Accueil > Decembre 2021 - Janvier 2022 / N°63

Alors que le désert médical progresse

LA PRESCRIPTION DU DR VÉRAN : ENCORE PLUS D’ÉCRANS

Partout, le désert médical progresse. Services d’urgences fermés la nuit, impossibilité de trouver un médecin traitant, délais d’attente s’allongeant pour avoir accès à un spécialiste : à Grenoble comme ailleurs, l’offre de soins dans la « start-up nation » est en chute libre.
Quels remèdes face à ce terrible diagnostic ? Sans aucune originalité, le ministre de la Santé Olivier Véran impose un traitement : « Dans le domaine de la santé, le numérique il va être partout, il est déjà partout mais il sera encore plus partout.  »

« Nous sommes fiers d’avoir cette première borne de téléconsultation en Isère. » Le 17 novembre 2021, Magali Guillot, la présidente de la communauté de communes des Vals du Dauphiné (autour de la Tour du Pin) était donc très « fière  » (elle a répété ce mot six fois dans son discours) de présenter une borne Medadom, qui permet de consulter un médecin via une webcam et un casque équipé d’un micro, assisté par de nombreux outils pour s’auto-ausculter : «  Stéthoscope, tensiomètre, thermomètre, otoscope, dermatoscope et oxymètre  ». L’idée c’est de « lutter contre les déserts médicaux  », de nombreux médecins partis à la retraite n’ayant pas été remplacés ces dernières années dans ce coin du Nord-Isère. Financée par l’ANCT (Agence nationale de cohésion des territoires), cette borne va être accessible pendant les horaires de bureau dans la maison France services de Pont-de-Beauvoisin. Si cette «  expérimentation médicale  » d’un an est un succès, « l’intercommunalité envisage d’en installer dans les communes » assure Magalie Guillot, qui conclut : « C’est vraiment une fierté d’apporter ce système complémentaire. Il faut qu’on s’habitue aux nouvelles technologies. On a fait le choix sur le territoire des Vals du Dauphiné d’apporter ce nouveau service et je suis persuadée qu’avec le temps on va pouvoir démultiplier cette offre » (Le Daubé, 18/11/2021).

N’y-a-t-il que les habitants des campagnes, du Nord-Isère et d’ailleurs, qui vont devoir « s’habituer aux nouvelles technologies  » en matière de santé ? En réalité, cette borne est une « première  » seulement pour un espace public : des bornes de téléconsultation, il y en a déjà depuis plus d’un an dans certaines pharmacies grenobloises, comme à celle de l’Aigle, en plein centre-ville. Le pharmacien l’a installée «  parce que le médecin du dessus est parti à la retraite, tout comme trois ou quatre autres dans le quartier. Depuis plus d’un an, le cabinet 7/7 ne propose plus que des tests Covid. Alors pour certaines personnes, je préfère les diriger vers la borne plutôt qu’elles aillent encombrer les urgences.  » Le pharmacien ne fait pas la pub’ pour sa borne de la marque Tessane (les médecins derrière l’écran sont payés par cette boîte), il la propose à certains clients en fonction de leurs pathologies. « Il y a environ trois personnes qui l’utilisent par jour, assure-t-il. Ce matin par exemple, il y avait une cliente qui avait une infection urinaire. Pour ces cas-là, c’est pertinent, il faut juste prescrire un médicament. Moi je filtre, je juge de la pertinence. Après, est-ce que ce serait pertinent qu’il y en ait dans les Monoprix ou les centres commerciaux en accès libre ? Je suis pas sûr...  »
Les bornes de téléconsultation vont-elles fleurir dans des espaces publics aussi en centre-ville ? Ce qui est sûr, c’est que Grenoble est bel et bien en train de se transformer en «  désert médical  ». En septembre déjà, un médecin nous avait contactés pour alerter sur la « chute libre de l’offre de soins dans l’agglomération  ».

Maxime Maisonneuve travaille dans un cabinet partagé rue Général Ferrié et réalise également des gardes aux urgences de la clinique Mutualiste. Mais début décembre, il va arrêter cette deuxième activité. « Si je ne pars pas, je vais me cramer. En allant bosser, je suis juste de plus en plus énervé de devoir soigner plus avec moins de moyens, moins de temps... Vu qu’on est de moins en moins, on bosse hyper vite, donc on risque plus de faire des erreurs, potentiellement très graves. Il manque un tiers des effectifs, dans un mois on sera à la moitié. À chaque garde aux urgences une de mes collègues pleure. Mon départ est un crève-coeur mais j’ai fait tout ce que j’ai pu pour essayer de faire bouger la direction. »

Au moment de ce témoignage, fin septembre, les urgences de la clinique Mutualiste n’accueillaient déjà plus les cas de traumatologie « faute de médecins  ». Début novembre, elles ont carrément fermé « sauf urgences vitales  », six médecins urgentistes étant en arrêt-maladie. Si cette situation à la clinique Mutualiste est en partie due aux choix de la direction du groupe Avec (qui a repris la clinique voilà un an), elle est néanmoins loin d’être isolée.

