Le début, tout le monde le connaît. Paris, vendredi 13, attentats coordonnés, 130 morts, 300 blessés. Déclaration de l’état d’urgence, soit une « forme d’état d’exception qui restreint les libertés », appliquée pour la première fois sur l’ensemble du territoire national depuis le 14 novembre.
Deux jours plus tard, on apprend que la « riposte » a débuté. « Pour la première fois, en France, plus de 150 perquisitions dites ‘‘administratives’’ - sans autorisation judiciaire – ont eu lieu, un peu partout sur le territoire visant ‘‘des membres présumés de la mouvance djihadiste’’ a annoncé le premier ministre, Manuel Valls, le 16 novembre. » (Le Monde, 17/11/2015).
Qui dit « un peu partout sur le territoire », dit notamment dans la région grenobloise : « Quatorze perquisitions ont été menées à Grenoble, Saint-Martin d’Hères, Fontaine, et Échirolles chez des individus connus de la police et ‘‘susceptibles d’apporter un soutien logistique ou financier à des activités terroristes’’, a déclaré Jean-Yves Coquillat, procureur de Grenoble, au cours d’une conférence de presse. Le magistrat a insisté sur le fait que les personnes visées par les perquisitions n’avaient ‘’pas de rapport avec les attentats parisiens’’. ‘‘Il s’agit en priorité de découvrir des armes en général utilisées par une délinquance de droit commun mais susceptibles d’être utilisées par des terroristes’’, a-t-il précisé. (…) Ces perquisitions, décidées par le préfet dans le cadre des pouvoirs qui lui sont dévolus en raison de l’état d’urgence, ont donné lieu à six interpellations. » (20 Minutes, 16/11/2015). Six interpellations pour quatorze perquisitions, c’est pas lourd. Ça sent déjà le foireux, cette histoire.
La suite se passe au tribunal correctionnel de Grenoble, ce mardi 17 novembre. Cinq des six interpellés passent en comparution immédiate (le dernier, déjà condamné et recherché, est allé directement en prison). On se retrouve à côté de la sœur de deux accusés qui fulmine : « C’est n’importe quoi. Pas un seul des inculpés n’est djihadiste. Ils boivent, fument et ne font pas la prière. Ils ne sont même pas pratiquants ». En écoutant le procureur, j’avais compris que les interpellations n’avaient rien à voir avec les attentats parisiens, mais je pensais qu’il y avait quand même un petit lien avec les « djihadistes ». En fait, pas du tout. Ses frères sont de « simples » dealers : on a retrouvé chez eux un peu de drogue et pas mal d’argent (28 000 euros). Et pourtant, ils ont eu droit au traitement de l’« état d’urgence » : « Ils sont arrivés à une heure du matin. Il y avait huit camions de flics, des projecteurs, la Bac (Brigade anti-criminalité), la BRI (Brigade de recherche et d’intervention), ils ont retourné l’appartement et même détruit la chasse d’eau. »
Le procès des deux frères aura finalement lieu plus tard. Les trois autres sont en revanche jugés le jour même. Une avocate plaide en vain la nullité de la procédure, vu que chaque interpellation n’a « rien à voir avec l’état d’urgence : Les comparutions d’aujourd’hui sont des abus de droit. L’état d’urgence ne justifie pas tout. Sinon on serait en dictature ».
Chez le premier, on a trouvé une arme – pistolet 22 long rifle avec des munitions. Sinon, on n’a rien à reprocher à ce père de deux enfants : son casier judiciaire est vierge, il travaille depuis toujours, est actuellement auto-entrepreneur et touche 1 400 euros par mois.
La juge : « On vous soupçonne d’avoir eu le projet d’acheter des armes de guerre et des gilets pare-balles ».
L’accusé : « C’est n’importe quoi ».
L’avocat : « Cette information vient de nulle part. Il n’y a pas une seule ligne dans le dossier qui la justifie. Avec l’état d’urgence, le préfet qui décide des interpellations n’est pas obligé d’argumenter ce genre de soupçons et on en arrive à ce genre de non sens. Mon client regardait tranquillement la télévision chez lui quand il s’est retrouvé avec des armes pointées sur lui alors qu’il n’a pas du tout le profil d’un délinquant ».
Les deux autres ont plus un « profil de délinquant », en tout cas pour ce qui est de leur casier judiciaire, plutôt bien rempli. Mais là aussi, les liens avec la « mouvance djihadiste » sont de l’ordre de l’hypothétique, avec des affirmations du genre « le commissariat avait l’information que vous êtes un fournisseur de produits stupéfiants pour des hommes susceptibles de se radicaliser », sans aucune preuve ni aucun autre argument. Chez eux aussi on a retrouvé une arme, pour « se protéger ». Avoir une arme non déclarée, c’est effectivement un délit, comme l’a rappelé monsieur le procureur : « J’aime citer l’évangile de Saint-Matthieu qui énonce ‘‘tous ceux qui prennent la glaive périront par la glaive’’. On a envie d’ajouter ‘‘et seront poursuivis par le tribunal correctionnel’’ ». Mais en quoi ce délit a-t-il quelque chose à voir avec la « mouvance djihadiste » ou avec le « soutien logistique et financier à des activités terroristes » ? En quoi nécessitait-il des perquisitions au milieu de la nuit avec des policiers surarmés ?
