Le kayak, patiemment construit au cours de l’année 1950, elle ne sait plus ce qu’il est devenu. Après la descente de l’Isère et du Rhône et une virée sur la Loire, Misette avait délaissé la navigation pour la spéléo. Sur leur terrain, acheté une misère à Saint-Martin-d’Hères, elle et son mari avaient fait construire une maison. La moins chère, avec un poêle au milieu du couloir pour tout l’étage. « Qu’est-ce qu’on a eu froid là-dedans ! ». Il y a un cerisier, des roses, mais plus de potager. « La terre est pleine de métaux lourds, » peste Misette, car « l’incinérateur de Meylan est à 400 mètres à vol d’oiseau. » Dans son salon, elle trie de la paperasse : des années de souvenirs de travail, de luttes sociales et d’amitiés aux Auberges de jeunesse (AJ).
En ce début d’année 1950, Misette a 24 ans et vient de se marier. Sans un rond, elle entreprend avec son mari et quelques potes de construire quatre kayaks de mer. Les « Ajistes », nom que se donnent les adhérents des Auberges, empruntent les plans des Éclaireurs de France installés rue Très-Cloître, « en face des pompes funèbres. » Le directeur accepte qu’ils y construisent leurs kayaks. « Il y avait une grande cour pour faire les cercueils, ils avaient des tombées de bois : les couples [NDR : éléments de structure] on les faisait avec ce qui venait, la quille on l’a commandée chez un scieur. » Ils façonnent le squelette des bateaux avec des outils à main, pendant plusieurs mois ; le soir après le travail - des semaines de 48, voire 52 heures - et parfois le week-end, « mais le week-end on aimait mieux sortir de Grenoble, alors ça n’avançait pas vite ! »
Misette coud les « peaux » des kayaks sur la machine de sa mère dans de la toile à short achetée par longueurs de 10 mètres. « Avec du bon fil, parce qu’il fallait que ça tienne » et ça tient. Pour peindre la peau « on a mis de la céruse, c’était autorisé à l’époque. On savait pas qu’il y avait du plomb dedans ». Un copain de Marseille leur dégote de la peinture marine, du rouge et du bleu. « La chose la plus chère qu’on ait achetée c’est les pagaies ». Mise à l’eau à Pont-de-Claix, « il y avait un petit lac. Quand on se baignait dedans, on ressortait blancs à cause de l’usine. On était inconscients. » On leur dit que les kayaks sont insubmersibles, alors ils les remplissent d’eau : « c’était vrai ! » Ainsi lestés, « on avançait doucement mais on avançait. » Un deuxième essai a lieu au port de Sassenage, sur le Furon. « Pour les transporter, on attachait des roues de poussette à un bout du kayak, et l’autre bout au vélo. » Au mois d’août enfin, tout est prêt.
Dans les coulisses du monde
2007. L’embarcation qui les a conduits jusqu’à la Méditerranée, Marie et Christophe n’en ont retrouvé qu’un cadre métallique calciné, debout dans le sable. Il n’en veulent pas aux incendiaires : sculpture flottante, projet poétique, le radeau, nommé Base fluviale autonome, désignée aussi OFNI (Objet flottant non-identifié). Cet objet est justement conçu pour l’exploration d’espaces, comme une rivière, car simplement il flotte. En position verticale il représente une fusée pour la conquête d’espaces imaginaires. « Soi-disant, il y a un enjeu d’exploration dans la stratosphère. Mais pour nous, l’Isère après Carrefour Saint-Egrève, c’était l’inconnu » se souvient Marie. Inconnu et dangereux, autant que le vide : « j’étais persuadée que l’eau était toxique, je voulais surtout pas y toucher ». La base repose sur six bidons étanches en plastique, reliés par un entrelacs de bambous. Le voyage risque de durer longtemps : sans quille, lourd et peu manœuvrant, l’esquif compte sur le courant pour avancer. Pour les zones d’eau étale, il y a un petit moteur hors-bord. Une bicyclette embarquée et deux roues de mobylette, permettront de le tracter sur le bitume pour contourner les barrages. Au nombre de deux en 1950, ils ont pullulé comme des silures : cinq sur l’Isère, treize sur le Rhône, autant d’emmerdes en perspective. Pour passer, il faudra du bol et de l’acharnement. Qu’est-ce qui les anime, ces deux-là ? Sur leur embarcation, ils ont gravé cette phrase de Youri Gagarine : « Il existera un jour où le syndicat délivrera des tickets pour voyager gratuitement dans l’espace ». Espère, espère. Le syndicat, ça fait longtemps qu’il a coulé et le radeau, personne ne le fera pour eux. Alors comme Misette, ils compteront sur eux-mêmes, leurs bidons en plastique et le soutien, écrivent-ils alors, « de dons, de prêts, de souscriptions populaires, du R.M.I et de menues ponctions à l’étalage. »
Un dimanche, on a proposé à Misette de rencontrer Marie et Christophe. Leur histoire de radeau, elle en était épatée. « C’est une vraie salle de bal votre truc ! » Assis à une terrasse près de l’Isère, tous trois parlent de navigation, comme point de départ, et finalement ça déborde, sur la vie, la ville.
