Accueil > Avril / Mai 2012 / N°15

Père Castor, raconte-nous une histoire de Grenoble !

La guerre des Boutons

Grenoble, 1906. Il y a un an que la Confédération Générale du Travail, alors anarcho-syndicaliste et révolutionnaire, est majoritaire à la Bourse du Travail. Depuis le début de l’année, elle mène une vigoureuse campagne pour la journée de 8 heures. Pour la première fois à Grenoble, le 1er mai a été chômé, et les manifestants ont obligé les commerçants à fermer leur enseigne. C’est dans ce contexte, vers la fin de l’été, que Grenoble va connaître les grèves et manifestations ouvrières les plus violentes de son histoire.

Notre histoire démarre le mercredi 29 août. Ce jour-là, les ouvriers métallurgistes décident, à l’initiative de syndiqués CGT «  la cessation obligatoire et générale du travail  ». Elle concerne 2000 ouvriers. La raison  ? Travailler moins et gagner plus  ! On se bat essentiellement pour la journée de 9 heures. Très vite, les menuisiers rejoignent le mouvement. Premier objectif  : faire cesser le travail dans les usines de boutons.

Le lendemain, à 10 heures du matin, une première manifestation réunit plus de 4000 personnes. Les drapeaux rouges sont déployés et l’on se dirige vers l’usine de boutons Raymond, cours Berriat. Les ouvriers y sont en grande partie des femmes et le patron, Raymond, est une figure du paternalisme grenoblois. Premiers accrochages avec la police. Dès le lendemain, alors que les usines de métallurgie sont toutes à l’arrêt, les plus déterminés parmi les boutonniers décident à leur tour la cessation du travail. 1200 personnes sont concernées. Une manifestation est organisée afin de débrayer les différentes fabriques de boutons. Vers midi, on retourne à Raymond Bouton, bien déterminé à ne pas laisser les ouvriers entrer. Les flics, qui essayent de s’interposer, sont bousculés par la foule et obligés de détaler.
Samedi soir, la traditionnelle retraite militaire aux flambeaux doit avoir lieu. Si elle est maintenue, on la suivra avec les drapeaux rouges  ! Devant l’agitation qui s’empare de la ville, elle est supprimée. Les ouvriers en grève se réunissent alors Place de la Constitution (actuelle place de Verdun) et organisent un immense défilé avec torches et lanternes. La Carmagnolle, Ca ira, ca ira, et bien sûr l’Internationale résonnent tard dans tout Grenoble. Tout ne fait que commencer.

À partir du dimanche 2 septembre, on s’organise pour tenir la grève. La municipalité cède d’immenses locaux aux grévistes. Ils y installent les «  marmites communistes  » ou soupes populaires, et leurs salles de réunion.
La veille, les patrons ont tenté d’initier les premières négociations. Le comité de grève exige que les négociations soient collectives, et qu’elles ne se fassent pas usine par usine. Les patrons refusent. Dans la nuit du dimanche au lundi, la CGT placarde des affiches dans tout Grenoble  : «  Si des jaunes [casseurs de grèves] tentaient de reprendre le travail ce matin, ils s’apercevraient vite qu’on ne trahit pas impunément ses camarades de misère et de lutte. Les renégats seraient cloués au pilori et mis à l’index dans tous les ateliers  ». Les choses sont claires.

Lundi et mardi, par peur des débordements, les patrons ferment leurs usines. Par précaution, les piquets de grèves sont maintenus partout. Le mercredi 5, le maire de Grenoble, Charles Rivail, tente de lancer des négociations, convoquant patrons et ouvriers, sans résultat.

Le vendredi, un référendum est organisé à l’usine Raymond concernant la reprise du travail. Les résultats sont clairs, même si de nombreux grévistes n’ont visiblement pas participé au vote. Sur 377 suffrages exprimés, 285 personnes veulent la fin de la grève, 28 seulement la poursuite du mouvement. L’épreuve de force entre ouvriers de Raymond Bouton et grévistes devient inévitable.

