« Lors du premier confinement, Grégoire [1], un patient bavait trop et ne pouvait pas porter son masque. Le psychiatre, excédé, a décidé de le mettre à l’isolement pendant trois mois. » Thierry, soignant au centre hospitalier Alpes-Isère (Chai), raconte le calvaire d’un patient.
« C’est une vraie atteinte à la dignité humaine. On les enferme dans la salle d’isolement ou bien on les attache sur un lit. Ce n’est pas utilisé à bon escient », poursuit Thierry. Plusieurs autres cas comme celui de Grégoire sont recensés ces cinq dernières années au Chai. « Les asiles font des fous », écrivait Albert Londres, journaliste et grand reporter ayant écrit sur les asiles en France en 1925. Il y a presque un siècle, il s’infiltre dans les hôpitaux psychiatriques du pays – ils s’appellent asiles ou hospices. Ce qu’il en rapporte est effrayant : patients enfermés, attachés, sans soins ni hygiène, nourris avec un tuyau, mis dans un bain pendant un, deux, voire trois jours.
De cette époque d’asiles de fous, le Chai garde quelques vestiges historiques. Il y a la chapelle faite de vieilles pierres qui rappelle le monastère sur lequel est construit l’hôpital. Il y a cette tour ronde digne d’un château fort moyenâgeux. Il y a, enfin, le bâtiment administratif, composé de deux ailes, couvertes de peinture rose. En façade, il y a une horloge et une porte massive en bois, surmontée d’une caméra – un énorme globe noir et transparent. Après l’appellation de « dépôt de mendicité », l’asile Saint-Robert, né en 1838, est remplacé par l’hôpital psychiatrique en 1940. Aujourd’hui, le Chai continue de s’étoffer, et de nouveaux bâtiments apparaissent : l’architecture est désormais moderne, faite de grands blocs de béton aux façades égayées de peinture vert pomme criard, et aux intérieurs aseptisés.
En 2021, l’hôpital compte 1 700 professionnels de santé, et 19 000 malades suivis par an. De nombreux patients vivent chez eux, mais restent en lien avec les professionnels du Chai. Pour les cas les plus graves, l’hôpital dispose de 350 lits, répartis dans les différents bâtiments et unités dans l’enceinte verdoyante de l’hôpital. Dans presque chacune de ces unités, on trouve des chambres d’isolement, là où Grégoire a passé plusieurs semaines.
La pièce est étriquée, aux murs blancs et sans lumière du jour. Une horloge électronique est fixée au mur, et la porte dissimulée est équipée d’une fenêtre rectangulaire, permettant aux soignants d’observer. Il y a juste un lit et une chaise fixée au sol, et souvent, pas de toilettes accessibles. « Les chambres sont équipées de toilettes, rectifie Thierry, mais elles sont dans une pièce fermée à clé. Parfois, le patient nous appelle et on n’a pas le temps d’y aller, il se fait dessus ou utilise le seau hygiénique. »
La maltraitance subie par Grégoire est-elle un cas particulier ? « Le psychiatre qui l’a enfermé a aussi fait subir l’enfermement à un autre patient », poursuit Thierry. Outre ces deux cas, récents, Le Postillon a eu vent de plusieurs histoires similaires.
L’autisme en souffrance
Ainsi, Joris, passé par le Chai, évoque Camille, une femme internée. En octobre 2017, il écrit : « Elle est souvent entravée [...] son quotidien était l’enfermement sans possibilité d’accès aux toilettes. Par conséquent, elle se mettait à crier et avait des conduites excrémentielles. [...] La décision était de l’entraver, ce qui aggravait ses souffrances. Certains soignants lui ordonnaient de se calmer en lui criant dessus. »
Autre cas, mais même constat pour Laurent, un autre soignant du Chai, qui a écrit un signalement à l’ARS (Agence régionale de santé) et au CGLPL (Contrôleur général des lieux de privation de liberté), « pour maltraitance et privation envers une personne handicapée », en octobre 2018. « Idriss a été placé environ une année en chambre d’isolement, a subi des contentions mécaniques et n’a bénéficié d’aucune activité. » Comme Didier (voir encadré), le jeune homme est autiste. « Le Chai passe au-dessus des interdits, sans prudence. Car pour qu’un patient aille en chambre d’isolement, il faut une ordonnance jour par jour. Là, il n’y a aucun respect des procédures. C’est un monde en lévitation au-dessus des lois », explique Laurent, qui a rédigé le signalement, sans effet jusque-là.
