Accueil > Été 2020 / N°56

Cheveux blancs de tous les pays, unissez-vous

Tous les mois, on recevait son bulletin qui semblait éternel malgré (ou grâce à) sa maquette simpliste. Le Ciip (Centre d’information inter-peuples), institution grenobloise de lutte locale et internationaliste, vient pourtant d’être placé en liquidation judiciaire et de cesser ses activités. Faut dire aussi que ce n’est plus trop « à la mode » les luttes internationalistes : à Grenoble, les assos ou collectifs anti-impérialistes regroupent surtout des « cheveux blancs ». Le confinement nous a permis de prendre le temps de causer avec certains d’entre eux.

Au début du confinement, on ne parlait des vieux que comme des « personnes à risque », des sources d’inquiétudes. Alors j’ai eu envie d’appeler régulièrement Misette, 92 printemps au compteur, non pas pour me soucier de sa santé, mais pour qu’elle me raconte des histoires. Il y a quelques années, elle avait narré son voyage de 1950 en kayak auto-construit sur l’Isère et le Rhône dans Glisser sur les fleuves un article du Postillon n°41. Depuis, je la croise à presque toutes les manifs sans jamais prendre le temps de papoter.

« Quand tu regardes l’histoire, faut jamais s’endormir. En 1947, on m’avait appris à l’école que le capitalisme s’adaptait sans arrêt. Si les gens ne se bougent pas, les puissants vont s’en servir pour un peu plus nous asservir. C’est ça la leçon !  » Misette saute souvent du coq à l’âne, comme elle dit, alors pendant nos coups de fil on a parlé de la guerre, qu’elle a vécu adolescente dans le quartier de la Capuche, du syndicalisme, de la psychiatrie, de l’autisme, du mouvement des auberges de jeunesse, dont elle était membre active. « D’ailleurs une ancienne des auberges est morte du Covid dans un Ehpad au-dessus de Lyon. Et puis je viens d’apprendre aussi la mort d’une ancienne de la Ligue.  » La Ligue ? « Ben oui, la ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. Comment ça, tu connais pas ? Ah ben la prochaine fois je te raconterai. »

La fois d’après, j’avais pas envie de passer encore une heure au téléphone, alors je suis allé voir Misette dans son jardin vu qu’on habite à presque moins d’un kilomètre de distance. Sous le cerisier en fleur, elle m’a raconté son histoire de « la  » Ligue : « C’était au début des années 1990. J’étais allée avec des copines grenobloises à Genève pour un rassemblement pour la Palestine devant l’ONU. C’est là qu’on a rencontré la présidente de la Ligue, une Canadienne. Et j’étais complètement d’accord avec tout ce qu’elle racontait : elle avait un positionnement très clair contre la guerre et contre le capitalisme. » La création de la Ligue remonte à la première guerre mondiale. «  En 1915, des femmes se sont réunies à La Haye pour protester contre la guerre. Elles voulaient que les hommes rentrent à la maison et développaient aussi une critique radicale de la guerre utile seulement aux marchands d’armes. Elles ont mis “pour la paix” parce que si elles mettaient “contre la guerre”, elles auraient pu se faire arrêter. Par la suite, les militantes de la Ligue se sont battues aux côtés d’opprimés de tous pays et ont contribué à la création de l’OMS (Organisation mondiale de la Santé), de l’OIT (Organisation internationale du travail) ou de l’Unesco. À Grenoble, c’est nous qui avons lancé les manifs du 8 mars pour la journée des femmes, je ne me souviens plus de la date. C’est pas rien, mais personne n’en parle pourtant. Les jeunes comme toi à qui j’en parle ne connaissent jamais. »