Finalement, le premier prendra huit mois avec sursis et les deux autres dix-huit mois dont dix ferme, avec mandat de dépôt. Ces peines sévères sont tout de même moins délirantes que les années de prison ferme qu’ont pu prendre certains pour « apologie du terrorisme », c’est-à-dire pour de simples mots (voir Le Postillon n°29). Mais là n’est pas la question : le problème c’est l’état d’urgence.
Ni la préfecture, qui a ordonné ces interpellations, ni le procureur n’ont donné le moindre élément justifiant la présence de ces hommes dans le box des accusés dans le cadre de l’état d’urgence. Avoir une arme, c’est mal, sans aucun doute. Fleur bleue que je suis, j’aimerais qu’elles disparaissent toutes, et d’abord que des entreprises occidentales arrêtent de s’engraisser en en vendant un peu partout dans le monde. Je ne sais pas pourquoi les accusés en ont une, leurs explications n’étaient pas forcément très convaincantes, mais à vrai dire je m’en fous. Peut-être sont-ils dangereux, peut-être ont-ils fait plein de choses illégales, peut-être avaient-ils des projets illicites, peu importe...
Ce sont - peut-être - des délinquants, mais pas des terroristes. En tous cas, rien ne permet d’y croire, même en étant encore sous le choc des attentats parisiens.
Depuis ces comparutions immédiates, survenues quatre jours après les attentats, les « abus » autour de l’état d’urgence, qui sont en fait inhérents à ce mode de gouvernement, ont proliféré. Les récits de ces abus - perquisitions violentes, arrestations arbitraires, assignations à résidence injustifiées pour de supposés « voyous » comme pour des militants écologistes - se sont multipliés, sans pour autant que cela n’entraîne de forte opposition contre cet état d’urgence.
En Isère, tous les députés ont voté sa prolongation, avec des justifications aussi creuses que celle de l’élue écologiste Michèle Bonneton : « J’ai approuvé l’état d’urgence alors que je suis très attachée à la défense des libertés publiques ». Les deux sont pourtant incompatibles.
Un vendredi midi, à l’heure de la fin de la prière, dans une mosquée de l’agglomération. Les fidèles se rechaussent et se saluent mais certains visages se ferment à la vue d’un intrus muni d’un calepin et un stylo. D’emblée, un représentant de l’association culturelle musulmane locale nous interpelle : « Vous avez demandé l’autorisation avant d’interroger les gens ? On n’a pas envie que vous tombiez sur des personnes racontant n’importe quoi et qu’on les associe ensuite à notre mosquée. » Le ton est plus inquiet qu’hostile. Car le contexte est plutôt tendu : on est une semaine, jour pour jour, après les attentats de Daech à Paris. Et comme pour chaque acte terroriste du genre, les musulmans de France se retrouvent stigmatisés.
« L’islamophobie était déjà présente mais elle a encore augmenté, il suffit de voir toutes les mosquées taguées depuis vendredi 13 », confirme M. Bouhafs, fidèle de la mosquée, qui précise parler uniquement en son nom. « Le plus lourd, c’est le regard des gens dans la rue, même à Grenoble où l’extrême droite n’est pas très forte. A chaque fois qu’un fou, un barbare – appelez ça comme vous voulez – fait un crime comme celui-ci, ils se braquent tous sur nous. Le climat est malsain. » Si lui n’a pas encore subi de répercussions personnelles, ce n’est pas le cas de son collègue Ahmed [1]. « Je devais commencer bientôt un travail à la plate-forme chimique mais on m’a rappelé après les attentats pour me dire non », raconte ce dernier. Impossible de prouver le lien de cause à effet mais la coïncidence est troublante, l’implication d’Ahmed au sein de la communauté musulmane étant connue publiquement.
Pourtant, tous deux tiennent des propos totalement dénués d’ambiguïté et ne comprennent pas le procès fait à leur religion. « L’islam dit que si vous assassinez un être humain, c’est comme si vous aviez tué l’humanité toute entière », rappelle M. Bouhafs, qui ajoute : « En tant qu’habitant de ce pays et patriote, je suis touché au même titre que vous. En plus, quelqu’un de mon village a été tué au Bataclan. » Karim [2], qui « condamne ce massacre » avec la plus grande fermeté, « refuse » en revanche de « s’excuser au nom des musulmans. On n’a rien à voir avec ça et on ne demanderait pas la même chose à des chrétiens. » Pour M. Bouhafs, aucun doute : « le but des terroristes de Daech est de nous diviser. Ils ont le même objectif que l’extrême droite et les Zemmour, Morano ou Finkielkraut. » En quittant la mosquée, Ahmed ne peut masquer ses craintes : « à cause de tous ces fous, ça va être la ‘‘merde’’ sur des générations ! »