L’Atelier paysan est né presque en même temps que le Postillon : il y a un peu plus de 10 ans. À l’époque Fabrice Clerc, qui travaille pour Adabio, une association pour le développement de l’agriculture biologique, rencontre Joseph Templier, paysan installé en Isère, à Saint-Blaise-du-Buis. Comment ça s’est passé ?
À l’époque Joseph avait une ferme en maraîchage bio sur laquelle il faisait de la culture en « planches permanentes », une méthode qu’il avait découverte lors d’un voyage en Allemagne, grâce à trois machines qu’il a conçues et autoconstruites : le vibroplanche, le cultibutte et la butteuse à planche.
Il était parti du constat que les machines agricoles conventionnelles entraînent un appauvrissement de la terre. Au delà de ça, on partageait également l’idée que ces machines engendrent une perte d’autonomie de la paysannerie : en amont tu ne choisis pas l’outil avec lequel tu travailles et en aval elles induisent une production standardisée que tu ne pourras pas écouler en vente directe et qui t’impose donc de te conformer aux impératifs de la filière. C’est une double contrainte terrible dans laquelle tu te retrouves coincé.
Les machines autoconstruites de Joseph offraient une vraie solution, mais étaient difficilement accessibles. En 2009, on se fait donc une double promesse : mettre en plan les machines qui ont été conçues par des agriculteurs pour pouvoir les colporter et apprendre à des paysans et paysannes les techniques de l’autoconstruction. On avait cette volonté que le savoir et les savoir-faire ne soient pas une question de pouvoir, mais une question de partage. L’idée c’était également de situer politiquement ces pratiques et ces machines : qu’est ce que c’est l’« autonomie » ? Ça veut dire quoi « technologies paysannes » ? Dans quel type d’agronomie elles s’insèrent ? Et dans le fond, à quel type d’alimentation elles contribuent ?
Qu’est ce que vous avez mis en place pour réaliser ces objectifs ?
On s’est d’abord rassemblés à quelques-uns dans une branche de l’Adabio, pour produire 15 tutoriels de machines qu’on a mis en accès libre sur notre site internet. Dans ces tutoriels on trouve des plans techniques vulgarisés, pensés pour que les machines puissent être reproduites sans qu’il y ait besoin d’être ingénieur ou artisan soi-même. On trouve également une description des usages de la machine, de comment elle se combine avec d’autres machines dans un projet agronomique. Dès le début, on est parti du principe qu’il y a déjà du savoir dans les fermes et que l’enjeu c’est d’aller le chercher et de le retisser. On est pas un bureau d’étude, c’est même l’inverse. Ce n’est pas l’Atelier paysan qui identifie des problèmes et mobilise des ingénieurs et des chercheurs pour trouver la solution et la donner aux paysans. Non, c’est directement les paysans et paysannes qui se mettent ensemble pour répondre à leur besoin.
En parallèle, on fait des formations. Notre premier stage à l’autoconstruction s’est déroulé en février 2011, autour de l’utilisation des trois principaux outils dont on a besoin pour construire nos machines : une meuleuse, une perceuse à colonne et un poste à souder à l’arc. L’idée c’est que les technologies paysannes soient simples de conception, afin qu’elles soient faciles à comprendre et appréhender, mais pour une utilisation extrêmement fine et précise. Tout l’inverse de la machine industrielle qui est une boîte noire technologique, incompréhensible sans le technicien qui va avec, qui ne prend pas en compte le fait que chaque ferme est différente et qui dépossède les paysans et paysannes de leurs savoir-faire.
On s’est beaucoup basé sur la mobilité, à la fois pour aller recenser les innovations paysannes, mais aussi pour aller faire nos formations directement dans des fermes. Chemin faisant, on est passé de six formations à soixante-quinze formations par an et notre gamme s’est considérablement étoffée : on a très rapidement été interpellé par des groupes de paysans et paysannes sur de la viticulture, de la meunerie, de l’énergie animale, du bâti agricole, etc.
