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Désertions d’ingénieurs : mieux vaut prévenir

Quel gâchis, les « désertions » d’ingénieurs, de plus en plus tendance ! Un bourrage de crâne depuis le plus jeune âge pour cette « voie royale », cinq années (ou plus) d’études coûteuses pour la société, des projections d’une « vie réussie » et patatras : tout ça pour « tout plaquer » et apprendre à planter des carottes à 34 ans. Mieux vaut prévenir et faire réfléchir les futurs cadres de l’industrie microélectronique à la réalité de leurs métiers. Voilà donc quelques témoignages d’actuels ou anciens techniciens, ingénieurs, ou cadres de Soitec ou STMicro (eux aussi anonymes), insistant sur le manque de sens, et les inepties de leur métier.

« Il n’y a pas de reconnaissance, jamais un merci »

J’ai la trentaine, j’ai bossé deux ans à ST sur le site de Grenoble via une boîte d’ingénierie, Elsys Design. Je travaillais sur des micro-ordinateurs pour objets connectés. À ST, tous les projets ont un nom de code, le mien, c’était Panthère. On était une dizaine à bosser dessus à Grenoble, mais plusieurs à l’international.

Normalement, le taf que je faisais était fait à Tunis. Là-bas, les salarié.es n’étaient que des jeunes ingénieur.es, hyper mal payés, ils, elles bossaient comme des chiens, donc finissaient par se barrer. Comme il y avait trop de turnover pour ST, l’activité a été rapatrié à Grenoble.

Je bossais dans des grands open spaces, il y avait des badges pour rentrer dans chaque étage. Dès que tu te déplaçais, tu devais badger sans arrêt et juste dans les endroits où tu avais accès. Tout était fait pour qu’il n’y ait pas trop d’interaction, et favoriser les comportements individualistes. Les réunions sont essentiellement en visio alors qu’on était au même étage, à quelques dizaines de mètres les un.es des autres. Il y avait une salle de sieste mais si tu y allais, tu te faisais mal voir. Les fenêtres s’ouvraient à peine, parce que si elles pouvaient s’ouvrir en grand, certain.es avaient peur que des salariés sautent.

Il n’y a pas de débats et de discussion sur ce qui est produit. Il y a une clause de confidentialité : on ne devait pas parler de ce qui se passait. Les projets sont très opaques, par exemple il ne fallait pas dire que c’était ST qui fabriquait les puces dans Starlink, et je ne savais même pas ce que mon, ma voisin.e de bureau faisait.
Il n’y a pas de reconnaissance, jamais un merci. Mais en même temps tu as de « bonnes conditions » horaires et un « bon salaire ». C’est une zone de demi-confort qui te fait rester sans faire de vagues. Beaucoup de gens ne sont pas si bien que ça, mais ils, elles restent à cause du salaire.

« Je fais ça pour vivre, mais je n’y trouve pas de sens »

J’ai la quarantaine, je bosse à ST Grenoble depuis 15 ans. Je suis chef de projet en développement de logiciel, je bosse environ 10 heures par jour, devant trois écrans, avec les tensions musculaires qui se cumulent.
Pendant deux ans j’ai été mise au placard. Suite à une réorganisation, mon poste s’est retrouvé en doublon et progressivement, je me suis retrouvée sans tâche. Je venais travailler, m’installais à mon bureau dans l’open space, parvenais à trouver des choses à faire pendant deux ou trois heures, et puis je n’avais rien à faire. Tout le monde s’en foutait. Je suis tombée en dépression, suis allée voir la médecine du travail mais ça n’a rien changé. Je cherchais du travail à l’intérieur de ma boîte, je frappais aux portes pour voir s’il n’y avait pas un projet où je pouvais m’incruster. J’ai été payée deux ans pour rien. Pourquoi ne m’ont-ils pas licenciée ?

J’ai fini par être réintégrée à un projet donc ça va mieux, même si je ne veux pas évoluer, monter en grade, alors qu’à chaque entretien annuel, on me met la pression pour prendre plus de responsabilités. Moi j’aurais plus envie de rétrograder mais ce n’est pas possible. Très sincèrement je fais ça pour vivre, mais je n’y trouve pas de sens. Pendant ma dépression je me suis demandé si je ne serais pas mieux à élever des chèvres en Ardèche. Mais tu as un salaire, un confort, c’est difficile d’envisager le changement de niveau de vie qu’il faudrait accepter. Donc tu restes.

« Je suis parti parce que je ne pouvais plus supporter cette distorsion morale »

J’ai la trentaine, j’ai bossé trois ans à Soitec, jusqu’en 2020. J’étais project manager en lien avec les projets de recherche à financements publiques.