«  Jusqu’à il y a peu, on n’avait jamais vu de service d’urgences fermer. Aujourd’hui, vous avez vu le nombre de services fermés au moins partiellement en France ?  » analyse Camille, médecin de la clinique Mutualiste. Localement, l’hôpital de Voiron, venant pourtant d’inaugurer des locaux tout neufs, ne parvient également plus à faire fonctionner son service d’urgences la nuit depuis début novembre faute de personnel : « Il ne reste que 8 médecins pour un effectif habituel de 20 ; 3 salles de bloc opératoire fonctionnent au lieu des 7 nécessaires avec 13 infirmières de bloc pour 24 nécessaires ; 60 lits de médecine aiguë sont actuellement fonctionnels pour 90 nécessaires. »

S’il est en colère à propos de la situation à la Mut’, le plus préoccupant pour Maxime Maisonneuve c’est le constat d’ensemble : « À la clinique Belledonne, c’est aussi très compliqué. Au Chuga (centre hospitalier universitaire Grenoble-Alpes), du coup c’est la “guerre” (voir reportage pages suivantes). Les soins hospitaliers se dégradent partout, c’est tout un travail en réseau, un équilibre fragile. Si ça s’effondre quelque part, ça se répercute sur les autres endroits qui vont s’effondrer aussi. »

Ce charmant constat ne s’arrête pas aux établissements hospitaliers : « Dans mon cabinet, on est cinq médecins. On a un secrétariat qui dit qu’on ne peut plus prendre personne. Malgré ça, il y a quand même au moins trois personnes chaque jour qui viennent au cabinet en recherche de médecins traitants. Pour les médecins spécialistes, les délais s’allongent de plus en plus. Certains jours, il n’y a qu’une ligne Smur (Service mobile d’urgences) sur deux qui fonctionne. Bref, ça se dégrade partout et on a peu de répondant : les médecins sont incapables de se fédérer, les infirmiers ont moins à perdre, mais les médecins beaucoup.  »

Sur cette « chute libre de l’offre de soins  » à Grenoble, comme ailleurs, on pourrait noircir des pages et des pages. De partout les témoignages affluent : début novembre, Le Daubé publiait presque un article par jour sur la situation, témoignage de médecin désabusé ou de patiente ulcérée. Le 5 novembre, le plan blanc était activé dans tout le sud du département. Normalement réservé aux épisodes de fort afflux de patients (épidémies, graves accidents, etc.), ce plan est cette fois mis en route à cause de la pénurie de soignants, une première.
La suspension et la mise en arrêt-maladie de centaines de soignants depuis mi-septembre dans le département à cause de l’obligation vaccinale ont certainement fini de déstabiliser le fragile équilibre qui permettait aux établissements de tenir même si les autorités minimisent les conséquences de cette mesure autoritaire inédite. Néanmoins, presque tous les soignants s’accordent à dire que cette situation catastrophique n’a rien à voir avec le Covid, pris comme bouc-émissaire par le gouvernement. Début novembre, au moment du déclenchement du plan blanc, le nombre d’hospitalisés pour coronavirus était encore très faible.

Pour le ministre de la Santé, le Grenoblois Olivier Véran, si « la situation est compliquée », c’est parce qu’ « il y a des décisions qui n’ont pas été prises il y a vingt ans, on les paye aujourd’hui  » (Libération, 27/10/2021). Il n’y aurait donc rien à reprocher à celui qui grenouille dans les cercles du pouvoir médical depuis une dizaine d’années seulement. Mais pour celui qui a fait un master sur les déserts médicaux en 2013, la transformation de Grenoble en désert médical sous son règne (ministre depuis bientôt deux ans, député de la majorité depuis neuf ans) est quand même assez représentative de la pertinence des décisions prises.

On ne change pas une méthode qui provoque des chutes de tension au système de santé. Si Olivier Véran « promet la fin des déserts médicaux d’ici cinq ans  » (France Bleu, 8/09/2021), sans donner plus de précisions que celle de la fin du numérus clausus (qui aura des effets dans dix ans, le temps de former les étudiants), le mouvement de fond qui transforme la médecine n’est jamais débattu ni contesté. Comme tous les secteurs de la société, la santé se numérise, se virtualise, se fait de plus en plus derrière des écrans. Le développement progressif des bornes de téléconsultation en est un exemple parmi tant d’autres.

