Accueil > Décembre 2020 - Janvier 2021 / N°58

Balade dans les méandres de la tour Vercors

Le concierge et la vieille dame

En 2012, on avait suivi quelques jours Michel, le concierge de la tour Vercors [1]. L’une des trois emblématiques tours de la cuvette. Construites au milieu des années 60, du haut de leur hectomètre elles surplombent à l’ouest le commissariat de police et à l’est l’immense cimetière Saint-Roch. Verrues pour certains, emblèmes de l’architecture grenobloise pour d’autres, elles sont aujourd’hui classées « architecture contemporaine remarquable ». Mais les tours, on s’en tapait un peu à vrai dire.
Nous, ce qui nous intéressait, c’était Michel et son quotidien. On avait observé et raconté, ses allers et retours chargé de poubelles sur roulettes, les changements d’ampoules sur les paliers, les coups de téléphone, son attente interminable dans sa loge l’après-midi, ses repas avec une vieille dame de l’immeuble, son parcours depuis son départ du Cameroun et sa lecture rituelle de L’Équipe.
Qu’est-ce qu’est devenu Michel huit ans plus tard ? Il est toujours là. Et qu’est ce qui a changé ? Ben rien... Ah si deux trois petits trucs.

Midi cinq. Michel actionne la poignée de la porte d’un appartement au 19ème étage. «  C’est moi ! » pour indiquer sa présence. Une voix du fond des toilettes résonne : «  Mais c’est la gueulante qui arrive ! C’est la gueulante !  » Lui, imperturbable, sourit. S’introduit dans la cuisine et s’empresse de faire réchauffer un poulet au curry et du riz. Tous les midis sur son temps de pause, il mange avec Andrée, qui peine à se déplacer. « J’arrive, je mets ma couche. D’ailleurs tu m’en as ramenées ? - Mais Andrée, je t’en ai déjà apportées hier !  » Elle a gardé son regard pétillant d’il y a huit ans malgré sa maigreur qui s’est accentuée. Tout comme ils ont gardé leur rituel de la mi-journée : Michel au fond de la cuisine, elle assise à sa place, les mains sur la table, attendant d’être servie. «  Je vais avoir 94 ans en décembre. - Nan Andrée tu vas avoir 95 ans, t’es née en 1925.  »
On s’éclipse pour les laisser manger tranquillement.

Dix jours plus tard, on retrouve Andrée, seule, autour de sa table. « Je l’appelle la gueulante parce qu’il crie et qu’il rouspète, Michel. Bon on se taquine depuis le temps...  » Plus de 20 ans qu’ils se connaissent. Elle, écrivaine et militante communiste. Lui, alors tout juste arrivé du Cameroun, parfois en galère, travaillant comme plongeur dans un restaurant puis comme vigile dans un centre commercial. Elle l’a soutenu, lui permettant de téléphoner de longues heures à sa famille restée au pays, l’hébergeant aussi jusqu’à ce que son mari, Gérard, impliqué dans la copropriété, l’aide à décrocher ce boulot de concierge. « On a tout le temps accueilli des gens. J’avais un ami qui allait se foutre à l’eau parce qu’il était désespéré, il est resté un an et demi ici. » Tout comme elle a adopté des chiens et un singe. « Judith, elle est là, derrière toi, mais regarde ! Là, elle dort.  » Une photo. « On s’occupait de la SPA et quand on l’a récupérée, elle allait mourir, elle avait les mains en sang. Elle a vécu avec nous 23 ans, c’était un macaque. Y en a encore dans les laboratoires… »

On glisse à Andrée quelques tirages photos d’elle et de Michel d’il y a huit ans qu’elle regarde avec attention. Puis elle fouille dans une grande enveloppe et sort deux photos d’une femme nue : «  Il m’avait prise en photo, Gérard, là dans ma chambre de bonne, il me trouvait jolie. Tu vois la gueule que j’avais, on pouvait tomber amoureux de moi encore, j’étais jolie, il faut le reconnaître, j’étais jolie. J’étais pas encore le laideron que je suis. » Andrée s’observe comme dans un miroir resté figé dans le temps et ajoute : « J’avais des tout petits seins, alors Judith elle était pas contente, elle aimait les femmes aux gros seins !  »

