Accueil > Decembre 2021 - Janvier 2022 / N°63

Reportage aux (presque) dernières urgences de l’agglo ouvertes la nuit

Le « dégradé » à la mode

Alors que le service des urgences de la clinique mutualiste et de l’hôpital de Voiron fonctionnent en mode très «  dégradé », n’acceptant plus de patients la nuit sauf cas extrêmes, comment ça se passe aux dernières urgences fonctionnelles de la cuvette ? Mi-novembre, Le Postillon a passé un bout de nuit dans celles de l’hôpital Nord, et papoté avec quelques patients et soignantes.

Dans le couloir, le brancardier me trimballe en zigzagant entre d’autres brancards installés dans les couloirs. On passe devant « la chaude, le secteur avec les cas les plus graves qui nécessitent une surveillance constante  » m’expliquera plus tard un urgentiste. La salle est bondée de personnes plutôt âgées, sur des lits qui se touchent quasiment, faute de place.
On me place ensuite dans un box, dont la porte est entrouverte. À travers, je vois se presser trois agents de sécurité accompagnés d’aides soignants. L’un d’eux entre en disant : « Je vais vous mettre autre part car le monsieur à côté est violent ». Sur le trajet, il me dit s’être fait violemment frapper il y a moins d’un mois par un patient « psy  », il raconte que ça lui a laissé quelques séquelles physiques et morales «  mais ça arrive souvent...  »

Je suis finalement installé dans une chambre où se trouvent cinq personnes. Allongés sur des brancards et des lits, des rideaux nous donnent un semblant d’intimité, sauf pour Kenza*, qui se trouve au milieu de la pièce faute de place. De toute façon elle s’en fout, elle ne reste pas à la sienne et va discuter avec tout le monde. C’est qu’elle en a des choses à dire, sur son adolescence en Algérie, sur la France, sur l’Islam, sur son frère violent avec elle depuis son arrivée en France parce qu’il la «  prend pour une folle  ». Un psychiatre doit venir la voir le lendemain matin. Un patient l’écoute, ça semble la canaliser. Lui, il s’est fissuré le col du fémur. C’est ce que lui dit le médecin qui tente de comprendre comment : «  Vous faites du sport ? ­– Non j’ai un travail très physique  » répond le patient, « Mais vous avez quel âge !?  » s’étonne le toubib, « 75 ans  »…

Le temps est long, je vais fumer une clope. Sur la route, encore les gars de la sécu’ en train d’immobiliser un autre patient «  psy  » sur son brancard. Il hurle des choses décousues : « Si t’es français là-bas on va t’attaquer… On est des nègres, comme esclaves ! Je vais me suicider, aujourd’hui je dois mourir !  » On lui administre finalement une dose de tranquillisant. Trente minutes et un sandwich plus tard il dormira comme un bébé sur son brancard au milieu du couloir.

Il est une heure du matin, le temps commence à se faire long, je vais me promener. Une personne très âgée m’interpelle mais je ne comprends rien, je vais chercher une infirmière. «  Vous avez soif ? » lui demande-t-elle. « Ah mais oui c’est ma faute j’ai oublié de vous apporter à boire !  » L’ancien me remercie, elle revient avec un verre d’eau : «  On cherche une place en hospitalisation pour vous. On essaye une gorgée et vous prenez ce cachet, voilà doucement, prenez le temps.  » Elle appelle un collègue : «  Tu m’aides à le mettre sur un lit parce que là le brancard c’est un peu dur...  »

Un nouveau patient arrive dans le couloir. «  C’est quoi votre nom ? Thierry* ?  ». Il est complètement cuit et parle difficilement. « Elle est jolie » lance-t-il à l’infirmière qui répond poliment : « Merci c’est gentil  ». Elle interpelle ses collègues : « Il y a de la place pour le mettre dans un box ?  » Un aide-soignant lui répond : « Absolument pas, y’a du Covid dans tous les boxes. Y’a le 27 éventuellement mais le brancard rentre pas dedans.  » Thierry a un bracelet d’admission à chaque poignet, l’infirmière s’interroge : « Pourquoi vous avez deux bracelets ? – Ma femme m’a quitté » répond-t-il simplement. Elle regarde : « Ah mais vous étiez à Voiron à 22h ? Mais je croyais qu’ils étaient fermés ! – Oui, ils sont repassés en procédure “dégradée”... » lui répond une collègue.