Laurent précise : « Idriss est toujours enfermé aujourd’hui, faute d’orientation et de place en établissement adapté. » Fin 2019, une lettre de la CGLPL rappelait pourtant la nécessité de lui trouver une place. Idriss, considéré comme difficile, est ballotté de service en service, passe 15 jours dans l’un, un mois dans l’autre, au mépris de toute continuité des soins ou de la relation avec des soignants. Thierry, toujours en poste, confirme : « Au Chai, il y a cinq ou six patients compliqués qui tournent dans tous les services de l’hôpital. » Tous ces cas concernent des personnes atteintes de troubles du spectre autistique (TSA). En 2016, le Chai crée un pôle TSA qui recrute du personnel dédié (comme des éducateurs spécialisés) censés améliorer la situation. Mais Thierry nuance : « J’ai fait quelques passages là-bas, car il y a beaucoup d’arrêts de soignants. Au départ, le service est dédié aux autistes, mais finalement il devient la poubelle des autres services. » On y retrouve alors des trisomies sévères, des schizophrénies infantilisantes, ou encore des méningites qui ont détruit le cerveau des patients. Les soignants restent peu de temps en place dans ce service. Joris se souvient même qu’un lundi, « tout le personnel s’est mis en arrêt suite à des incidents. Du coup, le service ferme, et on renvoie quelques patients à la maison. »
Attaché pour la nuit
Le cas de Jonathan est encore différent. Victime de déshydratation sévère, il fait plusieurs jours de coma. Aujourd’hui, il est cérébro-lésé (son cerveau est atteint, ce qui impacte son intellect, son comportement et son corps). Son comportement, vu comme une menace, lui vaut d’être attaché au lit, chaque nuit, le dos collé contre le matelas, les bras le long du corps, ceinturé par des lanières.
Lorsque Le Postillon rencontre les parents de Jonathan, Julien et Laura, leurs visages sont fatigués, épuisés de leur combat de plusieurs années contre le Chai. Suite à son arrivée en janvier 2017, les parents de Jonathan s’y rendent chaque jour durant l’après-midi pour l’aider : « On lui fait prendre sa douche, on l’habille, on lui brosse les dents, et on le fait passer à la chaise-pot. Puis on fait une sortie l’après-midi. » Mais à chaque fois que les parents quittent l’hôpital, en début de soirée, les infirmiers recommencent le rituel coercitif. « De 20h à 7h du matin, Jonathan ne peut plus bouger. Ils sont souvent quatre infirmiers pour l’opération. C’est systématique, car il est présenté comme un monstre dangereux », constate Julien. Le matin, il passe du lit à la chaise, où il est aussi attaché.
