Accueil > Été 2011 / N°11

Notre bon plan pour les vacances : Une journée a Livet-et-Gavet

Derrière le mythe Grenoblois : un désert industriel

À Grenoble il n’y a pas de charbon, pas de pétrole, pas de métal précieux. Il y a mieux : à Grenoble, il y a de l’eau. Aux origines de la Cuvette, elle a façonné notre paysage. C’est par elle que l’hydroélectricité autrefois, et la microélectronique aujourd’hui, ont colonisé ce territoire. L’eau est la matière première de l’industrialisation locale, mais elle est surtout à la source des deux mythes industriels locaux : la houille blanche et les nouvelles technologies. Pourquoi s’attaquer aux mythes ? Parce qu’ils ont pour fonction de rendre acceptable ce qui détruit nos vies. Et sans eux, c’est tout l’édifice qui s’effondre. Voici le récit d’une escapade dans l’un des centres nerveux de l’industrie régionale. Histoire de comparer le mythe à la réalité.

Livet-et-Gavet, on connaît parce que c’est la route du ski. Tout le monde est déjà passé par là en voiture, avant Bourg-d’Oisans, mais personne ne s’en souvient vraiment parce qu’après les grandes plateformes pétrochimiques de Séchilienne, le désert industriel de « Livaigâvai » comme on dit, passe presque inaperçu.
En général on trouve juste le coin horrible, dans sa vallée trop étroite pour être honnête, et on accélère un peu, vu que la spécialité locale c’est les éboulements : qui n’a pas entendu parler de ces montagnes qui se cassent la gueule, et même que si ça arrivait on aurait droit à un nouveau lac alpin, qui se viderait un de ces jours en engloutissant tout ce qui se trouve en contrebas, Grenoble et le reste ?
À peine si on lève la tête en passant le rond point de Livet, le chef-lieu, qui domine la bâtisse bizarre, moitié pierre, et moitié ciment sur pilotis. Oui, c’est ça : la fameuse baraque du film «  Les rivières pourpres  », comme un petit malin le rappelle à chaque fois que l’on passe devant.
Pour le reste, le paysage c’est des chaos de roches, des falaises de schiste, et puis des barrages, des tuyaux d’acier dans tous les sens, et des kilomètres carrés de bâtiments industriels.

Avant de commencer, il faut vous dire comment on est arrivés là. C’est en suivant deux pistes à la fois, celles de deux mythes industriels grenoblois : la houille blanche et les nouvelles technologies. Les traces nous ont menées vers cette gorge inhospitalière des Alpes occidentales. Et pour cause : elle a vu se développer la production hydro-électrique dès le tout début du XXème siècle, qui a alimenté des fabriques d’obus, de papier, d’aluminium, et aujourd’hui on y produit du silicium, la matière première des panneaux photovoltaïques. Livet, c’est l’arrière-boutique de l’industrialisation locale.

Alors on s’est dit qu’il fallait aller à Livet-et-Gavet pour toutes les raisons qui font qu’on ne s’y arrête jamais. Et pour tenter d’entrevoir le côté obscur du mythe. Au programme : prospections, photos, discussions, et se laisser porter par le cours des choses. Résultat : voyage dans l’enfer postindustriel.

Séchilienne. En quarante-cinq minutes de carrosse à pétrole, une fois dépassées les cheminées qui puent, on entre en terra incognita. Bienvenue dans le creuset de l’hydro-élec’ et de la métallurgie, dans le quartier de Grenoble le moins connu des Grenoblois. Oui, parce que tout ce qui se passe ici, ça alimente les turbines politiques et économiques de la Cuvette. Et pas vraiment à l’avantage du terroir local, voyez-vous.
Mais enfin bref : nous voici à la limite des communes de Séchilienne et de L&G (tiens voilà un petit nom qu’on pourrait vendre pour redorer le blason du bled), et on pile déjà sur le bord de la RN91, parce qu’à bâbord, sur l’autre rive de la Romanche, on aperçoit notre première cliente. Chemin barré par des gravats, bitume recouvert par la terre et les cailloux qui chutent, panneaux «  danger  » et interdictions diverses : pas d’erreur, on y est. D’après la carte, voilà l’« ancienne centrale de Noyer-Chut ».

