement reconnaît que le CEA a « manqué aux obligations de sécurité  ». Je fais appel, et je gagne en 2018. Mon licenciement pour faute grave est « dépourvu de cause réelle et sérieuse », je suis blanchi des fautes professionnelles et je reçois des indemnités. Le CEA m’accusait de faire régner un véritable sentiment de peur : « Cela ne résulte d’aucun élément précis » dit le tribunal. Il s’agit en fait de faux témoignages de mes chefs ! Eux sont restés tranquilles, ils ont même parfois été promus.

Ce qui m’est arrivé existe encore au sein du CEA. D’autres personnes sont en situation de détresse là-bas. Ces dysfonctionnements ont provoqué des situations extrêmes. Moi, je suis parti avec des mails et des informations pour me protéger. Sans ces documents, c’est la parole du salarié contre celle du CEA. C’est foutu. Car même avec mes preuves, je n’ai réussi à gagner que cinq ans après mon licenciement. »