La direction de l’hôpital explique cette politique car « [Jonathan] présente régulièrement une grande agitation (...) occasionnant des blessures et des accidents de travail ». Julien ne nie pas que l’accompagnement de son fils est compliqué, mais s’interroge dans une lettre à la direction du 9 octobre 2017 : « Nous pouvons faire l’hypothèse que ces accidents sont totalement en lien avec [...] la difficulté de l’attacher chaque soir en raison de sa résistance trop compréhensible. » Comme pour les autistes, le Chai choisit de traiter le cas de Jonathan de la manière forte, et déshumanisante. Lorsque Julien demande à une jeune soignante si cela la dérange d’attacher son fils chaque soir, elle répond : « Son cas ne relève pas de la psychiatrie. On n’est pas formé pour ce genre de cas. » La même réponse que pour les autistes. Nous revient alors la phrase d’Albert Londres, dans son livre : « On ne lui demande pas ce qu’il préfère. Si l’on n’a pas le temps de le calmer, on le réduit. Quand on le juge assez réduit, parfois on le calme. On l’écume comme le pot-au-feu. »
Alors qu’ils souhaitent que Jonathan quitte le Chai, ses parents affrontent l’hostilité de la direction – qui en dresse un portrait alarmiste. « Comme son dossier est mauvais, cela l’a longtemps empêché de partir vers un lieu adapté », regrette Julien, qui a lui-même fait face à l’animosité des soignants. Il a reçu de nombreux « signalements d’événements indésirables », une alerte qui permet aux soignants de faire remonter les problèmes. Dans le cas de Julien, certains signalements sont lunaires : « Ils nous ont accusés d’avoir incommodé une infirmière qui a failli s’évanouir à cause de l’odeur d’huile essentielle, qui servait à aider Jonathan à dormir. » D’autres signalements visent les parents de Jonathan, qui tentent de se défendre. « On a mobilisé tout ce qui était mobilisable », assure Julien, fin connaisseur des méandres de la justice. Depuis, les parents ont cessé le combat contre le Chai pour se concentrer sur les soins à leur fils : Jonathan vit aujourd’hui dans une structure adaptée.
Pourtant, isolement et contention sont censés être très encadrés. C’est le rôle du CGLPL, qu’a tenté de mobiliser Laurent pour le cas d’Idriss, tout comme Julien pour Jonathan. Finalement, le contrôleur franchit les portes de l’hôpital en juin 2018. Il tire un portrait cinglant de l’institution.
Un isolement de 2 352 heures
Le rapport de la CGLPL, autorité indépendante, porte sur la visite du 4 au 14 juin 2018. Certes, en une ligne, il évacue les cas de Didier ou Jonathan : « De nombreux patients, ne relevant pas d’une hospitalisation en psychiatrie, sont accueillis par défaut générant un malaise tant des familles de ces patients que des soignants. » Néanmoins, le contrôleur formule de très nombreuses recommandations pour mieux traiter les patients – « fin du seau hygiénique », « laisser plus de liberté aux patients dans leurs déplacements », « propositions d’activités à tous les patients. » Le contrôleur regrette aussi que « la pratique de l’isolement et de la contention ne soit pas analysée par les équipes soignantes. Il n’y avait pas, au moment du contrôle, de registre opérationnel, même si les décisions de placement en isolement et contention sont informatiquement tracées ». Le contrôleur publie donc quelques chiffres : « Dans l’unité TSA, où les chambres d’isolement sont remplacées par des chambres d’apaisement, cinq patients ont été isolés de 2 heures à 2 352 heures » – c’est-à-dire trois mois –, et « quatre ont eu des contentions associées ». Dans l’unité Charmeil, pour les patients long séjour : « Sur 27 patients, un tiers, soit le plus haut taux, a été isolé, pour des durées allant de 96 à 864 heures ». Soit 36 jours. Le rapport s’inquiète de ces « longues durées d’isolement pratiquées au Chai qui ne respectent pas les dispositions du Code de la santé publique ».
Certes, depuis janvier 2018, il y a eu diverses avancées. Une nouvelle direction est en place. Laurent commente : « Véronique Bourrachot, la nouvelle directrice a fait avancer les choses, je le reconnais, mais elle reste terriblement isolée. » Dans le bâtiment rose, Le Postillon va à sa rencontre. Depuis la visite du contrôleur, elle assure « avoir appliqué les recommandations » : « Les soignants assurent des passages réguliers dans toutes les chambres qui sont rénovées ou entretenues. » Les soignants échangent autour de la question de l’isolement, et Véronique Bourrachot évoque « un plan d’amélioration ». Elle parle aussi de la loi à venir qui vise à (encore) mieux encadrer l’isolement.