Sur la table, elle pose une photo de Gérard, «  beau avec sa moustache », puis une autre d’elle avec la chanteuse Colette Magny en 1989 dans la salle de spectacle de l’Hexagone à Meylan : «  Elle était interdite de radio et de télévision, elle avait une voix extraordinaire. » Elle ajoute avec autorité : « Sur ton “téou” tu tapes son nom et tu l’écouteras ! » Notre «  t’es où ?  » il a pas d’écran tactile, alors on a attendu d’être devant un ordinateur pour écouter Colette et «  La mort me hante ». Mais avant ça, on a continué d’écouter Andrée. «  Je suis moche à jeter à la poubelle, faut que je sois morte. C’est pas l’âge, c’est le physique. Regarde je suis couchée toute la journée [elle pointe du doigt son lit], je sers à quoi ? Hier matin je pouvais pas me lever. J’étais dans un cauchemar, tu vois. Les forêts étaient noires, tout était noir. J’arrivais pas à sortir de cette forêt noire, j’avais pas envie.  » Andrée n’est plus sortie de chez elle depuis... depuis un moment. La faute à «  cette conne de doctoresse qui m’a envoyée à l’hôpital pour une bronchite alors que ça se soigne chez soi avec un peu d’antibiotiques. L’hôpital faut pas y aller, même si tu tombes malade du C machin, n’y va pas !  » Promis Andrée. À son retour, elle n’a plus voulu manger, ni se laver, a perdu des kilos. «  Ça te bousille, l’hôpital !  »
La porte d’entrée s’ouvre. «  - Andrée booonjour !

  • Bonjour Huguette, tu as un petit moment Huguette ? Viens voir, c’est un journaliste de L’Humanité.
  • Heu non, du Postillon.
  • Oui du petit journal Le Postillon, viens Huguette. Tu viens ?
  • Je fais d’abord le protocole sanitaire, je vais me laver les mains. »
    Huguette, elle porte un masque surmonté d’une visière. On dirait une CRS sympa. Elle peste parce qu’il manque les pansements prescrits sur l’ordonnance. Huguette est infirmière.

Après les soins, on reprend l’interview en tentant de relancer Andrée à propos de Michel et son métier. Mais c’est de sa vie dont elle veut nous parler, et puis d’amour. « Avec Gérard on est resté 62 ans ensemble.  » Elle nous conseille : « Si la fille que tu aimes te trompes, ne la laisse pas tomber. C’est stupide.  » Promis Andrée.
«  - Gérard il me trompait, ben tant pis.

  • Et vous aussi vous le trompiez ?
  • Ah ben oui ! Quand je suis allée au Cameroun avec Martin. J’ai écrit Soleil noir, ta peau [NDR : livre publié au Temps des Cerises en 2006]. C’est l’amour que j’ai eu avec lui là-bas. C’est un livre que tu pouvais acheter à la librairie de la place Saint-Claire. Est-ce qu’elle existe encore ? »

On tente le thème à la mode. « - Moi je crains pas ce truc-là. Je m’en fous complètement. Moi j’y crois pas beaucoup à ce virus, on fout ça dans la tête des gens et ça les rend un peu marteau.

  • Y a quand même des gens qui en meurent.
  • Ah ben oui comme tous les virus, tu meurs de la grippe. »

Andrée, quoi qu’elle en dise, elle veut pas mourir. Même en restant allongée toute la journée entourée de ses livres, avec L’Humanité à même le sol. Est-ce qu’elle le lit encore d’ailleurs ? On a oublié de lui demander. Par contre elle n’oublie pas de nous rappeler, avant de partir : « Si tu publies quelques chose dans le petit Postillon, tu dis qu’elle est devenue très moche la mère A. et tapes sur ton “téou” Colette Magny et tu l’entendras peut-être.  » Promis Andrée A.

