Accueil > Février / Mars 2013 / N°19

Audience de jugement des Prud’hommes. Grenoble, janvier 2013.

« Je voudrais que le conseil réfléchisse une seconde... »

Le conseil des prud’hommes règle les conflits entre salariés et employeurs. Les deux parties passent d’abord par une procédure appelée « conciliation » et si aucun accord n’est trouvé, elles vont ensuite en « jugement ». Le conseil qui délibère est composé de deux représentants patronaux et de deux représentants des salariés.

14h. La présidente du conseil fait une « mise en état » des affaires du jour, certaines sont reportées. Elle s’adresse à deux avocats de parties adverses pour fixer le report de l’audience : « Le 7 mai ça vous va ? ». L’avocate de la société : « Ah non, moi j’accouche ce jour-là ! ».

Première affaire : M. X contre la société Y

LA PRÉSIDENTE
(à l’avocat de l’entreprise) - Pour la société Y, il n’y a personne ?
L’AVOCAT DE LA SOCIÉTÉ - Il m’a téléphoné pour me signaler qu’il avait raté son train et m’a demandé de l’excuser auprès du conseil.
LA PRÉSIDENTE - Je note que le représentant de la société Y n’avait déjà pas jugé utile de se déplacer pour la conciliation.

M. X, directeur de développement pour la société Y conteste son licenciement. Il travaillait en régions Rhône-Alpes et Île de France. À la barre, les avocats se lancent chacun à leur tour dans de longues tirades très techniques. Le cadre est assis au milieu de la salle.

L’AVOCATE DU CADRE (au conseil) - M. X reçoit une mise à pied conservatoire, puis il est convoqué à un entretien qui dure trois heures (…) Il reçoit une lettre de licenciement qui fait sept pages. Dans cette lettre on sent vraiment qu’on a raclé les fonds de tiroirs (…) M. X a rempli l’intégralité de son contrat et de ses objectifs. Ce licenciement ne repose sur rien. Vous verrez tout ça dans les détails du dossier.
Elle plaide pendant quarante minutes. Un des conseillers bâille. Trois étudiants assis au fond de la salle griffonnent sur leur carnet et finissent par s’en aller. Les autres avocats pianotent sur leur portable.
LA PRÉSIDENTE - Il faudrait avancer un peu.
L’avocate demande 59 000 euros de dommages et intérêts et des indemnités forfaitaires de déplacement non payées.
L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - Je vais essayer d’être synthétique à l’égard de mes confrères et de la salle. (…) M. X connaît dès le début au sein de l’entreprise d’énormes difficultés relationnelles. (…) Il ne supporte pas de travailler en collaboration. (…) M. X est obsessionnel. Il va dire tout et son contraire. (…) Ça a créé des tensions avec l’équipe dirigeante, c’était ingérable. (...) C’est facile de dire : « Je suis la victime, j’avais un trop gros salaire, 66 000 euros par an, c’est pour ça qu’on m’a viré ».(…) Monsieur n’est pas capable de se remettre en cause et de collaborer.
Voilà la seule raison de son licenciement. (…) Je voudrais que le conseil réfléchisse une seconde...
LA PRÉSIDENTE - Ça nous arrive. Gloussements dans la salle.
L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - Dans le procès-verbal de je ne sais plus quelle date...

Le portable du conseiller qui bâillait sonne. Il se retourne et fouille dans son sac pendant que la plaidoirie se poursuit.

L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - C’est profondément choquant que M. X fasse cette demande d’indemnités de déplacement. M. X dormait à Paris chez de la famille ou des amis. 
UN DES CONSEILLERS (à l’avocat de l’employeur) - Quel est le chiffre d’affaires et le nombre d’employés de l’entreprise ? 
L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - Je ne sais pas exactement, il doit y avoir 80 à 90 employés. Le chiffre d’affaires de quelle année ?
UN DES CONSEILLERS - Le dernier.
L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - À peu près 10 millions d’euros je crois.
LA PRÉSIDENTE (au cadre) - Monsieur venez à la barre. Vous dormiez où à Paris ?
LE CADRE - Dans un petit studio... acquis en faisant un emprunt.
LA PRÉSIDENTE - Donc vous dormiez chez vous ?
LE CADRE - Oui.
Long silence. L’avocat de l’employeur a la mine satisfaite.