Il y a eu une forte croissance ces dernières années : aujourd’hui vingt-huit personnes sont salariées et on compte environ cent trente sociétaires. Une grande partie des employés sont des ingénieurs. Pourtant vous mettez l’accent sur le fait que vous n’êtes pas un bureau d’étude. Quelle place ont les ingénieurs à l’Atelier paysan ?
Il font de l’étude de matériaux, produisent des plans et des dessins techniques. Mais la plupart des ingénieurs que l’on emploie sont des ingénieurs-formateurs, qui ont surtout pour rôle de faciliter l’autoconstruction. On a mis un ensemble de garde-fous au sein de la structure pour que le rôle des ingénieurs reste bien celui-là et qu’ils ne prennent pas le pouvoir sur la chaîne de production du savoir. Par exemple, le développement d’une nouvelle machine doit découler de l’expression d’un besoin paysan et ne se fait jamais sans un groupe paysan prêt à s’impliquer, de la création du cahier des charges jusqu’à la production du tutoriel. Ça c’est fondamental, parce que si on n’est pas vigilant, on peut aller dans une dérive totale.
On a l’impression que le véritable défi, au-delà de bien délimiter le rôle des ingénieurs, c’est de réussir à donner une place centrale aux paysans et paysannes. Contrairement à la plupart des structures paysannes, qui sont sur un modèle associatif avec un Conseil d’administration paysan, vous avez rapidement choisi de vous organiser en SCIC (Société coopérative d’intérêt collectif). Fabrice et Joseph étaient les premiers gérants. Aujourd’hui Joseph est parti à la retraite et la gérance ne comporte plus de membre issu du monde paysan. Comment vous réussissez à garder les paysans et paysannes au cœur de vos activités ?
Une des questions qui a guidé la transformation en SCIC c’est : où employer à bon escient l’énergie paysanne ? Ces personnes-là ont un métier qui est déjà hyper prenant, dans un contexte socio-économique qui leur est hostile, donc l’investissement de leur temps est précieux. On voulait les décharger du rôle d’employeur : c’est la gérance qui s’occupe de l’équipe salariale et qui prend les décisions opérationnelles au jour le jour. On met beaucoup de soin à s’assurer que ce qui concerne le projet politique de la structure soit abordé en présence de toutes les composantes de la coopérative et que le projet politique soit élaboré et incarné par des paysans et paysannes, concrètement, et pas juste une fois par an à l’Assemblée générale. Ils et elles fournissent un travail considérable à plein de niveaux dans la structure et on s’assure que ça soit là où il y a du sens pour elles et eux d’agir. Un exemple parmi d’autres : l’observatoire des technologies paysannes, qui se réunit une fois par semaine et qui publiera son premier rapport le 6 mai prochain.
Pourquoi mettez-vous autant d’énergie pour impulser une réflexion critique sur les technologies dans le monde paysan ?
Dans le monde agricole, l’utilisation des technologies n’est pas pensée de manière collective, contrairement par exemple au foncier, aux semences, à la distribution, qui sont perçus comme des enjeux politiques, liés à l’ensemble du modèle agricole. La technologie est encore souvent perçue comme neutre et relevant d’un choix individuel. Et pourtant l’enjeu est colossal : on assiste peut-être à la dernière phase de disparition des paysans et paysannes, qui seront concrètement remplacés dans les champs par des robots et des drones. En ce moment, il y a huit fermes expérimentales en France qui tournent sans humain sur place. Et les subventions sont énormes : 10 milliards d’euros investis en France de 2015 à 2025 sur la robotique, la biotechnologie et le numérique agricoles. Il existe des formations pour apprendre à utiliser un drone sur son exploitation qui sont subventionnées à hauteur de 72€ de l’heure stagiaire, c’est trois fois plus que ce que nous on reçoit.
