Depuis que vous avez émis des réserves sur la hausse de la taxe foncière (tout en votant la délibération), vous avez rejoint – avec six autres élus – la liste de plus en plus longue des « exclus » de Piolle. Je pensais donc que ça allait être facile de vous faire balancer plein de dossiers à charge sur la majorité municipale que vous connaissez bien – vous avez été adjoint aux finances pendant huit ans… Mais vous avez mis quatre mois à répondre à ma proposition d’interview, en me prévenant que j’allais être déçu. Pourquoi ?
Les interviews, ce n’est pas mon truc. Contrairement à beaucoup de mes collègues élus, je n’aime pas trop me mettre en avant. Certains sont prêts à jouer des coudes pour être sur la photo. Moi ça ne m’a jamais trop intéressé. Et aujourd’hui, si je dénonçais le mode de fonctionnement de cette équipe, cela permettrait juste à mes anciens « petits camarades » de dire que je suis aigri, puisque viré de cette majorité… Mais je souhaite quand même donner ma version des faits aux Grenoblois.
Qui êtes-vous Hakim Sabri ? Ça fait longtemps que vous faites de la politique ?
Contrairement à pas mal d’élus, je ne suis pas universitaire, je n’ai pas fait de hautes études. Après le bac, j’ai commencé des études de droit que je n’ai jamais finies. J’ai toujours travaillé en tant que technicien de maintenance dans les remontées mécaniques, pendant plus de 20 ans à l’Alpe d’Huez, et 23 ans au téléphérique de la Bastille.
Je suis venu à la politique un peu par hasard : au début des années 2000 une copine m’a invité à l’Ades (Association démocratie écologie solidarité) et ça m’a plu. Vincent Comparat [NDR : le « chef » de l’Ades] a remarqué mon appétence pour les chiffres. Avant d’être élu, dans les années 2000 je me suis déjà intéressé et formé aux questions budgétaires. En 2008, j’ai été élu dans l’opposition, où je portais la critique du budget. Donc en 2014, quand Piolle est élu, j’ai un rendez-vous avec lui et naturellement il me propose la délégation des finances. Je ne renie rien du premier mandat.
Pas même le plan d’austérité de 2016, appelé « plan de sauvegarde », impliquant notamment la fermeture de trois bibliothèques et la suppression d’une centaine de postes ? Fin juin vous avez pourtant questionné le conseil municipal pour savoir s’il ne fallait pas reconnaître « l’erreur » du plan de sauvegarde ?
Je ne regrette pas les choix faits à l’époque. L’administration nous alertait sur les finances contraintes de la ville, nous pressait de faire des choix pour ne pas aller dans le mur. Ils nous ont donc fait les propositions de coupes et nous on a tranché, pour tenter d’obtenir 17 millions d’euros d’économies. Vu qu’on s’était engagé à ne pas augmenter les impôts, on n’avait pas beaucoup de choix.
On ne peut pas faire la révolution dans une collectivité de cette importance. C’est un gros paquebot. Si on veut changer les choses, il faut le faire par petites touches. Il y a plein de frais incompressibles. Notre seule marge de manœuvre c’est l’investissement. Quand on a vu l’état pitoyable du patrimoine en arrivant, on a décidé de mettre le paquet sur le plan écoles. Il fallait faire des économies ailleurs. Mon intervention, c’est parce qu’au conseil municipal de juin 2023, la majorité a annoncé la création de 77 nouveaux postes. Il me semblait donc normal de questionner la pertinence du plan de sauvegarde, qui en avait supprimé 100… Mais les élus de la majorité me sont tombés dessus en hurlant à l’attaque personnelle. Alors qu’il y avait du fond dans mon intervention… Mais dans ce système, tout est fait pour discréditer ceux qui ouvrent leur gueule. C’est terrible.
Mais alors, de quoi êtes-vous content du premier mandat ?
Au niveau des finances municipales, on a remis de la sobriété avec la baisse des indemnités d’élus. À l’époque de la municipalité socialiste, plusieurs adjoints mangeaient régulièrement au resto tous les midis et avaient leur voiture de fonction. On est arrivé, c’était tout le monde au self et presque plus de bagnoles. Les élus sont là pour servir et non pas se servir.