Dans le temps, « la rue Saint-Lau était couverte de gosses ». Comme à la Capuche où la vieille dame a grandi : « On avait de la place, il n’y avait pas de voitures, on montait dans les marronniers. Les parents avaient peur, nous on avait pas peur. » Pourquoi tant de gens ont peur aujourd’hui ? Ça étonne Misette, qui portait dans son cartable des messages pour la résistance, alors… Pas peur de la liberté, ni plus tard de risquer son travail en participant au mouvement, alors illégal, pour le planning familial.
Pas peur non plus, au mois d’août 1950. « On est partis de l’Île-Verte, à côté des égoûts qui se jetaient encore dans l’Isère. » À cinq dans trois kayaks, les Ajistes feront un voyage foudroyant : en quelques jours il atteignent l’Estaque, là où le radeau en mettra vingt-sept pour rallier Port-Saint-Louis. Les bateaux sont légers et effilés. L’expérience des voyageurs légère également, mis à part ce conseil précieux : « on nous avait dit qu’il fallait passer dans le triangle, sous les ponts, bien au milieu entre les piles ».
Les bornes filent. Au premier barrage, un paysan leur prête une charrette à bras. « On a mené les kayaks sous le barrage et on a rendu la charrette, faut être poli quand même. » Au second, « on se met au bord de la route, tranquilles, avec nos trois kayaks. Voilà qu’arrive un camion plateau avec rien dessus. Il a bien rigolé. » Le gars les emmène à Romans : à cause du barrage, l’eau est basse dans l’Isère. « On avait pris des lanières avec nous - c’est avec ça qu’on fixait nos skis autour des souliers - et attaché nos kayaks aux ridelles du camion. Nous on se tenait comme on pouvait. On a dormi à Pont-sur-Isère. On avait pas de tente, juste un carré militaire qu’on avait attaché à des bâtons. On a bien dormi, il faisait pas froid. »
Après, les kayaks ne quitteront plus l’eau jusqu’à Cassis. Pour les marins du radeau, rien que d’y penser, c’est doux comme un rêve. « Sur un fleuve, tu es chez EDF. Aujourd’hui il y a 18 barrages de Grenoble à la mer, » compte Christophe. « Il y en a un sur l’Isère qu’on a mis deux jours à passer. Le plus facile, on a mis deux ou trois heures. C’était important de tester jusqu’au bout, on sentait une espèce de pression, les rives du Rhône sont super entretenues. Il y a une borne tous les 500 mètres et elles sont débroussaillées tout le temps. Un employé d’un des premiers barrages avait demandé à nous prendre en photo pour montrer le radeau à sa famille. Arrivés à la fin du fleuve, un autre employé rencontré, un éclusier en colère contre ses patrons celui-là, nous a montré cette photo reçue sur le site interne de la CNR (Compagnie National du Rhône) avec un signalement : “embarcation dangereuse avec deux personnes à bord, ne laisser passer sous aucun prétexte.” L’air de rien, on a été surveillés pendant toute la descente. »
Faut croire qu’en 1950, EDF a d’autres chats à fouetter. Misette n’a pas droit à ces égards mais des riverains se chargent de mises en garde alarmistes. On leur dit qu’ils vont mourir à Pont-sur-Isère. À Pont-St-Esprit, il faut éviter les ruines du vieux pont détruit pendant la guerre, mais les kayaks passent tout de même et le mistral se lève. « On a attaché le carré militaire aux pagaies et les kayaks entre eux. Un copain avait tendu son imper pour faire une voile. On comptait les bornes au bord du Rhône, ça filait comme une voiture de ce temps-là. On avait faim : on s’est arrêté à Tarascon en pensant à Tartarin. On a demandé de l’araignée, le boucher a dit “vous connaissez ça ? Ici, les gens n’en veulent pas !” Il y avait des tas de clients, on a dû expliquer que c’était très bon. » À Avignon, « on a acheté de grands chapeaux mexicains. On était bêtes : on avait rien prévu pour se protéger du soleil. »