Le lundi 10 septembre dès cinq heure du matin, plusieurs centaines de curieux se sont massés aux abords de l’usine Raymond. De nombreux grévistes barrent l’entrée de la fabrique. «  Voilà tout à coup un groupe de renégats qui s’amènent  », relate l’organe de la CGT. «  Les huées et les épithètes viennent cingler leur face de traîtres et de chiens couchants du patronat  ». Machisme ouvrier oblige, le journal ne manque pas de fustiger «  les femmes relevant la tête d’un air de prostituée défiant l’opinion publique  ». Les «  jaunes  » qui essayent de passer sont bousculés. Une brigade de police dépêchée sur place intervient pour les protéger, et après moult bousculades, altercations et quelques arrestations, parvient à faire rentrer les travailleurs dans l’usine.

À une heure moins le quart doit avoir lieu la reprise dans l’usine. Les curieux se pressent toujours plus nombreux pour assister au spectacle. Les manifestants ont eu le temps de d’ameuter plusieurs milliers de grévistes. Arrivés en cortège, drapeaux noirs et rouges au vent, ils mettent en déroute la flicaille à coups de tomates et de cailloux. Un bataillon de gendarmes à cheval arrive en renfort, en vain. Les chevaux sont piqués par les manifestants, se cabrent, renversent leur cavalier. Ils détalent. Raymond décide de fermer son usine jusqu’à ce que le calme revienne.

«  On se croirait à la veille d’une élection. Les murs se couvrent de placards, les rues sont sillonnées d’affiches  ». Le préfet renforce encore son dispositif de maintien de l’ordre, dans lequel l’armée tient une place prépondérante. Côté patronat, la riposte s’organise. Un syndicat jaune, dit «  indépendant  » est créé et largement subventionné, dans le but de briser la grève. Il tient ses réunions au café de l’Europe, lequel est surveillé en permanence par les anarcho-syndicalistes. Le 15 septembre, le café est attaqué par des dizaines de personnes et les jaunes poursuivis jusque dans les cuisines. Les vitres et bouteilles volent en éclat. Avant de partir, on conseille au patron du bar, menaces de mort aidant, de ne pas rouvrir le lundi suivant...

Le lendemain, les jaunes annoncent par voie d’affiche qu’ils seront désormais armés pour se défendre. Ils annoncent publiquement aussi qu’ils reprendront le travail le 17 septembre. Réaction de la CGT, qui tient meeting le soir même  : «  Les travailleurs […] voueront au mépris et aux représailles prolétariennes légitimes les lâches auteurs des tentatives de division ouvrières, stipendiées par le patronat […] Vive la grève générale expropriatrice  ! Sus aux jaunes  ».

Lundi 17 septembre, la ville est en émoi. Les militaires ont pris place autour de Raymond Bouton. Les grévistes sont des milliers. Lorsque débarquent les ouvriers de Raymond, la police ne peut contenir la foule des grévistes. Les insultes et les coups pleuvent tant sur les jaunes que sur les flics. Une ouvrière essayant de rentrer est entièrement déshabillée par la foule. Très rapidement, les militaires se retrouvent encerclés. «  Baïonnettes au canon  ! » s’écrie un officier de police, qui fait charger les gendarmes à cheval. Pierres, bouteilles, ordures, ustensiles de cuisine même, tombent en pluie sur les militaires. Appelés par téléphone, 200 cavaliers du deuxième d’artillerie sont dépêchés en renfort. Les sommations sont lancées, au tambour et à la trompette. Une première charge, sabre au clair et d’une rare violence, parvient à repousser les grévistes jusqu’au pont du Drac. De nombreux ouvriers sont blessés. Il faut moins de dix minutes pour que la foule revienne à la charge et que les affrontements recommencent.

Soudain, au milieu de l’affrontement, une voix se fait entendre  : «  Camarades  ! Arrêtez  ! Sur ordre du maire, la police va se retirer  !  » Regard incrédule de la foule. Et pourtant, l’ordre de repli arrive bel et bien. Reste qu’aucun des deux camps ne veut laisser le terrain en premier. Des négociations surréalistes s’engagent alors entre ouvriers et militaires. Après que les ouvriers ont reçu l’assurance que les portes de l’usine resteront closes, un accord est trouvé  : les gendarmes partiront d’abord, puis un groupe de manifestants s’intercalera entre chaque bataillon de soldats  ! Et c’est ainsi que le cours Berriat se vide petit à petit.

