Ce 5 octobre, pendant le rassemblement, je poireaute devant le centre de rétention administrative de Saint-Exupéry. C’est ici que Rambo est enfermé depuis trois semaines. Au bout d’une heure et demie, j’ai le droit de le voir pendant trente minutes. Il sait qu’à moins d’un miracle, il va être expulsé à la fin de la journée, mais il est serein. Blasé, dépité, c’est sûr, mais pas abattu. Ce printemps, il a déjà passé plusieurs semaines dans ce centre : pour échapper à l’expulsion, il avait avalé des piles. Il a fini à l’hôpital, puis en prison pour « tentative de refus d’embarquement », la dénomination administrativo-policière d’une tentative de suicide. À sa sortie de prison fin juillet, la police n’est pas venue le chercher pour le remettre en centre de rétention, alors au mois d’août, il était réapparu dans les rues grenobloises. Avant de se faire reprendre mi-septembre alors qu’il était allé voir un ami à Chambéry.
Aujourd’hui, il est résigné : s’il espère toujours un improbable retournement de situation, il ne va pas se mutiler de nouveau pour retarder l’échéance de cette « injustice ». Il a reçu une obligation de quitter le territoire français (OQTF) depuis le 3 mars, et il n’a « plus envie de [se] casser la tête pour faire des dossiers. Pour eux, c’est comme si j’étais là depuis deux mois alors que ça fait quatorze ans que je suis à Grenoble ». Fatigué de se battre, il tenait néanmoins à « dire au revoir à Grenoble » avant de partir. C’est pour ça que je suis là.
Je le connais peu, Rambo. Il faisait partie des « vrais » grenoblois, ceux qui habitent véritablement la ville et qui ne font pas juste y résider. J’ai donc bien dû le croiser 254 fois, mais je me suis rarement arrêté. On échangeait souvent des grands sourires, et ça faisait du bien. Mais j’avais rarement le temps de discuter, de traîner avec lui. Saloperie de vie pressée : je me permets rarement de sortir de mon programme de la journée, de me faire embarquer. Pourtant Rambo m’a surpris plusieurs fois : je me souviens de cette soirée, sous la voie ferrée vers le cours Berriat, où il avait mis « Bella » de Maître Gim’s à fond sur son poste. Il faisait nuit et froid, lui dansait à fond torse nu, des gens s’arrêtaient et le regardaient amusés, et moi je trouvais ça beau – même si j’ai toujours un peu honte de bien aimer Maître Gim’s. Pourquoi se balade-t-il toujours avec un poste ?
« Une fois j’ai essayé de rentrer en boîte de nuit, on ne m’a pas laissé faire. Alors j’ai acheté un poste pour danser dans la rue. En fait je fais l’animation. Les gens ont besoin de quelqu’un qui donne le sourire. Moi je rigole, je danse devant tout le monde, ça m’a fait connaître de plein de gens ». Une passion qui lui coûte cher : régulièrement Rambo doit racheter des piles pour son poste : il faut plus de vingt euros de piles LR20 pour le faire tourner, alors une grande partie du bénéfice des « manches » sert à l’achat de piles.
Et pourquoi « Rambo » ? « C’est un ami sans abri, qui m’avait surnommé ainsi. Depuis qu’il est mort, c’est devenu mon nom pour tout le monde ». Et il a veillé à ce que son image colle toujours avec son surnom : pour entretenir sa silhouette galbée, on pouvait le croiser en train de faire des pompes sur le macadam, ou des tractions dans le tram. Avec Rambo, c’était la boîte de nuit et la salle de fitness en pleine rue.
Dans la salle du centre de rétention où on nous a permis de discuter, je demande à Rambo de me dessiner « son » Grenoble, les endroits qu’il fréquentait. Il commence par les Restos du cœur, où il allait manger des fois le midi, puis évoque le squat du 38, rue d’Alembert, où il a pris son dernier repas avant de partir à Chambéry et de se faire embarquer. Apparaît ensuite le Tacos des amis, rue Nicolas Chorier, où il s’arrêtait tous les jours. Le patron, Mustapha, lui payait à manger ou à boire presque tous les jours : « Rambo, c’est quelqu’un de très sympathique, très serviable. C’est un animateur, et il a aussi un bon niveau intellectuel : il avait fait pas mal d’études. Il n’aime pas l’injustice, il s’est mis plusieurs fois dans des bagarres pour aider les gens. Une fois, il a même pris un coup de couteau pour sauver une jeune fille qui se faisait agresser. Même quand il buvait, il était respectueux des consignes. Je lui avais dit que je voulais pas le voir quand il avait bu et il respectait ça ».