Courte marche d’approche, un chasseur promène son chien au loin. Le truc ressemble à une usine abandonnée comme une autre, plan rectangulaire, toit à double pente, grandes arcades vitrées presque complètement brisées. Sauf que sur un côté, un entrelacs de conduites en fonte et bassins de béton annonce la couleur : nous voilà bien sur les terres des anciens seigneurs des turbines. Les portes de fer sont soudées, mais on rentre là-dedans comme dans un moulin, et alors seulement on réalise que la carte nous a menti : ce truc aux airs de colosse d’un autre temps n’est pas du tout désaffecté.
Les vibrations qui montent du sol jusque dans la charpente métallique nous surprennent d’abord, du coup on jette un œil dans la seule pièce inaccessible : derrière la vitre, alors que le toit ne semble pas avoir la force de passer l’hiver, et que les arbres commencent à pousser à l’intérieur, les turbines tournent à plein régime.

Depuis leur installation au tout début du siècle dernier, les centrales électriques de la Romanche n’ont pas cessé d’alimenter les vagues industrielles, et fournissent aujourd’hui les réseaux EDF, vers l’éclairage public de Grenoble notamment.
Avant de rejoindre notre carrosse, on tourne un peu autour de la centrale. Aujourd’hui seule dans son coin, elle était à l’origine entourée d’usines. Le sol, vaguement recouvert d’une végétation maladive, n’est en fait qu’une grande dalle de ciment, de la montagne à la rivière, et on devine parmi les gravats moussus les traces d’une ancienne papeterie Rhodia, jetée au sol. On dégage.


Gavet.
À deux pas de là, on gare à nouveau la tire sur un terre-plein en pied de pente, car nous voilà à proximité d’un de nos objectifs repérés sur la carte. Les vestiges de l’ancienne centrale de Gavet, rasée dans les années 50, mais dont subsiste une partie des conduites forcées.
À soixante mètres dans la falaise, deux arches pharaoniques émergent de la roche. Elles protégeaient à l’époque les deux tuyaux colossaux captant la flotte qui avait traversé la montagne depuis les lacs d’altitude, et la précipitaient vers les turbines en bord de rivière. Sous les broussailles, on cherche un accès pour grimper, et on tombe sur un ancien canal de fuite qui descend tout droit des arches, longeant d’énormes blocs de béton qui supportaient les conduites. Un escalier antédiluvien trop pourri pour monter : reste plus qu’à se frayer un chemin entre les blocs.
En haut, on n’est pas déçus. D’ici les arches ont l’air encore plus grandes. Au dessus de nos têtes, un escalier métallique branlant, et en face de nous s’ouvrent les moignons des deux anciennes conduites. On s’y engouffre, et dix mètres au fond on se retrouve devant une palissade pas toute jeune. Derrière, manifestement, l’eau coule encore. À la sortie, on ne prend même pas de plaisir à admirer le paysage, vu que depuis notre nid d’aigle tout ce qui saute aux yeux c’est les grandes dalles en contrebas, souvenir des ateliers qui occupaient la vallée lorsqu’ici, la centrale tournait à blinde. Redescente, en jetant quelques coups d’œil inquiets en direction des falaises au-dessus, qui ne demandent qu’à se délester. On n’est pas les bienvenus.

Les Clavaux. La montée nous a ouvert l’appétit, mais c’est pas au hameau des Clavaux qu’on va pouvoir se restaurer. À part la RN, le village est désert, pas un chat, une ambiance de western spaghetti. Une vieille affiche, qui parle d’emploi, de tourisme et d’agriculture, prend le vent contre une vitre. Plaît-il ?
Il fait beau. Deux bulldozers s’agitent lentement vers la rive, on descend, on échange deux mots avec un habitant appuyé sur sa pelle, l’accent rital de deuxième génération, on passe sous la route nationale pour essayer d’accéder à la centrale qui alimente l’ancien site Pechiney.
C’est un promontoire totalement recouvert de hangars et d’ateliers superposés, trônant au milieu de la petite cité ouvrière. Mais tout est grillagé de ce côté-là. Alors on contourne, et on tente notre chance en amont du site. Comme en bas, des grillages, mais cette fois on passe. Et sous la route on tombe sur des conduites forcées, et des câbles, qui plongent vers les usines. Là-bas, à cent-mètres de nous, on aperçoit deux types en combinaison blanche et masque à gaz, qui discutent sur une passerelle, puis disparaissent par une porte dans le fatras de cheminées et de tuyaux, desquels s’échappent l’odeur pâteuse, assez semblable à du pneu cramé, qui a remplacé l’air dans cette vallée. Ici, moins d’une centaine de personnes bossent encore sur la seule activité qui a résisté jusque là : la production de silicium.