Hormis quelques péniches, le fleuve est désert. « C’était sauvage. Il y avait des oiseaux tout le long. » Christophe aimerait qu’elle y ait aperçu des loutres, mais non : « on savait pas qu’il y en avait alors on a pas regardé ! » Elle n’a pas rencontré de castors non plus. Le seul endroit d’où ils n’ont jamais disparu, c’est vers la Camargue - « Mais nous, on y est pas passés ! » Misette s’en insurge encore : « à Arles ils nous ont interdit de passer, ont dit que dans le Golfe du Lion il y avait d’énormes tempêtes et que des gens étaient morts. Nous on avait pas peur mais bon, on s’est dit qu’on allait couper droit pour Cassis, qu’on serait à l’heure comme ça. » On les envoie sur un canal infesté de moustiques où les mufles noirs des taureaux apparaissent entre les roseaux pour s’abreuver. Une couleuvre s’enroule autour d’une pagaie. Le temps s’étire.
Il y a les barrages, la N7, l’autoroute, les centrales nucléaires, les voies ferrées. Et, de loin en loin, des villes. Mais en fait non, il n’y a rien ni personne. « En faisant ce voyage tu as l’impression d’être loin de tout ça » s’étonne Christophe. « Je n’avais jamais pensé que je partirais aussi loin en allant sur le Rhône - c’est une vraie sensation, pas une figure de style. Énormément de gens tournent le dos à ce cours d’eau, c’est très peu fréquenté. On a vu neuf bateaux maximum en une journée. » Le radeau glisse et s’apprivoise. « Je me mettais debout dessus et je voyais ce rideau de végétation » se souvient Marie. « Au loin j’entendais la route, le train, et j’avais l’impression qu’on était dans les coulisses du monde, tu sais ? Un peu comme au théâtre, quand tu vas entrer sur scène. Tu es derrière et tu entends tout, en fait tu es très protégé. Le fleuve, j’y trouve vraiment une sensation de tendresse. » Dans ces coulisses, les irruptions humaines prennent un tour féérique. « Après je sais plus quel barrage, on a voilé une roue de la bicyclette. La nuit commençait à tomber. Un mec était là au milieu de rien du tout, il a commencé à nous aider. Il y avait des camions avec d’autres mecs qui passaient, qui faisaient des appels de phares : on était dans une zone de rencontre de garçons. Lui il adorait notre embarcation, j’avais envie de dire non, continuez ce que vous avez à faire. Il disait “mais je veux vous aider !” Et puis, tac, on est repassés derrière et on a quitté ce paradis masculin. »
« Un endroit qui était beau, » dira encore Marie, « c’était Beaucaire sur la Cèze. Il y avait plein de gamins qui se baignaient, c’était un peu la piscine municipale. Ça m’a marquée, nulle part ailleurs j’ai vu des gamins jouer avec l’eau… là, d’un seul coup, ça vivait. Ils sautaient autour, poussaient l’embarcation. »
L’année 2007, le poisson du Rhône est interdit à la vente à cause de la pollution aux PCB - ce poison déversé par d’anciens transformateurs EDF. À quoi bon alors s’y baigner ? À quoi bon y naviguer ? Sur ce désert liquide, pourtant, « on a croisé un type avec son super voilier des années 70 » relate Christophe. « Il avait navigué sur toute la Méditerranée, la mer Noire, la côte Atlantique en Europe, la Baltique, le tour de l’Afrique aussi. Et là il remontait le canal pour aller à Bruxelles, où il habitait. Quand il a vu notre radeau, il a dit “alors