« Monsieur Cara* tu sais où il est ? » demande une infirmière à une autre. «  Non pourquoi ? – Bah y’a son box qui est vide avec ses lunettes, ses appareils et ses affaires posées et pas lui. – Oh putain ! Il marche ? – Oui – C’est pas du tout normal, je vais faire un tour, il a quel âge ? – 80 et quelques balais... – Oh putain...  »

Il est deux heures du matin, je suis posé dans un couloir. Un monsieur est allongé. Dès que quelqu’un passe à côté, il demande de la morphine. « Je crois pas que vous pouvez déjà en reprendre » lui répond un infirmier. D’un coup, je vois Kenza sortir de la chambre avec un patient sur un fauteuil roulant. Jusqu’à maintenant il était allongé dans notre chambre avec un tuyau d’oxygène dans le nez – qu’il n’a plus. Je préviens une infirmière. Elle voit le patient debout aux chiottes : « Oh putaaaain ! » Elle engueule Kenza : « Le médecin a dit qu’il ne devait pas se lever ! Ça suffit maintenant vous allez vous coucher ! » Kenza obtempère, penaude.

Quand je sors, quatre personnels soignants avec qui j’ai passé la nuit fument des clopes, entrecoupées de soupirs, les traits fatigués. J’en profite pour discuter : «  C’était la merde cette nuit ou ça va ? – C’est tout le temps la merde ! – Le plan blanc a changé quelque chose ? – Non, rien… La clinique mutualiste n’accueille plus personne non plus...  » « Devant le box 27 y a un écriteau avec écrit “Welcome to the jungle”  », rit nerveusement une infirmière. D’autres affichettes sur les murs indiquaient «  Ce n’est pas parce que nous sommes en grève que vous attendez ! C’est parce que vous attendez que nous sommes en grève ! » Elles doivent dater de 2019.

«  À cette époque pré-Covid on était déjà en train de revendiquer beaucoup de choses » explique une médecin urgentiste rencontrée par la suite. «  La crise n’est pas nouvelle, pendant le Covid beaucoup de personnels ont retardé leur départ voire sont revenus. Il y avait aussi une demande de soin qui était moindre mais depuis qu’il y a moins de cas, tout le monde part parce que nos conditions ont encore empiré...  »

«  On en a marre d’entendre dire que les désertions sont dues au Covid, ce n’est pas vrai. C’est à cause d’une dégradation du système de santé, de la fermeture de lits depuis 20 ans  » renchérit son collègue, également médecin. « Il y a 200 lits en moins dans tous les hôpitaux de la région, le nombre de services d’urgences fermés la nuit, on n’a jamais connus ça ! Les gens partent parce qu’ils ne travaillent pas dans des conditions correctes. On a l’impression de maltraiter les patients plutôt que de les traiter. En moyenne, une infirmière va passer cinq ans ici...  »

C’est également ce que m’a raconté Claude*, infirmier aux urgences. « T’arrives à Bac +3 et tu vas te barrer avant tes 30 ans… Il faut faire toujours plus avec toujours moins. Ces trois dernières années, tout le monde est d’accord pour dire qu’il y a eu une détérioration fulgurante. Il y a 20 ans, quand tu montais à 30 patients la nuit on considérait que tu t’étais fait défoncer et à deux heures il n’y avait plus personne. Maintenant en fin de garde à 7h du mat’, il y a encore 50 patients et on n’arrive pas à passer en dessous ! »

J’apprends que lors de ma nuit, nous étions entre 50 et 60 patients, une nuit « calme  » par les temps qui courent. «  Les urgences sont normalement faites pour accueillir 40 patients maximum, raconte une médecin urgentiste. Mais actuellement on monte jusqu’à 110 patients ! Et aux urgences de l’hopital Nord il manque plus d’un tiers de personnel alors qu’on est quand même le centre de référence de la région ! »

