Accueil > Été 2019 / N°51

Gilet où tu iras

Gilets jaunes & CGT : un amour impossible ?

Depuis le 17 novembre, les gilets jaunes ont débordé les syndicats : incontrôlables, désorganisés mais déterminés et surtout méfiants. En refusant les négociations non filmées, ils ont mis en évidence les relations troubles entre responsables syndicaux et pouvoir, où l’on ne sait jamais trop la teneur des discussions derrière les portes des ministères. Les grosses centrales syndicales n’ont jamais explicitement rejoint les gilets jaunes. Une distance incomprise et regrettée par nombre de ces derniers.
À Grenoble, la manif du 1er mai s’est terminée par un nouveau rendez-vous manqué entre CGT et gilets jaunes. Retour sur ces tensions, suivi de quelques questions à deux responsables de la CGT.

« Mais que fait la CGT ? Ils n’ont jamais été là depuis le 17 novembre !  » Le ton est amer, lors de cette assemblée générale de gilets jaunes au QG de Saint-Martin-d’Hères. Pour se protéger de la pluie, une quinzaine de personnes se serrent sous un petit abri construit à côté de la friche Neyrpic. On est le dimanche 28 avril, trois jours avant la manifestation du 1er mai, et les gilets jaunes se demandent quelle attitude adopter vis-à-vis des syndicats organisateurs de la journée internationale des travailleurs. Finalement, un petit passage du tract distribué lors du 1er évoque cette question :

« Depuis cinq mois, nous ne pouvons que constater l’absence de relais de la part des centrales syndicales (CGT, FO,...). Il est grand temps qu’elles rejoignent clairement la contestation, qu’elles convergent avec nous, gilets jaunes, autonomes et syndicalistes de base, pour l’unité de la classe ouvrière et la victoire de tou·te·s les travailleurs·euses !  »

Ce 1er mai, entre 5 000 et 10 000 personnes se retrouvent sur l’avenue Alsace-Lorraine. Plusieurs centaines de gilets jaunes prennent la tête de la manifestation, devant la banderole des syndicats. Arrivés place Grenette, ils ne tournent pas vers le chemin du Jardin de Ville, lieu d’arrivée du défilé et des stands et concerts de l’après-midi, mais poursuivent en manifestation sauvage. Quelques minutes plus tard, quand le camion de la CGT arrive, la dame au micro engueule les troupes. « Mais enfin, non ! Faut aller à droite, pas à gauche. La buvette elle est à droite enfin, au Jardin de ville ! Mais c’est qui ces gens qui ne savent même pas que la buvette du 1er mai est au Jardin de Ville !  »

L’unique but d’une manifestation est-il d’aller à la buvette ? Il semble que oui : la harangue fonctionne, et les manifestants s’étant « trompés » de route rebroussent finalement chemin pour rejoindre le village de stands du Jardin de Ville.

Un peu plus tard, alors que les représentants syndicaux défilent à la tribune, aucun gilet jaune n’est invité à prendre la parole. Après un petit forcing, une gilet jaune parvient à accéder au micro et invite à repartir en manifestation sauvage. Environ 200 personnes s’élancent : après un petit tour, les manifestants se font gazer et matraquer place Grenette, juste à côté des concerts et des stands. Plusieurs personnes tentent alors de demander le micro à la CGT pour informer sur ce qui se déroule deux cent mètres à côté. « Ils m’ont répondu qu’il ne pouvaient pas arrêter le concert, raconte Julie. Plusieurs personnes sont venues demander de faire une annonce sur les violences policières en cours, mais ça n’a pas marché. À la fin du concert, le chanteur a juste dit un truc comme “Là-bas ça se frite, si vous voulez sortir du parc c’est par là, nous on fait la fête”.  » Pendant la « fête  », les tensions entre gilets jaunes et policiers entraîneront huit interpellations, deux condamnations à de la prison avec sursis et deux manifestants à l’hôpital. « À deux cent mètres près, il y avait vraiment deux ambiances complètement différentes, avec des deux côtés des personnes qui avaient défilé ensemble le matin, d’un côté la beuverie, de l’autre la répression » conclut Julie.