Ce déferlement technologique est à replacer dans le paradigme de l’agriculture de compétition inscrite dans un marché mondial. C’est tout un modèle qui nous mène vers la disparition de la paysannerie. Aujourd’hui il y a environ 400 000 paysans et paysannes en France, ça fait 1 % de la population active. Dans la dynamique actuelle, avec les vagues de départ à la retraite, il n’y en aura plus que 250 000 dans dix ans si rien ne se passe. Avec aussi peu de monde qui s’occupe de nourrir l’ensemble de la population, c’est sûr qu’on ne pourra pas se passer de la robotique ni des pesticides.
L’Atelier paysan est devenu une structure qui, en plus de permettre à des ingénieurs d’avoir un métier qui a du sens, permet à des paysans et paysannes de gagner en autonomie. Mais devant un tel constat, est-ce que ça sera suffisant pour enrayer la machine qui détruit la paysannerie ?
Certes notre coopérative a un développement exponentiel, mais ça ne fait absolument pas reculer les gros constructeurs industriels. C’est chiant à admettre, mais c’est essentiel d’être lucide. C’est un des gros problèmes dans le milieu des alternatives, on se vit comme étant déjà dans le monde d’après. Alors qu’en fait on est totalement dans le monde d’aujourd’hui, on est seulement dans un petit espace de liberté, dans une niche. Mais du coup on oublie de penser la manière dont on fait transformation sociale. Si on se contente d’une stratégie « commerciale », de faire en sorte que les personnes achètent nos produits ou adoptent nos solutions, ça ne sera jamais suffisant. C’est ce qui est dépolitisant dans le discours low-tech dominant tel qu’on le perçoit, cette idée que quand tout le monde réparera son grille-pain, l’industrie s’effondrera. C’est dangereux politiquement parce qu’on renvoie une cause structurelle à une responsabilité individuelle.
À l’Atelier paysan, nous refusons d’être une simple alternative qui ne remet pas en question les logiques du modèle agricole dominant. Nous ne serons pas satisfait si dans vingt ans notre seul impact aura été l’accroissement de notre part de marché. Nous ne voulons pas arrêter d’accompagner des paysans et paysannes, mais notre alternative n’est pas notre projet politique ! C’est pourquoi nous avons acté à notre assemblée générale de mai 2019 que notre objectif c’était de faire transformation sociale. Une transformation intégrale du modèle agricole et alimentaire en France, c’est pour cela que la coopérative œuvre.
Quel genre de transformation ?
Nous voulons enclencher l’installation de millions de paysans et paysannes afin de faire advenir d’ici quelques décennies une société paysanne : que la production de nourriture devienne un fait social majeur, que 5 à 10 % de la population ait pour activité de produire de la nourriture.
Et si on veut que cette société paysanne advienne ; que les paysans et paysannes aient des conditions de vie et de travail dignes ; si on veut se débarrasser de la chimie, faire un travail des sols respectueux, alors il va falloir se confronter à la question du prix de la nourriture. On ne peut pas faire tout ça et continuer à vendre des produits au même prix que l’industriel. Il faut sortir de ce que produit le capitalisme en agriculture, c’est-à-dire un effondrement volontaire du prix de l’alimentation.
Mais ce serait d’une grande violence de se contenter de dire : « on veut monter le prix de nos produits » alors qu’une partie de la population a déjà beaucoup de mal à se nourrir. Nous voulons donc participer à l’émergence d’un mouvement social sur l’alimentation afin de revendiquer collectivement cette hausse des prix alimentaires. Pour aller dans ce sens, nous avons rejoint le collectif national qui réfléchit au concept de Sécurité sociale de l’alimentation. Le but c’est que les prix soient ceux du coût de la production alimentaire, mais aussi que tout le monde puisse se nourrir correctement. Si on ne parvient pas à en faire un combat politique, on est condamnés à bien nourrir les bourgeois et à avoir besoin de l’industrie pour nourrir les pauvres.
Qu’est-ce que vous mettez en place concrètement pour initier la réalisation de ce projet politique ?