Elle est drôle Andrée, elle parle sans fard de ses problèmes d’incontinence et de ses histoires d’amour libre avec sa voix douce et lente, mais on était revenu voir un concierge, non ?
L’ascenseur nous expédie du 19ème étage au rez-de-chaussée.
Dans sa loge exiguë, Michel mate par la fenêtre qui donne sur le commissariat de police.
«  - D’ici j’ai vu Sarkozy et Hollande quand y avait des événements à Grenoble. Chaque fois qu’il y a un truc qui passe à la télé, ils viennent.

  • Tu surveilles la police de ta fenêtre ?
  • Exactement !
  • Elle te surveille ?
  • Peut être, je sais pas.  »

Le boulot de Michel n’a pas vraiment changé en huit ans. Toujours 154 boîtes aux lettres, à peu près 400 habitants, 28 étages, des poubelles à rentrer et sortir, des ampoules à changer, des colis en pagaille, des feuilles à ramasser tous les jours à l’automne, des coups de téléphone des habitants pour des petits soucis, une présence continue de 7h du matin à 19h avec une pause entre midi et 15h, un petit appart pour dormir la semaine. Lui non plus n’a pas vraiment changé. Si ce n’est qu’il porte un masque et qu’une barbe en dépasse. Du haut de ses 40 ans, il a passé un quart de sa vie comme concierge à la tour Vercors. Et puis il a une fille de six ans avec Émilie, sa compagne. Inaya qu’elle s’appelle. Sa bouille est scotchée sur le mur de sa loge, ainsi que quelques-uns de ses dessins avec d’immenses mains écartées : « Papa je t’aime grand comme ça.  »

«  - Ben alors, qu’est-ce qui a changé ?

  •  Tu vois, je fais toujours la même chose. Y a des vieux qui sont morts, les médecins sont partis, y a davantage de jeunes en couple. Y en a une qui s’est suicidée par la fenêtre, j’ai entendu un grand “booum !”  »
    Et sinon ? « Je ne travaille plus le samedi matin et j’ai 250 euros de plus, je suis à 1550 par mois.  »
    Il habite Aix-les-Bains en Savoie et se coltine parfois des allers et retours en semaine mais reste la plupart du temps dormir dans son logement de fonction dans la tour. «  Ce qui est compliqué c’est de ne pas voir grandir ma fille, est-ce que je ne vais pas le regretter plus tard ? Je suis toujours en train de me poser la question. Je suis un peu quelqu’un de flemmard, ça c’est un gros défaut que j’ai.  » Il se marre. « J’ai ce petit côté où j’ai peur de foncer, de changer les choses. » Michel, il est pas prêt de changer de boulot. « Je suis là dans mon petit confort où j’ai pas forcément de compte à rendre. Mon patron il vient une fois tous les... je sais pas combien de temps.  » Même si parfois : «  J’en ai marre de ce boulot, j’ai l’impression de saturer. C’est le manque de reconnaissance de certains habitants... quand on se loupe une fois on te le rappelle tout le temps. Mais je rentre chez moi, je prends une bonne douche, je me couche et le lendemain c’est reparti.  »