vous, c’est vraiment l’aventure.” On arrivait de Grenoble, on avait l’air de clampins, et pour lui c’était l’aventure absolue. » L’aventure est exigeante. « Pour des navigants de mer, voir des objets flottants non homologués, c’est hyper important, » avance Marie. « Acheter un bateau, se fabriquer un kayak, c’est toute une opération assez complexe, assez lourde. Mais prendre des bidons, couper des bambous et avec de la chambre à air agencer le tout, s’acheter un moteur d’occasion, tu pars et d’un seul coup une espèce de fenêtre de possibles s’ouvre. Alors qu’en fait c’est un tas de bidons. » Misette se récrie, « les bidons vous en avez fait quelque chose quand même ! c’est marrant, on avait aussi récupéré des bidons pour faire un sautoir pour les gosses. »
Après le fleuve
Pour Marie et Christophe, l’histoire s’arrête un peu après Port-Saint-Louis du Rhône, là où le fleuve rejoint la mer. Ils y installent sur la plage le radeau-sculpture en position verticale. Quand ils sont revenus le voir à la fin de l’été, il flottait sur un plan d’eau naturel tout près, des gosses l’avaient amené là pour s’en servir de sautoir, inventant au passage une nouvelle utilisation pour cet objet. En décembre de cette même année, il est retrouvé carbonisé sur la plage face à la mer, en position verticale. Des cosmonautes d’un soir l’ont envoyé dans l’espace sous forme gazeuse en y foutant le feu. Le châssis brûlé sera exposé à Grenoble comme « débris satellitaire » lors de l’exposition de Noël à l’ancien musée de peinture.
Mais l’autre histoire continue. Misette et ses amis ont rendez-vous à Cassis, à 32 kilomètres à l’est de Marseille – 19 miles marins. Leurs kayaks sont faits pour naviguer en mer mais les voilà bloqués toute une journée sur l’étang de Berre, avec un unique pain d’épices à se mettre sous la dent, attendant qu’un batelier accepte de les prendre à la remorque pour franchir le tunnel du Rove. Sept kilomètres sous la colline, qui reliaient l’étang au port de l’Estaque. « Heureusement qu’on avait acheté des chapeaux à Avignon : il faisait froid là-dedans ! » De l’autre côté ils renaissent.
« Au grand jour, le monsieur nous a détachés, a renvoyé nos lanières et dit “maintenant vous faites ce que vous voulez !” On s’est demandé où on était arrivés. Il y avait des bateaux la proue en l’air dans le port de l’Estaque. Ils s’étaient fait sauter pendant la guerre. »
Slalomant entre ces épaves, les kayaks sortent du port, frôlent un paquebot. Atteignent l’étroite calanque de Callelongue où ils s’engouffrent entre les bateaux jusqu’à l’auberge de jeunesse où ils ne passent qu’une nuit, visitent la calanque de Sormiou où seuls accèdent les piétons, les ânes et les marins, repartent pour Morgiou où ils se reposent enfin. Vivent quelques jours avec les pêcheurs, dorment dehors. Partent en pleine tempête, les pêcheurs voulant les retenir mais eux insistant pour prendre le large : « vous en faites pas, les kayaks sont insubmersibles ! » Toujours pas peur, et puis « on avait rendez-vous à Cassis ». Logiques, mais pas fous, suivent quand même les conseils des pêcheurs et partent d’abord droit vers le large pour pas se faire fracasser sur la falaise par le ressac. Arrivent à bon port.
« À Cassis, on s’est amusés. On s’était mariés peu avant, on avait pas besoin de donner de nouvelles aux parents. Les téléphones on n’en avait pas bien sûr, et puis ça se trouvait pas comme ça. » Jeunesse pré-connectée, connaissais-tu ta chance ? « On n’avait pas de comptes à rendre. »