Certains exclus de l’équipe dénonçaient le rôle prépondérant d’Odile Barnola, la directrice de cabinet, qui serait en fait la « vraie » adjointe aux finances depuis son arrivée.
C’est vrai qu’elle travaillait en parallèle alors que j’aurais préféré être associé, en prenant des rendez-vous avec les services, la Préfecture, ou la direction générale des finances publiques sans me prévenir… Elle a une capacité de travail phénoménale, et est omniprésente dans toutes les décisions. C’est un peu la maire bis…
C’est donc elle qui a décidé de la hausse de la taxe foncière ?
Pas exactement. En fait, au début du mandat, Piolle m’a reconduit adjoint aux finances et, comme pour tous les adjoints, il m’a fait une feuille de route, à laquelle il faut répondre par une note de synthèse. J’ai travaillé dessus, avec la direction des finances et le contrôle de gestion. Je voyais bien le mur financier qui arrivait, alors dans ma note j’ai préconisé une hausse de la fiscalité. Pendant la campagne de 2020, contrairement à 2014, on avait bien fait attention à ne rien promettre là-dessus.
Le maire m’a répondu que ce n’était pas le bon timing, certainement préoccupé par sa campagne afin de représenter EELV à la Présidentielle. Je lui ai expliqué pourquoi on n’avait pas le choix. Il a assuré qu’on allait voir plus tard, qu’on questionnerait les Grenoblois en leur demandant de choisir entre une hausse de la fiscalité ou une baisse des services publics. Ça, c’était en 2020… Deux ans plus tard, on avait effectivement plus le choix, alors le sujet revient sur la table, même si, avec l’inflation, la guerre en Ukraine, l’explosion du prix des énergies, etc. c’est encore moins le « bon timing ». Et qu’il n’est plus question de questionner les Grenoblois… Moi, conformément à la note que j’ai faite en 2020, je suis pour une hausse de la fiscalité, mais je veux qu’on reste mesuré, qu’on fasse attention. Pour moi, la taxe foncière ce n’est pas un impôt juste, parce qu’il ne concerne que 38 % des Grenoblois – dont certains ne sont pas riches – et parce qu’il est basé sur les valeurs locatives des biens qui n’ont pas été réévaluées depuis les années 1970. Ce qui fait que pour un même appart, un proprio du centre-ville paye souvent moins qu’un proprio des quartiers Sud. À l’époque, les immeubles des quartiers Sud venaient d’être construits, ils avaient tout le confort moderne, tandis que le centre-ville était vieillissant. Aujourd’hui le centre est bien mieux coté que le Sud… Donc il faudrait avant tout revoir les valeurs locatives.
Mais il ne s’agit pas d’une compétence municipale…
Oui, ce serait au gouvernement de le faire, qui repousse sans cesse par manque de courage… Bien entendu, d’autres impôts en dehors de la compétence municipale, comme une taxation des transactions financières, seraient bien plus pertinents. N’empêche que pour une mairie, ce n’est pas très sain de baser une politique sur cette injustice d’une taxe foncière mal calculée.
Donc quand je vois qu’ils s’en foutent et qu’ils sont en train de décider une hausse de 25 %, je m’oppose.
J’étais d’accord sur la nécessité de pallier l’inflation, l’augmentation du prix des combustibles, la revalorisation du point d’indice. J’étais aussi d’accord avec la nécessité d’avoir un peu de marge de manœuvre pour dégager une épargne nette permettant de faire réellement baisser la dette : là toutes les années on remboursait 25 millions, et dans le même temps on en réempruntait 25. Mais pour ces deux points, une hausse de 15 % aurait suffi.
Par contre je n’étais pas d’accord avec la troisième justification de cette hausse, le « bouclier climatique et social » parce qu’il était – et est toujours – très flou. C’est à l’image de toutes les opérations de com’, sans rien de tangible et de positif pour les habitants.
Votre opposition aux 25 %, en tant qu’adjoint aux finances, n’a pas convaincu les autres ?