J’ai assisté à des discussions choquantes où des cadres discutaient de potentiellement utiliser de l’argent public destiné à construire une usine du groupe en France pour construire une usine en Chine. Ce qui s’était déjà fait en 2011… À l’époque l’entreprise était en galère, elle avait touché des financements publics importants pour faire sa recherche et surtout la mise au point de sa chaîne de production. Mais en Chine, ils avaient déjà des bâtiments appartenant à Soitec qui dataient de l’époque des investissements dans le photovoltaïque.
En 2019, par contre, la société allait très bien financièrement. Une nouvelle campagne de financement public et l’engagement de faire l’usine en Métropole est demandé par les financeurs. Normal vu les sommes en jeu dans Nano 2022 ! Mais j’ai quand même assisté à des discussions où ils hésitaient à prévoir une usine en Chine en faisant un petit quelque chose en France, histoire de donner le change.

J’ai dit que je trouvais malhonnête que Soitec recommence cette combine alors que contrairement à 2011, il y avait plein de sous. Des collègues ont embrayé et finalement on a obtenu un engagement ferme du directeur à tenir sa parole. J’ai remarqué, qu’en vrai, il n’y a personne qui est d’accord avec ce système, ils sont là pour le salaire et s’arrangent avec le reste. Moi je suis parti parce que je ne pouvais plus vivre avec cette distorsion morale. D’autres restent…

« Ce à quoi ça sert, ça ne me parle pas du tout »

J’ai la cinquantaine, j’ai bossé pendant 28 ans sur le site de ST Grenoble avant de partir l’année dernière. Je suis rentré poussé par mon père, en tant que technicien. J’ai fait plus tard une formation cadre pour finir ingénieur. Au début je ne posais pas trop de questions, il y avait moins de pression, j’étais content d’avoir ma paye pour payer une bagnole, mon appart.

Je m’occupais des retours clients sur les microcontrôleurs. Ça va partout, des aspirateurs aux drones militaires en passant par les téléphones. Plus ça allait, plus mes valeurs ont changé par rapport aux valeurs de l’entreprise. Je n’ai jamais eu la culture de l’entreprise, mais comme la pression s’est accrue, je l’avais de moins en moins. On te fait croire qu’il y a de la bienveillance mais en fait on t’incite à bosser toujours plus.

J’ai été mal noté, ils me reprochaient de ne pas traiter assez de cas par mois. Il y en a tout le temps des retours clients alors il faut faire de l’abattage, c’est du flux tendu. Je travaillais normalement, mais comme dans l’équipe certains travaillaient vraiment très vite, j’étais le vilain tire-au-flanc.
Comme j’étais mal noté, ils m’ont mis sur le dos un « plan d’amélioration de la performance ». C’est un peu vicieux, parce qu’ils ne t’imposent pas des choses mais te demandent de trouver comment t’améliorer. Moi le problème c’est que clairement je ne voulais pas m’améliorer alors finalement j’ai réussi à négocier une rupture conventionnelle.

Moi les applications, ce à quoi ça sert, ça ne me parle pas du tout. Les seuls gens qui se questionnaient un peu je les trouvais à la CGT, mais ils se faisaient bien bâcher. Ailleurs tout le monde n’en avait rien à foutre, même s’il y a plein de gens très sympas. À la machine à café, il y a très peu de discussions possibles. Si tu n’es pas collé aux valeurs de l’entreprise, ça se sent et se voit trop.

« J’ai littéralement vomi par terre »

J’ai la quarantaine, je bosse à ST Crolles depuis 18 ans. Je suis technicien, je bosse en open space dans des bureaux en algéco, loués par STMicro, où la clim’ marche comme elle veut… Depuis le Covid, on a « droit » à deux jours de télétravail par semaine.

On sait qui sont les clients des produits qu’on fabrique mais on n’a pas le droit de prononcer leur nom à voix haute. Avec Apple, il y avait une vraie parano.
La contestation ne me choque pas du tout, au contraire. C’est bien que des personnes critiquent les pratiques de la boîte. Le problème c’est que la plupart de mes collègues s’en foutent complètement. Globalement, il y a une mentalité individualiste, on était très peu à aller aux manifs sur les retraites. L’année dernière il y a eu une grande fête à Alpexpo pour les 30 ans du site de Crolles, il y avait des écrans de partout, des vidéos débiles, j’ai vraiment pas aimé. Je suis sorti, j’ai littéralement vomi par terre. Mais bon ce métier c’est tout ce que je sais faire.