Dans la salle fermée de la division technique générale (DTG) d’EDF, syndicats et direction sont face à face pendant ce CE (conseil d’établissement) d’octobre 2018. En fin de réunion, le ton monte très vite. La directrice de la DTG, interrompue par Antoine (1), un syndicaliste, se met à trembler et fait chuter sa chaise en se levant. Puis, elle fonce en trombe sur le jeune homme. Au dernier moment, la directrice est rattrapée par son adjoint qui s’interpose. Contorsionniste, il la maintient par les poignets tout en s’adressant à Antoine pour lui demander de se calmer. Les mots de l’adjoint sont couverts par ceux de la cheffe : « Elle hurlait en dénonçant le comportement d’Antoine. Sa voix partait dans les aigus » raconte Calvin, mi-amusé, mi-terrorisé. Ce syndicaliste est l’une des personnes nous ayant rapporté ces faits étonnants à ce niveau hiérarchique. Antoine sort effondré, et fait une crise de panique dans l’après-midi. Plus personne ne le reverra à Grenoble après cet épisode.
Cette forme de violence, au plus haut niveau de la DTG, est symptomatique d’une ambiance délétère au sein de ce qui fut la fine fleur de la technicité d’EDF. De l’avis des syndicalistes, les CE tout comme les CHSCT (Comité d’’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) sont stériles et mettent sous pression tout le monde. « La direction ne fait même pas semblant et n’accepte aucune de nos propositions. Le niveau de frustration augmente et les syndicalistes les plus investis dépriment », explique Sofiane.
Pourtant, l’unité d’EDF située près de la patinoire Polesud a la réputation d’être un refuge pour cadres bien payés. Depuis les années 1950, elle distille ses connaissances pour entretenir et surveiller toutes les installations électriques, de la centrale nucléaire au barrage de montagne. On y invente par exemple de nouveaux moyens de prédiction météo, de mesure hydrologique. Depuis plusieurs années, certains syndicalistes ont décidé d’élever la voix et de casser les habitudes, notamment face à la violence qui gangrène désormais le bâtiment en forme d’octogone.
En épluchant les différents documents internes depuis 2014, il apparaît que les indicateurs de bien-être au travail s’effondrent. « 32 % des salariés interrogés ont au moins un motif de souffrance au travail », assure un document du CHSCT en 2014. Un autre rapport de la même année évoque « les techniciens qui souffrent d’un turn-over important, et d’une diminution du nombre d’experts. Les secrétaires se questionnent sur l’avenir de leur profession ». En 2017, un sondage interne assomme : « Avez-vous confiance dans la direction de l’unité ? » 54 % des interrogés disent non - c’était 28 % quatre ans plus tôt.
La direction ne peut ignorer cette déliquescence, mais semble hermétique à l’effondrement de ces indicateurs, qui pourtant se déclinent dans la vraie vie. Le cas de Marie, qui fait un malaise lors d’un entretien avec sa cheffe, est éclairant. Elle était « l’archétype de la cadre dynamique », décrit Calvin. À son retour de congé maternité, elle se retrouve sous le feu de sa cheffe. « Il y a eu des contacts physiques forcés, sous forme de câlins. Marie a refusé, jusqu’à se prostrer dans le coin d’une pièce. Et quand elle en a parlé au chef au-dessus, cela n’a pas posé de souci. C’est ce qui a fait craquer Marie. Elle est en arrêt depuis », poursuit le syndicaliste. Cette forme de violence (entre agents ou avec leur manager) s’est produite une dizaine de fois en 2018.
La violence que les agents dirigent contre eux-mêmes est aussi importante. Stéphane lâche l’air de rien : « L’an dernier, je me serais bien foutu en l’air, mais avant je rêvais seulement d’une chose. Payer 300 euros pour que trois mecs cassent la gueule de mon chef. » Pour Sofiane, cette situation est effarante : « Il y a toujours eu deux ou trois personnes en burn-out, car elles étaient fragiles. C’était un bruit de fond. Mais là, les gens qui partent en burn-out étaient en grande forme avant. »
En réaction à ces souffrances venant du haut, certains syndicalistes tentent d’intervenir, en essayant d’aider les salariés comme Marie ou en écrivant des tracts. Celui évoquant l’histoire d’Antoine a fait du bruit. Le syndicat Sud se met dans l’idée de créer une alerte enlèvement, suivant la typologie des alertes officielles : « Il a été aperçu la dernière fois à la DTG lors d’un comité d’établissement. Il venait d’être agressé physiquement. Il ne répond plus à ses mails, si vous l’avez vu, contactez-nous… » Deux mois plus tard, dans la boîte aux lettres de Sud se trouve une plainte, pour diffamation non publique (pour l’expression « agressé physiquement »), déposée par la direction. En janvier 2019 s’ensuit un coup de fil de la police. Christian est surpris : « Je dois venir, toute affaire cessante, sur convocation du procureur adjoint. Le flic me dit que mon affaire va partir au civil. Il me cuisine pendant trois heures sur ce tract qui n’est qu’une blague. Je demande s’il faut qu’on m’apporte un pyjama et une brosse à dents », se moque-t-il, tout en étant empêché de voir son avocate. La plainte de la DTG se termine par un rappel à la loi le menaçant d’une amende de classe 1, c’est-à-dire 38 €. « La répression syndicale, je la vis, même si je suis assez libre de ma parole », conclut Christian, qui nous raconte aussi la fermeture de la boîte mail de son syndicat et les conseils de discipline qu’il a subis (pour un courrier, un bulletin météo évoquant des manifs, un retard sur les prises de notes en CE…).
La DTG ne compte plus les assignations diverses par les syndicats ou les agents lambda. Pour discrimination salariale par-ci, ralentissement de carrière par-là, rétention d’informations aussi. Grâce à la plainte pour diffamation, Christian est en tout cas persuadé d’avoir marqué des points : « J’ai fait passer ma patronne pour une femme sans cœur », jubile le syndicaliste. « Selon la direction, c’est de la faute des syndicats si la DTG va mal. C’est eux qui cassent le moral et démobilisent les troupes avec leurs tracts », paraphrase Sofiane. Il estime qu’il y a eu « une libération de la parole. Maintenant, il y a un défilé d’agents qui viennent se plaindre de leur situation. » Et ça, la direction n’aime pas.
Ce qu’elle digère encore moins, ce sont les évènements « d’éducation populaire » que Sud organise. « On n’a pas beaucoup d’armes, alors on essaie de se faire entendre en poussant les salariés à la réflexion », assure Christian. En février, le syndicat a invité à la mairie de Grenoble Naoto Kan, l’ancien premier ministre japonais qui a géré la crise de Fukushima et qui depuis a un avis très critique sur l’énergie nucléaire. Là encore, la remise en cause d’une énergie au cœur des activités d’EDF ne plaît pas à la direction, qui se fend d’un mail adressé à toute la DTG (2). Elle dénonce des « manifestations clairement hostiles à notre entreprise » et une « atteinte aux intérêts d’EDF ». Pour elle, il faut « faire preuve de loyauté autour du projet […] qui porte l’avenir commun de tous ceux qui souhaitent inscrire leur trajectoire professionnelle dans notre entreprise ». Une phrase alambiquée et menaçante, comme seuls les managers modernes savent les rédiger, symptomatique d’une rupture totale du dialogue, entre direction, agents et syndicats. Turbinez, y’a rien à voir !
(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
(2) Contactée, la direction n’a pas donné suite à nos demandes d’interview. Depuis ce mail, la directrice est en retrait, d’après nos sources.