Non et comme j’ai refusé de cautionner ça, j’ai demandé à être déchargé de ma délégation. Ça, c’était à l’automne 2022, où j’ai été nommé, à la place, maire adjoint du secteur 4. Ce n’est pas facile d’être maire adjoint de secteur : tu n’as pas de service, tu dépends des adjoints thématiques et tu es interpellé pour tout et n’importe quoi. C’est vrai que c’est très formateur, une véritable école de la vie. C’est pour ça que je préconise plutôt ces postes pour les jeunes élus. Il y en a beaucoup dans l’équipe qui viennent de terminer leurs études, qui n’ont jamais travaillé, qui n’ont pas d’enfant et qui jouent un peu aux nouveaux prophètes. Ça me crispe un peu, qu’ils pérorent tant alors qu’ils ont juste connu la vie chez papa maman et les études supérieures. J’ai un côté pragmatique, les grandes envolées lyriques me gênent.
Enfin bref, je deviens maire adjoint de secteur en me lançant le défi de démontrer à mes « petits camarades » qu’il y a moyen d’optimiser l’action publique à l’échelle d’un secteur.
Mais six mois plus tard, patatras…
Voilà, il y a le vote sur la hausse de la taxe foncière. Donc on se retrouve à sept, avant le conseil, à annoncer qu’on va exprimer notre désaccord. Moi je le faisais par conviction, peut-être que d’autres avaient plus d’ambitions… On a eu la morale pendant des jours : « arrêtez » « vous ne pouvez pas faire ça » « vous faites le jeu des oppositions ». On a tenu bon, et pendant l’intervention de Laure Masson, qui était notre porte-parole, Piolle était furax. Il voulait nous retirer nos délégations pendant le conseil, finalement il a attendu quelques jours… Alors qu’on avait scrupuleusement respecté la charte des élus de Grenoble en commun qui stipule que l’appartenance au groupe « se traduit au minimum par le vote du budget ». On l’a voté, on s’est juste permis d’exprimer notre désaccord… Mais c’était déjà trop pour Piolle et le reste des élus. En politique, il n’y a pas de copains, il peut y avoir des objectifs communs, c’est tout. Voilà huit ans que j’étais dans cette équipe, et sur les 36 élus restants, seuls deux se sont abstenus sur le vote interne me retirant ma délégation d’adjoint…
Ces méthodes ne sont pas nouvelles. Déjà au premier mandat, Guy Tuscher et Bernadette Richard-Finot avaient été virés pour s’être simplement abstenus sur le vote du budget avant de voir toutes leurs interventions dénigrées. À l’époque, vous n’aviez rien dit…
Peut-être qu’à l’époque je n’avais pas assez de recul, j’étais trop au centre du système… Ce qui m’ulcère spécialement aujourd’hui, c’est le parallèle avec la condamnation récente de Piolle dans l’affaire de la Fête des Tuiles. Contrairement à Carignon, je lui reconnais toutes les circonstances atténuantes : il n’y a pas d’enrichissement personnel, la faute est « non détachable du service », les sommes en jeu ne sont pas énormes. N’empêche qu’il a une responsabilité là-dessus vu qu’en 2015, il a mis une pression abominable sur les services municipaux pour que cette Fête des Tuiles se fasse. S’ils avaient eu le temps, ils auraient procédé selon les règles, auraient passé des marchés, mais là ils ont fait une procédure bancale dans l’urgence. Donc le voilà condamné, à « seulement » 8 000 euros avec sursis, mais quand même condamné. Mais contrairement à la charte Anticor qu’il a signée, il ne démissionne pas et continue de faire en permanence la morale aux uns et aux autres. C’est ce deux poids, deux mesures qui me choque. J’ai besoin de respecter quelqu’un pour travailler à ses côtés.
On vous respectait plus au premier mandat ?
Je ne sais pas. Ce qui est sûr, c’est que le premier mandat, je me sentais peut-être moins légitime. Vu mon parcours, me retrouver adjoint aux finances d’une grande ville… Au début du deuxième mandat, je suis plus sûr de moi, je m’affirme et là on me dit « attends t’es gentil, mais t’as rien compris : t’es juste là pour être sur la photo ». Je ne parle pas de racisme, mais de mépris de classe. Les pontes d’EELV se reconnaissent entre pairs, ratissent large, mais verrouillent tous les postes importants. La France insoumise devrait faire contrepoids, mais les élus LFI grenoblois, tout comme Génération·s et les communistes ne font que suivre Piolle.