Notre attention est attirée par une sorte de grosse cheminée en béton, à notre droite, de l’autre côté, sous laquelle gronde une chute d’eau, qui descend rapidement vers la rivière.
Mais on a pas fait dix mètres que la chute d’eau s’arrête. On s’approche un peu béats, et l’eau repart. Une cascade aussi capricieuse, on a beau se trouver au paradis du barrage, ça surprend. On vous le conseille, l’effet est garanti. Il se trouve en fait que la cheminée est un réservoir branché sur la conduite, qui fonctionne un peu comme un siphon taille XXL, et se vide par intermittence pour réguler le débit. La Romanche est totalement asservie, détournée, canalisée, et on prendra conscience à la fin de la journée que pas un instant nous n’aurons posé les yeux sur une rivière, et encore moins pensé à aller y tremper un orteil : ici tout est barrages, digues, canaux et tuyaux. On reprend encore une grande bouffée de vapeur au silicium, et on file à la deuxième centrale des Claveaux.

C’est un grand bâtiment en L posé à un endroit où la vallée est un peu plus large.
Route des Ruines, un nom prémonitoire. À peine on s’approche qu’on entend le grondement des turbines, qui se mêle au bourdonnement des lignes à haute tension. À ce niveau, la rivière est entièrement barrée par plusieurs écluses reliées par des passerelles, avec grilles et barbelés. Au soleil, seule l’eau bleue et limpide, qui jure au milieu du métal rouillé, rappelle qu’on est bien devant un torrent alpin.
Ne seraient les multiples panneaux « propriété privée », « accès interdit », « danger de mort » qui manifestent aux éventuels humains égarés qu’ils doivent passer leur chemin, l’endroit est étonnamment sympathique. On se surprend à imaginer que les centrales se sont arrêtées, que les barrages ont été définitivement rouverts, et qu’on peut flâner au bord de l’eau. Et là on aperçoit le fond de la rivière, jonché de détritus industriels. Taïaut.



Rioupéroux.
Le hameau suivant c’est Rioupéroux, en rive gauche : dix maisons, une centrale et une ancienne usine d’aluminium. En face, les Salinières, un chapelet de villas d’époque pour cadres. On commence à être gavés des centrales, alors on tourne autour.
Comme plus bas, où qu’on mette les pieds on se retrouve encore à crapahuter sur des déchets industriels. Sous les herbes, il y a du ciment concassé, des débris métalliques et plastiques en pagaille. Ici la nature ne reprend pas ses droits : elle s’hybride. On confond les racines et les vieux câbles, la mousse et le plastique fondu, la caillasse avec la ferraille.
Et encore l’œil ne perçoit pas toutes les finesses de la pollution des sols, mais on ne peut qu’imaginer ce qu’il en est à quelques mètres d’un ancien site de production d’emballages en alu, lui aussi rasé. Pechiney n’est pas vraiment reconnu pour son attention aux pollutions des sols dans les Alpes.
Près d’un pont, une grande poubelle verte annonce cyniquement « emballages », et sa voisine « papier ». Toute l’histoire de la vallée résumée en deux bacs à ordures.

On voulait visiter le musée de la Romanche, juste au dessus, mais il n’y a personne aujourd’hui pour les visites. Alors on bouge.

Livet. Sur notre parcours, il ne reste que le chef-lieu de la commune, le hameau de Livet. On s’est gardé le meilleur pour la fin : c’est ici, le cœur du monstre, la capitale de l’empire des Keller & Leleux, où le fondateur, Charles Albert, avait choisi de s’installer. Pas pour le grand air, mais pour les grandes eaux : l’hydraulique lui a fourni à bon marché l’énergie nécessaire à ses hauts-fourneaux, dans lesquels il fondait l’acier. Et pas n’importe lequel : pendant la guerre de 14, alors que l’Europe construit obus et canons à tout va, la France manque de charbon, et lui, Charles-Albert Keller, l’ingénieur, il a inventé un procédé qui permet de fabriquer de l’acier avec de l’électricité.
Voilà qui tombe bien. Car lui, Charles-Albert Keller, le patron, vient justement d’installer une colonie ouvrière à Livet, qui va produire des obus à tour de bras ! Un engagement patriotique élémentaire, qui lui permettra, au passage, de faire fortune.
Ingénieur, patron et marchand de canons, le trio gagnant.