Face aux mauvais traitements recensés sur des patients autistes, Moustapha Bensaadi, médecin au Chai, présent aux côtés de la directrice, évoque « un passage difficile ces dernières années. Il y a eu pas mal d’incidents, mais on est moins interpellé ces derniers temps. Le service est stabilisé. Ça a été un travail long et dur. » La directrice complète : « Nous avons renforcé les effectifs du pôle, avec des recrutements. Je ne veux pas rester sur une note négative. » Enfin, des liens entre le Chai et les associations d’aide aux autistes (comme Envol Isère), sont noués.
La gendarmerie à la rescousse
Si quantité de produits chimiques sont prescrits légalement au Chai, d’autres produits psychotropes sont en revanche activement traqués par la direction. Début janvier 2020, une douzaine de gendarmes débarque pour une « opération de lutte contre les stupéfiants », pour faire face « à l’accroissement du trafic de stupéfiants dans l’établissement ». La compagnie commence par filtrer les entrées sur le site, puis va se balader dans les services – gilets pare-balles, armes à feu et chien pour traquer des stupéfiants. L’équipe cynophile effraie les patients et les soignants. Les soignants sont sommés de « désigner les patients consommateurs », s’indigne la CGT dans un tract. L’une des soignantes va refuser de collaborer avec les militaires, et obtiendra une « lettre d’observation », qui équivaut à une sanction.
Face à cette situation, Véronique Bourrachot hausse les épaules. « L’établissement est engagé dans un plan qui vise à assurer la sécurité des patients. C’est une politique institutionnelle et on l’applique. » Cette politique se déploie aussi via l’embauche d’une équipe de sécurité privée. Six agents patrouillent dans l’enceinte de l’hôpital, pour « surveiller les allées et venues des visiteurs. Nous avons allongé la plage horaire de leur intervention », détaille encore Véronique Bourrachot, qui fait de la lutte contre les stupéfiants une priorité. Les caméras ont également proliféré sur le site. Là aussi, la directrice garde le silence : « C’est un projet global de protection qui est validé par toutes les instances dont les syndicats », souligne-t-elle, tout en taisant le budget global : « Je ne veux pas en dire plus, si l’on veut qu’il y ait une efficacité. » Thierry commente : « Ça me rend triste car on utilise beaucoup d’argent pour ce système, alors que le Chai manque de fonds partout ailleurs. » De son côté, la directrice positive. Elle parle d’un budget en hausse, d’ouverture de lits, et assure avoir réussi à recruter des soignants. En effet, le Chai fait face à une très mauvaise image (voir encadré). « On part de très très bas, explique Mustapha Bensaadi, mais il y a un renversement de vapeur, et deux ou trois jeunes médecins qui sont arrivés et vont rester. »
Déficit médical
En effet, les psychiatres se font rares. Ce manque est chronique, comme le rappellent la CGLPL et la plupart de nos interlocuteurs. En moins de deux ans de travail, Joris voit plusieurs psychiatres passer par le pôle TSA, puis démissionner. « Une nouvelle psychiatre arrive et refait un projet avec des éducateurs. Cela se passe mal avec les soignants. Il a fallu trouver deux psy, en intérim, qui acceptent de s’occuper du service ». Joris lui-même est parti. Alors, quand un psychiatre est mis en cause pour des mauvais traitements, la direction réfléchit avant de s’en débarrasser. Thierry évoque de nouveau Grégoire, le patient enfermé trois mois, la faute à sa salivation. « Comme ce psy avait déjà fait cela à un autre patient, j’ai fait un signalement à la CGLPL. Il est depuis parti de l’hôpital. Mais la direction lui a laissé sa chance car le déficit de soignants est fort. Depuis qu’il est parti, c’est toujours un intérimaire qui est à sa place. »