Notre stratégie c’est l’essaimage par la formation. Plutôt que de renforcer la centralité de la coopérative, on va faire émerger dans les années à venir une formation de colportage en technologie paysanne pour que de plus en plus de gens portent cette approche des technologies paysannes dans tous les territoires. Nous avons également créé un poste « mobilisation citoyenne et formation politique », ainsi qu’un poste d’animation scientifique dans le but de mettre à disposition du monde paysan des moyens pour produire un discours critique sur le rôle et les conséquences des technologies agricoles telles qu’elles ont été imposées en France depuis cinquante ans. Pour partager nos réflexions, nous publierons le 6 mai aux éditions du Seuil un essai politique : Reprendre la terre aux machines, dans lequel on refait de la technologie un élément central et structurant de la logique de modernisation agricole et on replace la question des technologies paysannes dans un enjeu plus vaste, celui de la socialisation de l’alimentation.
« Les sociétaires doivent rester décisionnaires des orientations techniques et politiques »
Anne, sociétaire, est éleveuse installée avec un associé depuis 3 ans au Moutaret, à côté d’Allevard.
« J’ai plusieurs liens avec la coopérative. Entre autres, je participe à un programme de recherche, initié par l’Atelier paysan, dont l’objet est de comprendre les mécanismes qui orientent les choix des agriculteurs en matière d’équipements agricoles. Une quinzaine de sociologues et une quinzaine de paysans se sont répartis en binômes et travaillent ensemble pour réaliser des entretiens au sein du monde paysan.
De mon point de vue de paysanne sociétaire, l’Atelier paysan est actif sur un très large éventail de sujets. Ce dynamisme me semble largement lié au fait que la structure soit dotée d’une gérance. C’est un atout mais aussi un défi démocratique car les sociétaires doivent rester décisionnaires des orientations techniques et politiques. Nous recevons beaucoup d’informations par mail et lors des Assemblées générales mais je n’ai pas l’énergie de me tenir à jour sur tout ! Le passage de la coopérative en SA (Société anonyme) et la mise en place d’un conseil de surveillance va dans le bon sens. J’espère que des paysans arriveront à se dégager du temps pour pouvoir s’impliquer de près dans ce conseil. »
« Les formations sont aussi un espace de rencontre. »
Antony, maraîcher et sociétaire de la coopérative, a lancé la ferme du Trian, à Tullins, il y a dix ans.
« À l’Atelier paysan, il y a la machine qu’on construit et avec laquelle on repart à la fin de la formation et puis il y a le savoir-faire qu’on acquiert. Mon outil je peux le modifier pour l’adapter à mon utilisation. Je peux réparer les outils que j’ai construits avec l’Atelier paysan mais aussi d’autres outils que j’ai sur ma ferme. C’est un vrai apport. Les formations sont aussi un espace de rencontre. Le fait de pouvoir échanger avec d’autres personnes qui font le même métier que toi c’est très enrichissant, surtout au moment où tu t’installes. »
« La croissance de ces dernières années doit amener à se questionner. »
Joan, sociétaire, est métallier. Il y a quatre ans, il a monté un atelier de métallerie agricole directement sur la ferme « Le temps des légumes », à Saint-Hilaire-du-Rosier.
« Partager le même lieu d’activité avec les paysans, ça facilite beaucoup notre travail ensemble. Selon moi, il faut recréer des écosystèmes d’artisans ruraux ; qu’on retrouve des métalliers, forgerons, etc, aux côtés des paysans dans les villages. On tisse des liens avec les fermes du coin et à terme l’objectif est de pouvoir transmettre les savoirs, de proposer des formations.
Je suis sociétaire depuis deux ans, mais je suis l’Atelier paysan depuis ses premiers pas. La croissance de ces dernières années doit amener à se questionner. Le modèle de fonctionnement de l’équipe salariée n’a pas vraiment évolué mais l’équipe est bien plus grosse, ça pose question, notamment dans la manière dont sont gérés les tensions et les conflits. Même la croissance du nombre de sociétaires peut s’avérer problématique, sur des enjeux démocratiques par exemple. J’espère que les initiatives comme la notre trouveront leur place sur le territoire, en bonne coopération avec l’Atelier paysan. »