Mais la journée est loin d’être terminée. L’après-midi, plusieurs milliers de personnes se réunissent à nouveau. De nombreux jeunes, – «  émeutiers imberbes  » relate la presse – les ont rejoints. Nouveaux accrochages avec la police. Arrestations. Le cortège attaque le commissariat dont les vitres sont fracassées. Les manifestants sont libérés et les affrontements se poursuivent.
C’est le soir que la manifestation dégénère véritablement en émeute. Une partie des manifestants commence à attaquer l’usine Raymond, et les troupes militaires qui y sont toujours stationnées. Des manifestants tentent de mettre le feu à la porte de l’usine. Toujours sur le cours Berriat, la maison du juge Gaché, gendre de Raymond est dévastée. Les affrontements font rage. Attaqués de toute part, les soldats tentent une sortie de l’usine. Le commissaire Clément est piétiné par la foule. Des coups de feu sont tirés et atteignent un militaire. C’est alors qu’un soldat nommé Mollier reçoit une énorme pierre sur le crâne. Il s’écroule ensanglanté.
Pendant ce temps, le commissariat du cours Berriat est envahi et littéralement saccagé. Le mobilier et les papiers sont sortis dans la rue et incendiés, «  au grand contentement de la foule qui applaudit à outrance  » écrira le comité de grève. Tard dans la nuit, les manifestants se dispersent. Le soldat Mollier est conduit à l’hôpital.

Le lendemain, Grenoble est en état de siège. Plus de 5000 soldats de toute la région ont été déployés et quadrillent la ville, bloquant notamment l’accès à la bourse du travail. La mairie interdit tout attroupement. Une centaine d’émeutiers et de leaders politiques et syndicaux est arrêtée. 27 manifestants sont jugés ce jour-là. Le procureur demande des peines exemplaires  : «  il faut que le tribunal montre qu’à Grenoble l’ordre peut régner  ». Jusqu’à 6 mois fermes. Pressentant l’essoufflement du mouvement, la CGT, qui tient un meeting en fin de journée, appelle à la grève générale de tous les ouvriers grenoblois tant que durera l’occupation militaire. À la sortie du meeting, de nouveaux affrontements ont lieu jusqu’à une heure du matin.

Le 20 septembre, toutes les imprimeries de Grenoble ont cessé le travail par solidarité avec le mouvement, mais la plupart des autres secteurs ne répondent pas à l’appel. Et les reprises commencent à se faire nombreuses  : 25 jours sans paye, fatigue, lassitude des affrontements... Et puis, on a appris que le soldat Mollier était dans un état critique. Une grande partie de la population se désolidarise alors des grévistes.

La répression continue et prend parfois des formes incongrues. Le 23 septembre, la police organise la rafle de 43 individus soupçonnés d’avoir participés aux émeutes. Le lundi 24, ils sont exhibés devant la statue du chevalier Bayard. Les gendarmes dénoncent alors publiquement ceux qu’ils parviennent à reconnaître. 18 sont immédiatement reconnus, dont 15 seront jugés aux assises. Les autres sont gardés en vue d’établir des procès verbaux pour vagabondage ou tapage nocturne  !

Ce jour-là, à quatre heures de l’après-midi, on annonce la mort du soldat Mollier. Le lendemain, la CGT annonce la fin de la grève. 20 000 personnes suivront les funérailles du soldat Mollier qui mettent fin à un mois d’agitation quotidienne. La reprise est générale. L’amertume est grande chez les ouvriers, dont aucune des revendications n’a été satisfaite. La CGT ne manque pas pour autant de saluer les progrès accomplis dans l’organisation du prolétariat grenoblois. Organisation qu’ils devront poursuivre hors de la bourse du travail, puisque la municipalité expulsera ce «  foyer de démagogie et d’anarchie  » à la fin de l’année.

Principales sources  :
A. Gerin, Les grèves de Grenoble août septembre 1906, impressions d’un témoin, 1906 (Bibliothèque municipale de Grenoble, fond dauphinois).
L. Ratel, Parlez-moi de Grenoble, 2001, à qui nous empruntons le titre de l’article.
V. Chomel, Histoire de Grenoble, 1976.