De même, de nombreux soignants sont souvent en arrêt, et remplacés par des contrats précaires. Thierry a fait plusieurs petits contrats au Chai. « En ce moment, je vais de service en service, là où il y a des besoins. Chaque jour, je débarque dans un service où je ne connais pas les patients, et inversement. Du coup, je ne peux pas être dans le soin, je fais plutôt du gardiennage. » En effet, en psychiatrie, il faut laisser le temps à la création d’une relation de confiance qui s’obtient en plusieurs étapes. La CGT le notait : « Le Chai de Saint-Égrève a perdu 40 % de ses lits d’hospitalisation complète, et il lui manque une vingtaine de psychiatres. » (Place Gre’net, 18/9/2017). Moustapha Bensaadi confirme : « Il y a eu trop de fermetures de lits, en France en général. Depuis quelques années, ce chiffre remonte mais on dispose toujours des mêmes moyens. » Thierry l’assure : « Un lit d’hospitalisation ne reste pas vide plus de deux jours. »
« Une séance de torture collective »
Cette situation date d’avant 2020. Alors imaginez avec le confinement. À l’intérieur des murs de l’HP, les patients sont interdits de sortie dans le parc. Thierry complète : « Les nombreuses activités (vélo, cuisine, randonnées) se sont toutes arrêtées au confinement. Les patients sont tous dans le même état d’esprit : “on se fait chier comme des rats morts”. Alors ils regardent BFM TV. En boucle. » De son côté, la direction dit assurer des activités, et des ergothérapeutes sont venus dans les services lors du confinement. Patricia, autre soignante du Chai, désespère. Elle s’occupe de patients qui vivent avec leur famille, en CMP (centre médico-psychologique). « Lors du premier confinement, on a fermé tout le service pendant deux mois. Pendant longtemps, des familles n’ont pas voulu sortir de chez elles et ont arrêté de consulter. On a envoyé quelques jeux pédagogiques. » Elle évoque des enfants des quartiers populaires, suivis au Chai mais enfermés dans de petits appartements. « Ils vont très mal », confie-t-elle.
Et puis, les soignants sentent l’augmentation du nombre de nouveaux patients. Le 19 février 2021, Anne Enot, pédopsychiatre en Isère, évoque dans une tribune à Libération la « séance de torture collective : nous étudions les dernières nouvelles demandes. À toutes ces demandes, nous ne proposons aucun rendez-vous. Nous ne le pouvons pas. La honte nous submerge à la fin de chaque exposé [...] Le personnel soignant ne pourra pas aller plus loin dans sa surcharge chronique de travail », écrit-elle en soulignant les risques pour les patients et les soignants : « cancer, burn-out, dépression ». Patricia complète : « Il y a un an, voire un an et demi avant de pouvoir consulter. » Elle constate le même encombrement qu’Anne Enot, la même fatigue – « parfois, quand je rentre, je pleure. On fait un travail de fond, avec la famille et aussi souvent avec les professionnels (école, etc...) qui s’occupent de l’enfant, ce qui est coûteux, et on est claqué. »
Patricia aussi doit faire « un tri des enfants. Donc on prend les jeunes enfants chez qui on suspecte un trouble grave, et on laisse les autres. Ceux dont les parents divorcent par exemple et qui sont explosifs. Ceux-là vont attendre, même s’ils sont en souffrance. Ce tri génère des inégalités et s’ajoute aux inégalités sociales. » La direction est moins pessimiste que le docteur Enot ou que Patricia : « Tous les CMP n’ont pas un an d’attente. » Elle concède plutôt « un besoin de réorganisation de la prise en charge. La question à poser, c’est : est-ce que tout le monde doit être vu par un médecin ? Alors que des infirmiers, des psychologues peuvent intervenir pour ne pas étouffer le médecin. » « Que la directrice parle de réorganisation des services, c’est hallucinant : on a juste besoin de plus de monde », rétorque Patricia qui s’alarme aujourd’hui de la vague psychiatrique entraînée par la crise du Covid.
