Covid oblige, le procès se tient à huis clos : accusés, parquet, journalistes... et nous. J’ai proposé à Rémi, un ancien prisonnier ayant témoigné dans le dernier numéro, de faire des dessins de l’audience pour le canard. Avec notre attestation presse, nous passons les contrôles un à un, mais au début de l’audience, un surveillant le reconnaît et le signale. L’avocate du surveillant s’insurge. Un ancien prisonnier n’aurait pas le droit d’assister au procès d’un ancien maton ? Rémi contraint de partir, elle change de cible. Après avoir demandé mon nom sans succès, elle insiste : « Je demande s’il a une carte de presse, c’est tout. Quand on est accompagné d’un [ex-]détenu de la maison d’arrêt de Varces, on est en droit de se poser des questions ! »
S’ensuivent alors huit longues heures d’audience, avec douze témoignages de personnels de la maison d’arrêt et seize de détenus ou ex-détenus. Un soin particulier est apporté à la mise en scène. La procureure reconnaît que « c’est le sens même des peines prononcées dans cette enceinte qui se joue ici ». Et il faut dire que voir d’anciens surveillants se tortiller sur le banc des accusés a quelque chose de cocasse.
S., bien connu des détenus, est présenté comme le chef du trafic. « C’est pas tous les jours qu’on voit un officier en garde-à-vue ! », commente la juge. Avec sa parfaite connaissance de la taule en 17 ans de service, celui que ses agents appellent « le patron » bénéficiait de nombreux passe-droits. Il venait en dehors de ses heures et jours de travail et contournait les restrictions de mouvement du personnel. D’après un supérieur ayant exercé dans différentes taules, en 27 ans d’activité, « c’est le seul agent que j’ai vu avec son chat en détention ». Pas banal dans une institution censée contrôler les entrées, sorties, allers et venues de tout et de tous.
Un surveillant analyse : « avec l’ex-directrice, il avait les coudées franches. Avec Mme Mousseeff [NDR : la nouvelle directrice], il n’a pas accepté de perdre ses prérogatives. Il a mis le doigt dans un engrenage et n’a pas su le retirer. » Lors de perquisitions dans son bureau et à son domicile, des sachets remplis de dizaines de clefs USB et de cartes micro-SD, ainsi que des téléphones portables ayant appartenu à des détenus, sont saisis. Pendant ses premières années à Varces, la cheffe d’établissement aurait tenté de coopérer avec lui, avant de commencer à récolter des témoignages à charge. S., lui, n’a pas le moindre doute sur le bien-fondé de sa conduite. Il explique avoir occasionnellement lâché du lest sur le règlement pour « obtenir de l’info » sur des projets d’évasion ou pour « alléger la détention ». Il plaide la relaxe.
Un cran en dessous dans la hiérarchie, « le tatoué aux yeux bleus ». Cet ancien militaire, avec neuf ans de pénitentiaire, dont cinq à Varces, responsable « logistique » du trafic selon la procureure, faisait rentrer les téléphones. S. le considérait comme son homme de main. Il l’envoyait ou le prenait très souvent avec lui sur des fouilles de cellules. En quatre ans, son « flair » sans pareil pour dénicher des portables (qu’il faisait lui-même rentrer d’après l’enquête judiciaire) lui a permis d’en confisquer 123, avec 500 grammes de shit et de l’argent liquide. Ces faits d’armes lui ont valu le surnom de « malinois » ainsi que pas mal de rancœur chez les détenus, étant donné que les portables saisis étaient ensuite revendus à d’autres. En quatre ans, il a collé pas moins de 316 rapports d’incidents et déposé de nombreuses plaintes contre des prisonniers, les accusant à l’occasion de faits qu’ils n’avaient pas commis.
Quelle somme a-t-il touché en dommages et intérêts ? Combien de mois de prison, combien de jours de mitard distribués aux détenus pour poursuivre ce trafic tranquillement ? Silence de l’instruction. Ce que l’on sait, c’est que pour mieux accuser les détenus, les téléphones étaient emballés dans des paquets ressemblant à ceux qui sont jetés dans la cour de promenade de la prison.