Juste avant le confinement, Misette était en train de préparer une exposition sur l’histoire de la Ligue. « La mairie de Saint-Martin-d’Hères était d’accord pour l’accueillir. On a plein de documents mais c’est pas facile de faire une exposition. Aux assemblées générales en Isère, on était nombreuses il y a vingt ans mais beaucoup sont mortes. Je fais partie des plus jeunes...  » Et ça la turlupine, Misette, de voir que ce genre de militantisme n’attire plus : « Les jeunes maintenant veulent des projets immédiats et rapides. Dans toutes les associations internationalistes, maintenant il n’y a plus que des cheveux blancs. »

Jo Briant et Marie-Thérese Lloret partagent à peu près le constat : « Toutes les associations ont le même problème : le rajeunissement des équipes.  » Âgés de 84 et 85 ans, ils sont tous deux fondateurs du Ciip (Centre d’informations inter-peuples), qui vient de fêter ses quarante ans en étant mis en liquidation judiciaire. Après avoir perdu un procès contre une société leur louant une photocopieuse, le Ciip n’a pas pu payer la somme demandée et a déposé le bilan. « Peu importe, insiste Jo Briant. Ce qui compte c’est de parler de ce qu’on a fait.  » Né en 1980, le Ciip était une association-réseau ayant pour but de faire le lien entre les nombreuses associations et collectifs œuvrant pour la solidarité avec les immigrés et les exilés politiques, l’anti-racisme, la dénonciation de dictatures ou des ventes d’armes. «  Une des raisons pour lesquelles la solidarité internationale est forte à Grenoble, c’est qu’il y a eu une grosse immigration politique d’Espagne franquiste, du Portugal, du Maghreb, de pays latino-américains. C’est une des villes qui a accueilli le plus de réfugiés. En créant le Ciip, on voulait agglomérer toute cette dynamique de solidarités envers les réfugiés.  » Résultat : un centre de documentation, un bulletin mensuel et la participation à de multiples combats. « On n’a jamais été dans une vision humanitaire, on a toujours eu une vision politique critique, une analyse géopolitique globale sur les causes des oppressions. Au début, l’époque était dominée par la guerre des deux blocs. On dénonçait l’impérialisme nord-américain mais également le soviétique. Très vite on a également dénoncé le néocolonialisme et la Françafrique. Notre anti-impérialisme est global.  »

Jo Briant parle au présent parce que même si le Ciip n’existe plus, les luttes continuent. En plein confinement, on l’a vu se battre avec le collectif Hébergement-Logement pour que les centres d’hébergement d’urgence proposent des conditions de vie plus dignes aux migrants. Lui et Marie-Thérèse Lloret m’ont aussi raconté tout le réseau d’entraide avec des migrants mis en place dans leur quartier de l’Arlequin depuis la mi-mars. « C’est sûr que nos organisations ont du mal à se renouveler. C’est pas le vide complet mais les jeunes sont plus mobilisés pour la planète et la révolution écologique, même si nombre d’entre eux se mobilisent pour et avec les migrants. Ceci dit, des combats parviennent plus à attirer que nous, comme Survie (association luttant contre la Françafrique), le CTNE (Comité traite négrière et esclavage) ou le collectif du 17 octobre 1961 (commémorant le crime d’état perpétré ce jour-là contre les Algériens à Paris). Et puis, les associations de solidarité avec les migrants sont dynamiques, même si certaines n’ont pas d’analyse géopolitique. Mais quand même pas mal de jeunes contestataires, notamment libertaires, dénoncent les causes structurelles de l’exploitation.  »

Alors pourquoi ce recul des luttes anti-impérialistes ? Parce qu’il y a moins de militants maintenant que dans les années 1970 ? Parce que l’urgence écologique a pris le dessus ? Parce que les combats internationaux semblent complètement vains et les victoires à cette échelle encore plus rares qu’au niveau local ou national ? « Je ne suis pas désespéré, même si je pense qu’il sera extrêmement difficile de rompre avec cette logique productiviste, extractiviste, industrialiste, consumériste. Tout en restant mobilisé, j’essaie de passer le flambeau  », conclut Jo Briant.