Sur ce point, elle s’accorde avec Véronique Bourrachot, qui reconnaît une sur sollicitation des urgences ces dernières semaines, notamment pour des dépressions, ou des pensées suicidaires, la plupart étant de nouveaux patients. Le Dr Bensaadi évoque les nombreux articles dans les pages faits divers du Daubé – plusieurs étudiants ont choisi l’issue fatale, ou ont tenté de le faire. Combien de temps l’hôpital réussira-t-il à tenir le coup ? Et combien de temps mettra-t-il à améliorer ses pratiques ? L’hôpital a bien changé depuis un siècle, et l’aperçu que nous donne à lire Albert Londres peut sembler daté. Bien entendu, la majorité des patients aujourd’hui ne subit pas les affres des asiles d’antan, d’autant que la camisole chimique, plus discrète, permet de se passer la plupart du temps de la coercition. Pourtant, les cas de Didier, d’Idriss, de Grégoire ou de Camille, montrent les limites d’un système saturé, aux soignants fatigués, et à la structure rigide qui change, doucement.
Depuis 2008, une peur des fous
Le 12 novembre 2008, un patient du Chai s’échappe et assassine un étudiant sur le cours Berriat. Cet homme, déjà auteur d’agressions de ce type, est considéré comme « irresponsable pénalement ». Nicolas Sarkozy s’était alors saisi de l’information lors d’un « discours de Grenoble » durcissant la vision sécuritaire de l’hôpital psychiatrique. Le Dr Bensaadi, présent en 2008, évoque le drame comme « un vrai traumatisme qui nous brasse beaucoup ». Mais dix ans plus tard, le CGLPL (Contrôleur général des lieux de privation de liberté) écrivait en conclusion : « La systématisation pour tous les patients souffrant de troubles psychiatriques quels qu’ils soient, de contraintes sécuritaires sans fondement scientifique ou juridique, confortées encore actuellement par les autorités locales, ne peut se justifier sur la base du drame survenu il y a dix ans. »
Le Dr Bensaadi explique : « Cela reste un événement majeur, mais le temps est passé. Je n’ai pas l’impression que cette image se soit figée, du patient qui fait peur. Cela fait partie du “job”. » Un avis non partagé par d’autres soignants comme Joris : « Au Chai, il y a une vision sécuritaire. Le fou est dangereux et cette vision imprègne toute la psychiatrie. »
Didier, « la star »
Didier est un autre habitué de l’enfermement. Touché par un autisme Asperger sévère, il a passé la moitié de sa vie – 20 ans –, en institution psychiatrique. « Quand je commence à travailler là-bas en 2016, je constate que Didier est enfermé, sans télé, sans rien, toute la journée », commence Joris, un ex-soignant à Saint-Égrève. Le cas de Didier est longuement documenté dans un article de la revue XXI (n°43, été 2018) qui détaille sa jeunesse et son calvaire au Chai. Le Postillon a rencontré Marie-Josée Fiorina, sa mère. « Quand il a eu une vingtaine d’années, il est devenu violent. Un médecin nous a dit les bienfaits des Unités de malade difficiles (UMD). Quel abruti celui-là. » Le trouble du spectre autistique qui touche Didier est très mal connu dans les années 1980. La seule solution présentée à l’époque est l’internement en hôpital psychiatrique. Il est alors admis au Chai. Puis il va multiplier les allers-retours vers des UMD en France. Cadillac, à 40 km de Bordeaux, puis Montfavet (proche d’Avignon) et Sarreguemines, vers Strasbourg. « Les malades en UMD, c’est un peu comme Vol au dessus d’un nid de coucou. On y trouve des cas difficiles ou de véritables psychopathes là-bas. Didier est l’une des “stars” du service du Chai, et est donc considéré comme dangereux », contextualise Joris.