Et puis sur son plan de Grenoble, Rambo marque en gros les lieux où il dansait, les abords de la gare, les trams A et B, et surtout la place Victor Hugo, son lieu « préféré ». « Mais j’ai dansé un peu partout dans la ville, même dans le Carrefour de Grand’Place. J’aime bien partager le bonheur avec les gens, voir tout le monde qui rigole, moi je peux sacrifier ma vie pour les autres ».
Diane a rencontré ce personnage « hyper accueillant, chaleureux » aux Restos du Coeur, où elle est bénévole. Suite à sa première arrestation au mois d’avril dernier, il lui a demandé de l’aider. Avec une amie, elle a créé une page Facebook et mis une pétition sur Internet intitulée « Préfecture de Grenoble : laissez-nous Rambo ». Une grande partie des 2 907 signataires a laissé un message élogieux : des conducteurs de tram assurent qu’il a toujours été « très respectueux et toujours joyeux » avec eux, voire « toujours là pour nous dans les situations conflictuelles », d’autres Grenoblois assurent que Rambo « rend plus agréables les rues de Grenoble », « qu’il a toujours été là pour remonter le moral des gens et partager sa joie de vivre », « qu’il est cool et apporte une joie de vivre immense », « qu’il est souvent intervenu quand des personnes se sont fait agresser », « qu’il fait partie de Grenoble », etc...
Il y a des centaines de messages de cet acabit : à les voir défiler, on se demande pourquoi il n’y avait qu’une trentaine de personnes devant la préfecture pour protester contre son expulsion. Diane explique : « ça a été compliqué de se coordonner avec lui. En sortant de prison, il m’a demandé de retirer la page Facebook de soutien, puis de la remettre. Il changeait souvent d’avis sur la marche à suivre ». Ces hésitations, dues notamment à la complexité de sa situation administrative, n’ont pas aidé ses nombreux soutiens à se coordonner et à frapper fort : le rassemblement devant la préfecture ne s’est organisé que la veille au soir. Pourtant, j’en suis certain : des centaines, peut-être des milliers de personnes, auraient pu se rassembler pour que Rambo puisse continuer à ambiancer Grenoble.
Le 5 octobre au soir, Rambo est monté dans un avion en direction de l’Algérie, et je trouve qu’il n’a pas eu le soutien qu’il méritait avant d’être expulsé de Grenoble. Pour tenter de remédier à cette injustice, je vais faire comme si j’étais – juste pour ce texte – le premier édile de la ville. Donc, en tant que maire de Grenoble, et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, j’ai décidé de remettre au dénommé Kader Tahar Besseghier, alias le Rambo de Grenoble, la médaille de la ville. Ça claque pas terrible ce truc-là : disons plutôt que je lui remets l’ordre municipal du mérite, ou encore mieux, allez tiens, la légion d’honneur. Oui je sais, normalement ce ne sont pas les maires qui remettent les légions d’honneur, mais j’en n’ai rien à foutre, et d’ailleurs je ne suis pas maire.
Donc je remets la légion d’honneur à Rambo, pour l’ensemble des services rendus à la ville de Grenoble, tous les trams qu’il a ambiancés, toute la joie de vivre qu’il a répandue, toutes les places où il a breakdansées, tous les sourires qu’il a fendus, tous les coups de main qu’il a distillés.