Dans le hall, un jeune, hagard, interpelle Michel : « - C’est où le psychiatre ? - Deuxième étage ». Ça va et ça vient. La factrice. Des habitants masqués qui le saluent, d’autres non. On monte au 28ème par l’ascenseur. Et descendons par les escaliers. À chaque palier, comme il y a huit ans, Michel s’arrête et vérifie l’éclairage, une boîte d’ampoules sous le coude, à changer si besoin.
Le téléphone sonne : « Oui Mouss ? Oui oui, si si, toujours. Y a pas de souci Mouss, d’accord. À tout’. » Mouss, c’est Moussa le concierge de la tour Mont Blanc, celle du milieu. Tous les matins vers 8h30, les trois concierges se retrouvent dans sa loge autour d’un café et de croissants. Le troisième, c’est Sala, celui de la tour Belledonne. «  Le fait qu’on aille boire un café, ça posait des problèmes pour certains habitants au début. Aujourd’hui ils ont abdiqué, ils disent plus rien. Je suis à 50 mètres avec mon téléphone si y a besoin. En se retrouvant là-bas, on discute et puis on s’apporte des soutiens, si j’ai besoin d’un coup de main, les deux se déplacent et c’est réciproque. »

Coup de balai à l’entrée de l’immeuble pour nettoyer les feuilles mortes qui tombent sans cesse, puis retour à la loge. « Ding-dong ». Un livreur déboule avec cinq colis. « Celui-ci c’est du fromage !  », précise le type avant de filer. Michel le porte à son nez et décroche illico le téléphone. Message : « Oui bonjour c’est le gardien, c’était juste pour vous dire que vous avez votre colis dans la loge et je crois que c’est du fromage, si c’est possible de passer le récupérer plus rapidement. Merci. » Sec et précis. « C’est la deuxième fois qu’elle en commande, la dernière fois ça a parfumé la pièce pendant deux jours.  » Il se marre.
En dehors de la réception des colis et de l’entretien, ça sert à quoi un concierge, on lui demande naïvement.
« Avec ma petite expérience, je constate que ce sont les personnes plus âgées qui viennent me voir, qui se soucient un peu de mon travail, me demandent comment ça se passe. La nouvelle génération, ils ne sont pas habitués aux concierges. Ils disent bonjour et c’est tout. Avec les réseaux sociaux, ils n’ont plus besoin de personne. Maintenant même pour une omelette, ils se la font livrer pour la manger dans leur canapé. Avec les jeunes, c’est voué à disparaître ce métier. Ils s’en foutent qu’il y ait un concierge ou pas. »

Michel, il est pénible, il commande rien à Uber Eats ni à Deliveroo, en plus il aime bien les vieux. « Pour moi dans ce métier c’est le contact qui est important. Il y a pas mal de personnes seules qui ne voient que le facteur et moi de toute la semaine. Quand je vais chez elles et que je parle dix minutes, moi ça me refait ma journée. J’ai échangé avec elles, peut-être que ça leur fait du bien. C’est 80 % de social, le métier de concierge, faut savoir prendre le temps et parler aux gens. Il faut écouter.  »

C’est bizarre, on n’avait toujours pas abordé la question du moment. « Au printemps dernier, pendant le premier confinement, je n’ai pas eu beaucoup de colis, la majorité des habitants était partie. Les anciens, ils ont des résidences secondaires. La tour était vide. Ça se voit si les poubelles sont remplies ou pas. Les journées étaient longues, y avait pas grand-chose à faire. Personne ne se saluait, on ne connaissait rien de ce virus, tout le monde avait peur de tout le monde. C’est moins le cas aujourd’hui  ». Aujourd’hui les poubelles sont bien plus pleines, il semblerait que les résidents de la tour Vercors soient moins partis.

Le téléphone sonne : «  Oui allô ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il faut faire à la pharmacie, Andrée ?! Il faut arrêter de tout mélanger, je t’ai monté les 16 comprimés, tu m’appelles pour tout et n’importe quoi !  » Ils se taquinent. « Elle me fatigue, elle me demande des trucs que je lui ai donnés hier. Elle aime bien m’embêter.  » Michel culpabilise un peu : « Y a des fois je ne réponds pas. Si un jour elle m’appelle et que c’est grave... si je ne réponds pas... » Il est midi cinq. L’ascenseur monte au 19ème étage.

Notes

[1« Rez-de-Chaussée Vercors », Le Postillon n°18, décembre 2012.