En 2016, il revient au Chai, pour plusieurs années. C’est là que Joris essaye de l’accompagner et de communiquer en l’apaisant. Jusque là, « Didier frappe, mais d’une seule manière. On voit venir son geste qui n’est pas intentionnel. Il n’est pas violent en soi, mais son comportement est réduit à cela à l’hôpital. Il faut discuter avec lui, l’écouter raconter ses histoires en boucle. »
« C’est son rituel avant de pouvoir le faire sortir ou faire quelque chose », poursuit Joris. Mais cela prend du temps, et certains soignants du service sont plus expéditifs : « Le matin, lorsqu’il frappe à la porte et que personne ne vient lui ouvrir, il se fait des bleus et s’écorche les mains sur la porte. Quand il frappe trop longtemps, ou lorsqu’il fait trop de bruit, les soignants l’enferment. Ils sont dans une posture de rapport de force avec lui. Logiquement, ils n’arrivent à rien ». Si l’enfermement ou la contention ne suffisent pas, il reste les neuroleptiques qui assomment les patients. Les lourds effets secondaires des médicaments (comme le risque de s’étouffer en mangeant) ont touché Didier. Il fait plusieurs « fausses routes », jusqu’à faire plusieurs jours de coma. « Le reste du temps, il regarde le plafond, toute la journée », rappelle Marie-Josée Fiorina, désolée de la situation. Elle a pourtant oeuvré, au côté d’Envol Isère, une association dédiée aux personnes atteintes de troubles du spectre autistique, pour améliorer la situation de son fils. « Je n’ai plus la force de l’avoir ici, malheureusement. En tant que mère, je vis conditionnée par sa situation. Mon rêve c’est que Didier soit heureux dans un endroit. »
Didier a (presque) tourné la page du Chai. Depuis 2019, il s’est installé dans une maison d’accueil spécialisée (Mas), à Coublevie. « Il vient nous visiter ici les samedis. Il s’assoit sur le canapé et lit les livres qu’il aime bien », raconte Marie-Josée Fiorina. Parmi ses titres préférés, on trouve Le Prince de Motordu, un album d’Astérix et un livre de poèmes de Prévert. Mais tout n’est pas rose dans la vie du quarantenaire. « Il ne veut plus sortir dehors, a du diabète et a pris beaucoup de poids. Il est facilement gourmand, ça reste le seul plaisir qui lui reste », décrit sa mère qui critique la nouvelle structure d’accueil de Didier : « C’est catastrophique depuis le début. Il est encore enfermé… Dernièrement, il s’est blessé au Mas. Il est parti aux urgences de Voiron qui l’ont redirigé vers Saint-Égrève. Il a passé deux mois au Chai, et ils l’ont attaché en reprenant les bonnes vieilles habitudes. »
Le 12 novembre 2008, un patient du Chai s’échappe et assassine un étudiant sur le cours Berriat. Cet homme, déjà auteur d’agressions de ce type, est considéré comme « irresponsable pénalement ». Nicolas Sarkozy s’était alors saisi de l’information lors d’un « discours de Grenoble » durcissant la vision sécuritaire de l’hôpital psychiatrique. Le Dr Bensaadi, présent en 2008, évoque le drame comme « un vrai traumatisme qui nous brasse beaucoup ». Mais dix ans plus tard, le CGLPL (Contrôleur général des lieux de privation de liberté) écrivait en conclusion : « La systématisation pour tous les patients souffrant de troubles psychiatriques quels qu’ils soient, de contraintes sécuritaires sans fondement scientifique ou juridique, confortées encore actuellement par les autorités locales, ne peut se justifier sur la base du drame survenu il y a dix ans. »
Le Dr Bensaadi explique : « Cela reste un événement majeur, mais le temps est passé. Je n’ai pas l’impression que cette image se soit figée, du patient qui fait peur. Cela fait partie du “job”. » Un avis non partagé par d’autres soignants comme Joris : « Au Chai, il y a une vision sécuritaire. Le fou est dangereux et cette vision imprègne toute la psychiatrie. »
Didier, « la star »