Être « juste quelqu’un de bien », c’est bon pour les chansons. D’ailleurs, les légions d’honneur sont ordinairement remises à des grands salauds, ou disons à des personnes qui ont avant tout pensé à leur carrière. Et quand les véritables personnes habilitées remettent une légion d’honneur à un véritable winner, elles proclament un discours dithyrambique décrivant la personne décorée comme une demi-déesse. Je ne tomberai pas dans ce piège-là. Car Rambo avait aussi ses parts d’ombre et ses fragilités. D’ailleurs, il n’était pas apprécié de tous les Grenoblois. Certaines personnes rencontrées évoquent des comportements déplacés, ou de l’argent emprunté jamais rendu. En bas de la pétition, un certain « Thomas » assure qu’il s’agit d’une personne « alcoolique, violente et dangereuse », et se réjouit même de sa prochaine expulsion. Rambo n’esquive pas : « Dès que je prends un verre d’alcool, je fais des folies, je suis pas Rambo. (...) J’ai fait des bêtises, je ne suis pas un ange. Des fois je perds la mémoire, je suis un peu malade dans ma tête, faut que je prenne des médicaments. »
Comme pour plein d’autres réfugiés, la situation de Rambo est anxiogène, liée à son irrégularité administrative et à la menace permanente d’un contrôle policier. À cela s’ajoute un passé douloureux. Marie-Thérèse est la présidente du collectif de soutien aux réfugiés politiques algériens (CSRA) : elle connaît Rambo depuis qu’il est arrivé à Grenoble en 2002. « Il venait d’un petit village près de Relizane, dans l’ouest algérien. C’est une région où il y a eu beaucoup de massacres dans les années 1990, les années de plomb algériennes. Beaucoup de souvenirs sanglants doivent l’attendre là-bas ». Des souvenirs sanglants, mais pas d’humains : selon lui, la quasi-totalité de sa famille a été décimée lors de cette période.
Arrivé en France, Rambo a d’abord passé quelques jours à Marseille. « Je suis resté trois jours et puis quelqu’un m’a dit que Grenoble, c’était accueillant. Pendant trois mois, j’ai dormi avec un Polonais sous la gare. Un jour on m’a parlé du père Fréchet. Je suis allé le rencontrer et c’est devenu mon ‘‘prophète’’ ».
Décédé en 2011, le père Jean Fréchet est toujours bien présent dans la mémoire de plein de « cabossés de la vie » grenoblois. Surnommé « l’abbé Pierre grenoblois », il faisait partie des rares hommes d’église à se démener sans relâche pour aider les pauvres. Celui qui pensait que « tout homme, même le plus cabossé, est une histoire sacrée » multipliait les initiatives solidaires (logement de sans-abri, restaurants pour SDF, aide aux sans-papiers, chantiers de réinsertion, etc) sans oublier de s’emporter régulièrement contre l’inaction des politiques qu’il jugeait « trop policés, trop prudents, trop raisonnables, trop résignés ».
Comme tant d’autres, Rambo était donc allé toquer à la porte de son église Saint-Paul, dans le quartier des Alpins. « Le père Fréchet m’a donné à manger, puis m’a fait dormir à l’hôtel du Clos d’or, dans le quartier Berriat. Il m’a beaucoup aidé, et en échange je travaillais comme bénévole dans son association. J’étais un peu son garde du corps. Il n’y a personne comme lui, il aidait tout le monde, chrétiens, juifs, musulmans, athées. » Tout fier, il me montre les multiples photos où on le voit à côté du père, et il me parle avec émotion du jour où l’ancien maire Destot a posé une stèle en hommage au père. Car Jean Fréchet est décédé en mars 2011, laissant Rambo et tant d’autres « orphelins ». « Il est parti comme un diamant. Avant de mourir, il avait dit ‘‘je veux personne qui touche à Rambo’’. Mais la préfecture n’a pas respecté ça ».
Depuis le décès de Fréchet, l’association Saint-Paul tente de faire perdurer son « œuvre ». C’est elle qui louait l’appartement dans lequel était hébergé Rambo ces dernières années, dans le quartier Saint-Bruno. Trois de ses voisins témoignent : « Ça a déjà été dit, que Kader est quelqu’un de joyeux, touchant, hyper sociable. Il n’y a jamais eu de problème avec lui. Quand Kader a été emprisonné, il nous a demandé de lui amener les trucs auxquels il tenait : des photos, des tonnes de CD… Rentrer dans son appart’ vide, dans son intimité, alors que lui se trouvait en prison, c’était hyper bizarre. La violence de son expulsion du territoire, de son arrachement à sa vie quotidienne, est ressortie notamment à ce moment-là. Il a eu droit à une valise pour garder trace de quatorze années à Grenoble ».
Chaque fois qu’il a pu, Rambo a travaillé. Dans les années 2006 – 2007, il a eu plusieurs fois un récépissé de demande de titre de séjour. Cela lui a permis d’être embauché par une boîte de sécurité, et de travailler comme vigile à Go Sport ou à l’espace Comboire.