Mais ce n’est évidement qu’un début. Le 18 octobre 2021, Olivier Véran a présenté, accompagné de trois autres ministres, la « stratégie d’accélération santé numérique  ». Pas dans un hôpital, pas devant des soignants, mais à la Station F, le « campus de start-ups » créé par l’homme d’affaires milliardaire Xavier Niel en plein Paris. Devant un public conquis de geeks n’ayant jamais fait de garde aux urgences, le ministre de la Santé a expliqué ce qui attend les soignants et les soignés : «  On voit bien que le numérique il va être partout, il est déjà partout mais il sera encore plus partout. (…) Il ne faut pas avoir peur du numérique dans le domaine de la santé, le numérique, il irrigue toutes les filières industrielles dans notre pays depuis des années, il en ira de même de la filière sanitaire, il ne faut pas en avoir peur, il faut au contraire l’accompagner, le sécuriser.  »

Pour « accompagner  » le numérique, il faut avant tout de l’argent : en juillet, Macron annonçait un plan de sept milliards d’euros pour le plan Innovation santé. En octobre, Véran rallonge l’enveloppe : « Je ne crois pas aux discours, je crois aux preuves d’amour. Des preuves d’amour [NDR : envers les start-uppers de la santé] il y en a quelques-unes qui sont assez fortes dans notre pays depuis maintenant au moins trois ans. (…) Le numérique en santé c’est deux milliards d’euros, qu’on injecte pour favoriser les usages, pour accompagner les développeurs et les éditeurs de logiciel, pour acheter du hard [du matériel] ».

Toutes les liquidités dépensées dans le « hard  » et les juteux revenus des start-uppers, c’est encore ça que les infirmières et les urgentistes n’auront pas. Aujourd’hui, des milliards d’euros d’argent public vont à la «  e-santé », la « Medtech  », « l’hôpital connecté  ». Le privé et le public s’allient pour développer ce secteur, comme à Grenoble où « Orange et l’université se sont associés pour lancer un laboratoire e-santé  » afin « d’imaginer et de concevoir les services de santé de demain.  »

Voilà donc les développeurs informatiques et les opérateurs téléphoniques en train d’imaginer la « santé de demain ». Et les soignants, qu’en pensent-ils de cette e-santé, de l’invasion du numérique et des logiciels ? Freddy, infirmier au Chuga, ne prétend pas avoir un avis représentatif mais ce qu’il raconte mériterait d’être examiné et débattu : « Pendant le Covid, je suis allé en renfort en réanimation. Au niveau purement médical j’y allais serein, sans peur de faire de mauvais gestes pour m’occuper des patients. Mais ma grande peur, c’était de ne pas comprendre les instructions données par le médecin sur le logiciel. Car en réa le logiciel n’est pas le même que dans le service où je bosse et donc je n’y comprends rien. Souvent, l’angoisse première des infirmiers, ce n’est pas de bien poser un cathéter, mais de ne pas parvenir à dompter ces logiciels. Dans le droit français, tout ce qui n’est pas tracé informatiquement n’a pas été fait. Donc faut tout rentrer sur le logiciel, mais des fois tu n’y arrives pas, ça bugue, donc tu peux te mettre en danger sur le plan légal, pas parce que tu fais mal ton métier, mais parce que tu ne sais pas remplir le logiciel.  »

Et demain, des patients seront-ils laissés sans soin parce qu’ils n’arrivent pas à comprendre les instructions de la borne de téléconsultation ? Et s’il y a une panne ? « Il y a quelques années, un matin aux urgences, raconte Freddy, le logiciel ne marchait plus. Ça a été le branle-bas de combat pendant des heures, sans ordinateur, on ne sait pas où sont les patients, on ne sait pas les instructions des médecins. Si les médecins prescrivent à l’oral, ce n’est pas légal.  »

Depuis 10, 20 ans que les écrans et les logiciels ont envahi les hôpitaux et cabinets médicaux, le système de soin s’est-il amélioré ? Les soignants travaillent-ils dans de meilleures conditions grâce à tous ces outils censés leur faire gagner du temps ? Les soignés le sont-ils mieux ? Comme pour les autres secteurs, il n’y a jamais de bilan de la numérisation généralisée, jamais de pause, jamais de débat sur ce qui devrait être continué ou arrêté. «  On aura beau numériser tout ce qu’on veut, poursuit Freddy, ça ne réglera pas le problème du nombre de soignants. Les gens ce qu’ils veulent c’est de la présence humaine. Beaucoup des soins consistent avant tout en de la parole.  »

Là-dessus, Olivier Véran se veut bien entendu très rassurant. Dans son discours à la station F, ce tenant du serment d’hypocrite a martelé : « Parler numérique en santé, cela peut faire craindre une médecine déshumanisée où chaque patient serait laissé seul avec les nouvelles technologies. Cela fait même craindre un renforcement des déserts médicaux où l’humain ne serait plus utile. J’entends ces craintes mais je tiens à être très clair : le numérique en santé ne se substitue en aucun cas à la médecine humaine et au face-à-face avec un professionnel de santé. »

Étant donné ses nombreux précédents dans le mensonge (parmi les plus récents : « Il n’y aura pas d’impact de la troisième dose sur le passe sanitaire  » ou « Le passe sanitaire, il existe dans le droit jusqu’au 15 novembre, puis il s’autodétruit. On n’est pas en train d’instaurer quelque chose dans la durée  » (Society, 12/08/2021), quelle crédibilité accorder à son affirmation «  le numérique en santé ne se substitue en aucun cas à la médecine humaine » ? Encore une bonne question à poser à la borne de téléconsultation.