Deuxième affaire : Mme B contre la société W

L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR (à la présidente) - M. W est à l’étranger, il n’a pas pu venir, il s’en excuse.

Une entreprise de cosmétiques a racheté le fonds de commerce d’une petite marque de cosmétiques bio en laissant 20¨% de parts à Mme B, l’ancienne propriétaire qu’elle a salarié. Puis la société a racheté pour un euro symbolique le restant des parts et a licencié Mme B La plaignante conteste son licenciement pour raisons économiques.

L’AVOCAT DE LA CADRE - Parallèlement à la vente d’une partie de son activité, il y a un contrat de travail et Mme B est engagée comme responsable de commercialisation. Son salaire brut est de 4 000 euros (…) J’ai demandé les bilans de l’entreprise à mon confrère mais il ne m’a rien envoyé et ce n’est pas pour rien, c’est parce que M. W [l’employeur] continue d’utiliser la marque de ma cliente. Le licenciement n’est pas valable. (…) La marque marche très très bien aujourd’hui. (...) On n’a pas cherché à la reclasser. 4 000 euros bruts pour un cadre, c’est pas mirobolant ! Lorsqu’on n’a pas les pièces demandées, on va chercher sur Internet et on découvre que la fille de monsieur le patron a remplacé Mme B ! C’est tout simple, c’est elle maintenant qui s’occupe des produits bio. Ils disent terminer les stocks invendus mais ils viennent de refaire le packaging. Le licenciement pour motif économique ne tient pas. Je demande des dommages et intérêts de 70 000 euros. Mme B est aux Assedic, elle n’a que 2 000 euros par mois. (…) Je demande aussi le paiement des 1 763 heures supplémentaires et des indemnités légales de licenciement.
L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - C’est une très jolie histoire qu’on a entendue. On aurait pu l’appeler « Le petit chaperon rouge contre le grand méchant groupe ». Mme B a vendu son fonds de commerce 150 000 euros.
L’avocat de la cadre fait non du doigt.
L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - C’est un dossier qui aurait pu se traiter devant le tribunal de commerce et pas aux prud’hommes. En deux ans d’activité, il y a eu 500 000 euros d’endettement ! Épongés par qui ? Financés par la bonne poire, M. W [l’employeur]. 

Un jeune couple vient de s’installer sur les bancs de la salle. Le garçon se tourne vers son voisin, un avocat qui tient un dossier sur ses genoux : « Excusez-moi, on peut jeter un coup d’œil ? » demande t-il en pointant du doigt le dossier. L’avocat sourit puis vient lui chuchoter à l’oreille la raison de son refus.

L’AVOCAT DE L’EMPLOYEUR - On n’a pas le droit de réussir dans les affaires, alors M. W [l’employeur] il faut qu’il paie et qu’il paie une deuxième fois ! (…) Allez un p’tit prud’hommes, ça coûte rien, on va le tenter. Comment a-t-elle pu faire 1 700 heures supplémentaires sans jamais rien dire ? Admettons, chiche, que ce soit plausible. Qu’est-ce qu’elle fournit ? Des agendas autoconfectionnés ! (…) C’est de la malhonnêteté intellectuelle. Qui lui a demandé de faire des heures supplémentaires ? Personne !
UN CONSEILLER (aux deux avocats) - Quelle est la date de l’absorption de la société ?

Les deux avocats se prennent le bec.

UN CONSEILLER - Vous mélangez tout, on ne comprend rien ! 
L’AVOCAT DE LA CADRE (au conseil) - Vous voulez savoir pourquoi ils ont créé de nouveaux packagings ?
LA PRÉSIDENTE - Non, on s’en fiche.