Le reste du temps, il n’a pas pu avoir de vrais boulots. Reste la manche ou la débrouille. « J’ai jamais touché le RMI ou le RSA. Moi je veux travailler mais j’ai pas le droit. » Pas de contrats, mais une multitude de démarches pour avoir le droit de rester. Qui se sont toujours heurtées au zèle xénophobe de l’administration.
En 2013, il a déposé une demande pour dix ans de présence en France. Un accord bilatéral entre la France et l’Algérie prévoit qu’un Algérien qui a séjourné en France pendant plus de dix ans obtient « de plein droit » un certificat de résidence pour au moins un an. Son avocate Sidonie Leblanc a monté un « dossier de 96 pièces » attestant de sa présence à Grenoble depuis 2002. Mais la préfecture, après avoir une première fois perdu son dossier, a chicané sur le moindre détail. « Il y a des années où je n’avais pas de pièces (attestation de demande d’asile, inscription à l’université, ordonnances de médecins, etc.) attestant de sa présence pour tous les mois, me raconte Sidonie Leblanc. Par exemple pour 2004, j’avais sept pièces prouvant sa présence en France. Sur le premier semestre, j’avais notamment deux documents avec une forte valeur probante (certificats médicaux de janvier 2004 et de juin 2004). D’ordinaire, la préfecture ne demande qu’un document par semestre. Mais là, cela n’était pas suffisant, le préfet contestant en indiquant que sa présence effective n’était pas justifiée notamment pour les quatre mois de février à juin 2004... Ils ont fait pareil pour les autres années, ce qui est surprenant quand on sait que les pouvoirs publics, par deux circulaires de 2002 et 2003, ont indiqué aux préfets que deux preuves par an étaient suffisantes pour considérer comme ‘‘établie’’ la résidence habituelle du ressortissant étranger se prévalant d’une résidence continue depuis plus de 10 ans en France. À trop chercher les éléments manquants on finit par ne plus voir ceux qui sont présents au dossier. Ils ont donc refusé de faire droit à sa demande ». Quand on raconte ça à Mustapha, du Tacos des amis, il s’emporte : « C’est n’importe quoi. Moi je peux attester que depuis douze ans, je le voyais tous les jours, matin et soir ! »
On vous passe le détail des recours, des appels et autres démarches judiciaires que cette avocate a tentés. Actuellement, il y en a toujours une en cours devant le Conseil d’État. « Peut-être qu’on obtiendra l’annulation de l’OQTF, mais après faudra qu’il obtienne un visa pour qu’il ait le droit de revenir, ce qui est loin d’être gagné... » Bref, avec Rambo comme avec tant d’autres vies brisées de cabossés étrangers, la préfecture est avant tout intraitable et injuste, quitte à ne pas respecter ses propres lois. Au téléphone, Marie-Thérèse, du collectif de soutien aux réfugiés algériens, insiste : « Il y a plein d’autres cas. Un Algérien, présent depuis plus de dix ans à Grenoble, va passer au tribunal administratif le 17 novembre. Il faut le soutenir lui aussi... »
Un tel autisme de la part de l’administration aurait de quoi rendre haineux. Mais ce n’est pas le style de Rambo, qui serait plutôt du genre « one love » : « Moi je ne demande rien, je veux juste qu’on me laisse tranquille (…). Ça m’a fait pleurer hier quand j’ai écouté ‘‘Il est où le bonheur’’. C’est ma chanson préférée. Mon bonheur, je crois pas qu’il soit en Algérie. J’ai plus de famille, là-bas. C’est Grenoble ma famille. » Et puis la demi-heure d’entretien se termine, le policier vient nous dire qu’il faut que je m’en aille et que lui regagne sa cellule : « Surtout, dans ton article, passe le bonjour à tout le monde, à tous les Grenoblois. Passe le bonjour aussi aux contrôleurs du tram qui m’ont jamais emmerdé et puis aux policiers. Et même à mes ennemis, à tous ceux qui ne m’aiment pas. » Même au préfet ? « Oui, même au préfet qui m’a mis l’OQTF, je lui dis merci beaucoup c’est tout. Je suis là pour aimer les gens, pas pour les détester. Si je les déteste, je suis plus Rambo ».