Ce qui m’énerve le plus dans tout ça : j’étais critique sur la période Carignon, sur la période Destot et en fait je me rends compte qu’on fait la même chose.
Sur le plan social : on critiquait les socialistes parce qu’ils faisaient du « social-clientélisme ». Nous on n’en fait pas. Ni du clientélisme ni du « social ». Dans le quartier Mistral, le Plateau a fermé, mais il n’y a rien à la place.
On est des chantres de la « démocratie participative » et qu’est-ce qu’on fait ? On porte le projet du lac baignable de la Villeneuve, contre l’avis de tout le quartier. Mais nous « on sait », on « a lu le rapport du Giec », on « prépare l’avenir » et tous les autres n’ont rien compris.
Sur l’environnement, qu’est-ce qu’on a fait d’exceptionnel ? Les pistes cyclables, planter des arbres, les cours d’écoles débitumées, cela se fait dans toutes les métropoles… Ces dernières années, on a surtout parlé de Grenoble pour le burkini, qui a encore plus stigmatisé nos communautés.
En 2014, j’ai ressenti une certaine liesse, un engouement, je croyais que les choses allaient changer : en fait on ne fait pas mieux que les autres. J’aurais 70 ans en 2026, j’avais décidé d’arrêter la politique. Mais en fait je serai encore présent dans la campagne, en soutien à une liste de gauche que j’espère unique face à la liste de l’équipe sortante qui est loin d’être une liste de rassemblement de la gauche et des écologistes, mais plutôt celle d’EELV.
La fiche lecture
Marime Bouillon, Marguerite ou l’exercice du pouvoir, Maia éditions, 2023
Le système soviétique avait accouché du roman satirique Le Maître et Marguerite de Boulgakov, manifeste pour la liberté des artistes et contre le conformisme. Est-ce pour y faire référence que Marime Bouillon a appelé son bouquin « Marguerite ou l’exercice du pouvoir » ? En tout cas, le ton de cette simple conseillère municipale du premier mandat de Piolle, beaucoup moins satirique et un peu pataud, permet tout de même de faire apparaître quelques critiques de l’exercice du pouvoir de la bande à Piolle. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » : cette fameuse citation de Guy Debord ouvre le livre, sans qu’on sache si elle annonce le caractère fictionnel du roman ou un résumé du mandat des élus rouges verts. Peut-être les deux à la fois… Malgré les travestissements de nom et de sexe, la fusion de plusieurs personnages en un seul, on reconnaît aisément plusieurs célébrités du premier mandat, les arrivistes, les courtisans, les dilettantes… L’héroïne semble être un mix entre l’ex-élue aux cultures Corinne Bernard (pour le burn-out - pétage de plombs) et celle actuellement élue à ce poste Lucille Lheureux (pour la seule séance avec habitants qui tourne au vinaigre). À travers le récit de plusieurs épisodes fictionnels inspirés de faits réels, ce livre reprend et développe un certain nombre de choses qu’on savait déjà de la municipalité Piolle : la définition systématique d’éléments de langage, la mainmise du cabinet et de l’attaché de groupe sur des élus véritablement tenus en laisse, le cynisme, une obsession de la com’ nationale et de la reconnaissance qui va avec. Mais il nous en fait aussi découvrir d’autres beaucoup moins connues : le fichage systématique des élus par le maire lui-même tel un DRH moyen, les attachés surveillant les élus avec des séances de reporting deux fois par semaine au cabinet, l’emprise de séances de coaching infantilisantes et régressives, des élus qui n’écrivent pas leurs discours ni ne décident des délibérations, les différents cercles de « cour » cultivés par Piolle…
Ce qui frappe à la lecture, c’est l’absence presque totale des habitants dans cet « exercice du pouvoir », pouvoir qui n’avait qu’un seul mot à la bouche lors de son élection en 2014 « co-construction avec les habitants ». Et aussi le peu de considération pour les souffrances et questionnements des bons petits soldats comme « Marguerite ». Finalement, la référence du livre serait plutôt De la servitude volontaire de La Boetie...