Si en garde-à-vue, le « malinois » a immédiatement reconnu sa participation, au moins pour sept transactions, il prétend aujourd’hui l’avoir fait sous la menace de détenus. Quatre personnes cagoulées se seraient introduites chez lui, munies d’un fusil mitrailleur. Mouais... Après avoir ménagé un effet « suspens », il lâche le nom du « caïd » grenoblois qui, selon lui, serait derrière l’opération : Michel Lauricella, condamné à vingt ans de prison pour meurtre en bande organisée. À court d’arguments, son avocate dira plus tard, en me désignant : « Qui me dit que la personne ci-présente n’est pas le bras droit de M. Lauricella ? »
« Soit vous êtes menacé, soit vous êtes rémunéré, mais ça ne peut pas être les deux à la fois » fait remarquer la juge. Sur le compte du « malinois », 8 000€ de dépôt liquide ont été retrouvés (les étrennes de Noël de sa belle-mère, selon lui). Le surveillant reconnaît qu’on lui a remis des enveloppes, mais jure les avoir jetées dans la première poubelle ou bouche d’égout qu’il croisait. Quand on le sait accro aux jeux vidéos, aux jeux d’argent, qu’il est interdit de casino et criblé de dettes, le doute est permis.
Pas grand-chose à dire sur l’ex-détenu « auxiliaire camionneur » (responsable de la distribution des gamelles de nourriture), qui a reconnu avoir « livré » des téléphones et des cartouches de tabac en cellules. Ces dernières années, il a effectué plusieurs allers-retours en prison. Il comparaissait libre et vivait au RSA au moment du procès. Plusieurs détenus racontent avoir été réveillés par lui en pleine nuit, dans leur cellule, pour y stocker quelques heures un sac rempli de téléphones, avec l’accord et les clés du « tatoué ». S., de son côté, reconnaît bien des « atouts » à cet auxiliaire, qui lui « donnait la température de la détention » ou le conseillait sur ceux qu’il fallait séparer ou non. Souvent fourré dans le bureau de l’officier, il s’est retrouvé sans protection vis-à-vis des autres détenus lorsque celui-ci a été suspendu de ses fonctions. « J’étais pratiquement à l’isolement, je sortais même pas prendre ma douche », confie-t-il.
Le 12 août, le verdict tombe : un an ferme pour le « camionneur », un an de sursis et un an ferme (aménageable) pour le « malinois » et trois ans dont un avec sursis pour l’officier (déjà condamné à six mois fermes et six de sursis dans une autre affaire de trafic). Une « sanction exemplaire », comme le voulait la procureure, contre ces fonctionnaires pour qui « les liens de confiance sont rompus ».
Le « camionneur » et S. ont fait appel. En attendant, S. continue de jouir (gratuitement) de son logement de fonction, bien qu’il soit suspendu. Pendant la procédure en appel du 24 septembre, il est le seul dont la culpabilité fasse doute.
Le camionneur, lui, finira très probablement (encore une fois) derrière les barreaux. Un surveillant ripou, abusant de ses fonctions, sera-t-il toujours mieux traité qu’un détenu cherchant à améliorer ses conditions de détention ?
Il ne sera jamais question des collègues surveillants ou des supérieurs ayant fermé les yeux sur ces pratiques douteuses. « Est-ce que je me trompe si je dis que quand on est personnel de la maison d’arrêt, il est facile de faire rentrer des téléphones ? », questionne la juge. Le « malinois » reconnaît que non, elle ne se trompe pas. L’avocate du camionneur touche également le problème du doigt quand elle avance que son client « n’est pas libre de ses mouvements […]. On nous fait croire à une prison vide, où il n’y aurait plus que trois personnes totalement libres de circuler où bon leur semble. » Exit les portiques de détection, les portes fermées qui quadrillent la prison et les restrictions de mouvements du personnel ?
De la même manière, S., lui, est longtemps resté intouchable. Alors que ses supérieurs n’avaient « jamais vu autant de rumeurs circuler sur une personne », que des détenus parlaient de ça « quasiment au quotidien » et que son implication « était devenue de notoriété publique », les mois ont défilé avant que la direction n’appelle la gendarmerie pour lancer une enquête. Commentant l’affaire, l’avocate du « tatoué » s’étonne. « Vingt-sept ans que j’exerce ce métier, et c’est la première fois que l’on me dit que, parfois, les détenus ont raison. » S’il se voulait exemplaire, ce procès reste pourtant celui de trois brebis qui se seraient égarées, sacrifiées sur l’autel de la justice pour ne pas remettre en question le fonctionnement quotidien de cette taule.