Autant dire que le déroulé n’a pas fait retomber l’amertume de certains gilets jaunes envers la CGT. Qu’en pensent Nicolas Benoît et Laurent Terrier, respectivement secrétaire départemental et membre du bureau de l’Union départementale de la CGT Isère ?

Pourquoi ne pas avoir donné directement le micro aux gilets jaunes pendant les prises de parole à l’issue de la manifestation ?

Pour les prises de parole, il était prévu qu’il n’y ait que les représentants syndicaux. Parce que les gilets jaunes voulaient parler, mais aussi la marche pour le climat, les féministes, etc. On a fait le choix qu’il n’y ait que les syndicats. Il faut savoir que chaque 1er mai, on a l’habitude de travailler avec plein d’organisations syndicales et associatives. En France, on doit être une des seules unions départementales qui organise à la fin de la manifestation un tel rassemblement, avec des stands très divers. Cette année, des gilets jaunes de chaque rond-point sont venus en amont nous demander un stand. C’était compliqué à gérer, on leur a laissé un espace en leur disant de se débrouiller entre eux. Des gilets jaunes voulaient faire un festival, on a permis qu’il se passe après nos animations.

Mais pourquoi ne pas avoir informé sur les violences policières qu’il y avait cent mètres plus loin ?

Ça aurait servi à quoi de dire « Faut aller là-bas, ils sont en train de se faire taper dessus  » ? Avec nous, il y avait plein de gamins, d’ailleurs une lacrymo est arrivée au milieu des jeux pour enfants. Ce qui est scandaleux, c’est que la police a tout fait pour que ça dégénère, au lieu de laisser les gilets jaunes déambuler comme tous les samedis.

Plus généralement, pourquoi la CGT n’a-t-elle pas rejoint le mouvement des gilets jaunes ?

Il faut quand même rappeler que ce mouvement est parti d’une lutte contre la hausse du prix de l’essence. Au départ, ça regroupait des personnes très hétéroclites, du petit patron au salarié, et l’idée c’était plus de s’attaquer à Macron qu’au capital. Beaucoup voulaient plus de salaires, mais moins de cotisations, donc moins de service public. Les 10 milliards qu’ils ont obtenus en décembre, c’est un peu un cadeau au patronat : il n’y a ni impôts ni cotisations dessus. Ces mesures ne vont pas être financées par des recettes supplémentaires, mais par des coupes budgétaires. Bref, ce n’est pas un mouvement dans lequel la CGT est à l’aise. Au rond-point de Crolles, il y avait des banderoles avec inscrit « syndicats vendus  ». Des syndiqués sont allés sur les ronds-points et ont été plus ou moins bien reçus. Après, la CGT, ce ne sont pas des têtes dirigeantes qui appuient sur un bouton et tout le monde se met en grève. Dans la CGT, chaque syndicat a une autonomie de décision. Certains ont donné un préavis de grève pour des samedis gilets jaunes, nous à Grenoble on n’a pas donné d’instructions.

Le succès des gilets jaunes ne pose-t-il pas des questions sur vos moyens d’action ?

Les gilets jaunes posent surtout des questions sur notre implantation : les personnes mobilisées appartiennent souvent à des petites boîtes où il n’y a pas de syndicat. En dehors de l’agglomération, des grosses boîtes ou de la fonction publique, on a une faible implantation. La question, c’est comment on va syndiquer dans ces petites boîtes-là. Le salariat est de plus en plus éclaté : implanter des syndicats là-dedans c’est très dur. Aujourd’hui plein de gens ne savent même pas que les syndicats existent. Ce qui est positif, c’est que les gilets jaunes ont permis à plein de gens de se politiser.

Pourquoi ne pas faire plus de choses avec eux, alors ?

Ce qui est compliqué, c’est qu’il n’y a pas de représentant chez les gilets jaunes. C’est jamais les mêmes qu’on voit, on a du mal à faire du lien durable. Ceci dit on essaye quand même de bosser ensemble, on prépare une mobilisation contre la fermeture de la Poste et de la gare à Brignoud. Et le 15 juin, l’intersyndicale de l’énergie et les gilets jaunes préparent une grande mobilisation contre la privatisation des barrages à Saint-Egrève.