Didier est un autre habitué de l’enfermement. Touché par un autisme Asperger sévère, il a passé la moitié de sa vie – 20 ans –, en institution psychiatrique. « Quand je commence à travailler là-bas en 2016, je constate que Didier est enfermé, sans télé, sans rien, toute la journée », commence Joris, un ex-soignant à Saint-Égrève. Le cas de Didier est longuement documenté dans un article de la revue XXI (n°43, été 2018) qui détaille sa jeunesse et son calvaire au Chai. Le Postillon a rencontré Marie-Josée Fiorina, sa mère. « Quand il a eu une vingtaine d’années, il est devenu violent. Un médecin nous a dit les bienfaits des Unités de malade difficiles (UMD). Quel abruti celui-là. » Le trouble du spectre autistique qui touche Didier est très mal connu dans les années 1980. La seule solution présentée à l’époque est l’internement en hôpital psychiatrique. Il est alors admis au Chai. Puis il va multiplier les allers-retours vers des UMD en France. Cadillac, à 40 km de Bordeaux, puis Montfavet (proche d’Avignon) et Sarreguemines, vers Strasbourg. « Les malades en UMD, c’est un peu comme Vol au dessus d’un nid de coucou. On y trouve des cas difficiles ou de véritables psychopathes là-bas. Didier est l’une des “stars” du service du Chai, et est donc considéré comme dangereux », contextualise Joris.
En 2016, il revient au Chai, pour plusieurs années. C’est là que Joris essaye de l’accompagner et de communiquer en l’apaisant. Jusque là, « Didier frappe, mais d’une seule manière. On voit venir son geste qui n’est pas intentionnel. Il n’est pas violent en soi, mais son comportement est réduit à cela à l’hôpital. Il faut discuter avec lui, l’écouter raconter ses histoires en boucle. »
« C’est son rituel avant de pouvoir le faire sortir ou faire quelque chose », poursuit Joris. Mais cela prend du temps, et certains soignants du service sont plus expéditifs : « Le matin, lorsqu’il frappe à la porte et que personne ne vient lui ouvrir, il se fait des bleus et s’écorche les mains sur la porte. Quand il frappe trop longtemps, ou lorsqu’il fait trop de bruit, les soignants l’enferment. Ils sont dans une posture de rapport de force avec lui. Logiquement, ils n’arrivent à rien ». Si l’enfermement ou la contention ne suffisent pas, il reste les neuroleptiques qui assomment les patients. Les lourds effets secondaires des médicaments (comme le risque de s’étouffer en mangeant) ont touché Didier. Il fait plusieurs « fausses routes », jusqu’à faire plusieurs jours de coma. « Le reste du temps, il regarde le plafond, toute la journée », rappelle Marie-Josée Fiorina, désolée de la situation. Elle a pourtant oeuvré, au côté d’Envol Isère, une association dédiée aux personnes atteintes de troubles du spectre autistique, pour améliorer la situation de son fils. « Je n’ai plus la force de l’avoir ici, malheureusement. En tant que mère, je vis conditionnée par sa situation. Mon rêve c’est que Didier soit heureux dans un endroit. »
Didier a (presque) tourné la page du Chai. Depuis 2019, il s’est installé dans une maison d’accueil spécialisée (Mas), à Coublevie. « Il vient nous visiter ici les samedis. Il s’assoit sur le canapé et lit les livres qu’il aime bien », raconte Marie-Josée Fiorina. Parmi ses titres préférés, on trouve Le Prince de Motordu, un album d’Astérix et un livre de poèmes de Prévert. Mais tout n’est pas rose dans la vie du quarantenaire. « Il ne veut plus sortir dehors, a du diabète et a pris beaucoup de poids. Il est facilement gourmand, ça reste le seul plaisir qui lui reste », décrit sa mère qui critique la nouvelle structure d’accueil de Didier : « C’est catastrophique depuis le début. Il est encore enfermé… Dernièrement, il s’est blessé au Mas. Il est parti aux urgences de Voiron qui l’ont redirigé vers Saint-Égrève. Il a passé deux mois au Chai, et ils l’ont attaché en reprenant les bonnes vieilles habitudes. »