Il fait aussi construire, pour lui et ses cadres, une grande maison en pierre flanquée de deux promontoires en béton sur pilotis, ses bureaux, d’où il peut admirer ses ateliers dans le reste de la vallée.
C’est vrai qu’elle a de la gueule, la bâtisse. On apprend, en causant avec un voisin, qu’elle est aujourd’hui pratiquement vide. Mais même à l’état de carcasse, et 80 ans plus tard, la maison du patron reste la maison du patron : le voisin, trente ans de boîte comme chaudronnier dans les fabriques, n’y a jamais mis les pieds.
En contrebas du patelin, il y a l’autre expression de la folie mégalo du maître des lieux : la centrale des Vernes. Une énième usine à turbines, mais celle-là sort du lot. Rien que pour la gloire, Keller l’a vêtue comme une princesse, et maquillée comme sa putain. Il voulait une centrale belle, enrobée d’architecture moderne. Le résultat c’est une taule qu’on dirait une église, avec une belle façade en pierre, un clocher-siphon d’où s’élancent vers le ciel des foudres synthétiques, des conduites comme de grandes orgues, et sur le côté un escalier qui n’est rien de moins que la réplique de celui du château de Vizille. Quel goût ! Imaginez une centrale nucléaire avec l’escalier de Chambord, et la colonnade de Saint-Pierre.
Les Vernes, c’est un temple à la déesse hydroélec, mais ce jour-là on aura été les seuls fidèles à s’en approcher.

Comme la maison et la centrale, dans le village, la plupart des édifices portent l’inscription « Keller & Leleux ». Car à la grande époque des industriels paternalistes, école, dispensaire, et toute la vie d’ici étaient régentés par les signes. Même les vitraux de l’église ont été offerts par les patrons (et à votre avis qu’est-ce qu’ils représentent ? Les usines, pourquoi ?). En échange de quoi les ouvriers venaient de toute l’Europe pour donner leur vie dans les ateliers. Le premier haut-fourneau à Livet date du XVIème siècle. Au cours du XXème, les usines Keller fourniront acier et électricité, puis changeront de main, jusqu’aux fermetures des dernières décennies.
Au cimetière cependant, les noms étrangers ne sont pas nombreux : dans un coin, quelques tombes aux consonances italiennes, portugaises ou slaves, mais rien qui rappelle que dans les meilleures années, c’est 5000 personnes qui fourmillaient autour des centrales de Livet et Gavet. Le passé ouvrier, il est pas mort : il s’est volatilisé. Et ce qui reste, c’est ce que les gens bien appellent, en espérant attirer quelques pigeons en moonboots, le « patrimoine industriel ».
Après une journée ici, nous, on trouvait que c’était un bien joli nom, pour un désert de fonte et de ciment.

On n’a pas tout dit, on vous a épargné. On aurait pu vous en faire des tartines sur comment on a cherché des frites pendant une heure, que dans ce bled y’a pas un café pour casser la croûte à des lieues. Voilà comment on se retrouve en terrasse à Bourg-d’Oisans, en terre à touristes, dans un autre monde. On aurait pu aussi rabâcher sur le barrage du Verney, et son musée à la gloire d’EDF. Mais non. Marre des centrales, et de tout ce bordel.
Allez, quand même une dernière pour la route. Un peu au-dessus de Livet, il y a Bâtons, un village qui a, lui aussi, sa centrale hydroélec’. Mais celle-là est alléchante : elle est sous la terre. Alors on y a fait un raid, et on n’a pas regretté. C’est bien de se rendre un peu compte de ce que c’est, une centrale souterraine, par ici. Parce qu’à Livet-et-Gavet, justement, on en parle, de centrale souterraine.
Comme vous, on pensait que c’était fini, que les ingénieurs avaient suffisamment bousillé le coin pour n’y plus retourner. Mais on se trompait. Le projet « Nouvelle Romanche  » annonce dès 2011 la destruction des six centrales de la commune, qui seront remplacées par une seule, plus grosse, plus rentable. Et plus souterraine.

Ici, l’industrie aura beau enterrer ses merdes et planter quelques arbres, les terroristes en combi fluo, en route pour les stations, se demanderont encore quelle maladie a bien pu frapper cette vallée, juste avant d’accélérer un peu. Nous, ce jour là, on est rentrés dans la Cuvette. Mais on reviendra, à Livet-et-Gavet.


Ce texte fait partie d’une série de textes autours des mythes industriels et des fables culturelles autour de Grenoble. Le premier texte « Le mythe noir de la Houille Blanche » est disponible sur www.piecesetmaindoeuvre.com