«  Par nuit on est une vingtaine de personnels aux urgences, poursuit Claude. Quand il y a 100 personnes, tu peux pas faire deux pas sans qu’on te demande quelque chose, c’est normal. Mais on manque aussi de lits dans les étages. Il y en a qui restent 24 heures sur des brancards chez nous alors qu’ils nécessitent une hospitalisation. Les gens arrivent de partout et ça bouchonne, on n’arrive pas à faire descendre le nombre de patients. Puis ceux qui stagnent nécessitent beaucoup plus d’actes médicaux. Ils viennent pour des pathologies spécifiques mais vu que l’on ne peut plus les envoyer dans les services dédiés ce sont des infirmiers comme moi, spécialisés en rien qui leur apportons des soins. Fatalement on met plus de temps.  »

En guise de réponse, le ministre de la Santé Olivier Véran est venu le 12 novembre dernier inaugurer en grande pompe des nouveaux bâtiments comprenant les futures urgences. Déménagement prévu pour fin novembre/début décembre. « Certains d’entre nous le connaissent personnellement, à l’époque où il bossait ici, commente une médecin urgentiste. Mais c’est n’importe quoi, ces nouveaux locaux sont d’ores et déjà sous dimensionnés par rapport à notre affluence. Puis de toute façon le problème c’est le manque de personnel et pour ça y a pas 36 000 solutions : il faut améliorer les conditions de travail et augmenter les salaires... » Il n’en a pourtant pas été question lors de la visite de l’enfant du pays. Les soignants, eux, angoissent pour les prochaines semaines : «  On redoute l’ouverture des stations de ski et la traumatologie. L’hiver va être très rude. »

Drame non-médiatisé

Bruno*, soignant aux urgences, raconte un tragique évènement symptomatique du manque de moyens :

« En février dernier, un patient “psy” d’une trentaine d’années a été mis dans un box normalement dédié à la chirurgie de la main, par manque de place. Personne n’a eu le temps de venir le voir. C’est un aide-soignant qui l’a trouvé en premier, gisant au sol dans une flaque de sang. Il s’était servis du matériel de chirurgie et s’est mis une vingtaine de coups de scalpel dans le cœur et le ventre. On n’a pas réussi à le sauver. Les infirmières disaient que ça n’arrivait qu’une fois dans une vie. Une cellule psychologique a été mise en place à ce moment-là. L’affaire est restée interne à l’hôpital et personne n’en a parlé. Le directeur des urgences est parti quelques jours plus tard pour travailler en Suisse, tout le monde soupçonne que ce soit par rapport à cette affaire.  »

« Avant, on acceptait les SDF... »

Claude*, infirmier aux urgences, nous explique comment s’est détérioré le système de santé ces dernières années.

«  Les urgences, c’est l’endroit où se cristallisent tous les maux de la société. Il y a beaucoup de raisons à cela. On constate une recrudescence du nombre de patients “psy”, de syndromes anxio-dépressifs. Il n’y a pas assez de professionnels pour les prendre en charge en amont, les structures comme celles de Saint-Egrève ou Seyssinet manquent de place. On a aussi beaucoup de personnes âgées qui arrivent avec plusieurs pathologies. Cela peut s’expliquer par le vieillissement de la population et l’offre de soin qui ne suit pas mais aussi par la difficulté croissante de se faire soigner à domicile ou encore le manque de médecins de ville. On a aussi beaucoup d’étudiants qui ne sont pas de la région et qui n’ont pas de médecin traitant, ils finissent chez nous en remplacement d’une consultation. On peut aussi parler des gens qui pourraient aller à SOS Médecin mais si tu veux te faire soigner là-bas faut avancer 50 euros de ta poche, tout le monde ne peut pas se le permettre. L’urgence, c’est le seul endroit où les soins sont vraiment gratuits. Avant, il n’était pas rare que l’on accepte aussi des SDF qui veulent passer une nuit au chaud par exemple. On en était conscient mais ça ne nous dérangeait pas. On leur filait un sandwich, on prenait le temps de discuter avec eux, c’est une sorte de soin finalement. Hier on en a refoulé un qui est arrivé avec deux sacs cabas parce que nos critères d’admission se sont restreints. On pose 50 000 questions à l’accueil parce qu’on n’a pas envie de se faire taper sur les doigts ou de surcharger nos collègues. Mais tout ça ne fait que retarder le problème : toute personne qu’on refoule va revenir plus tard avec des pathologies plus graves… Le nombre d’agressions a également augmenté parallèlement au temps d’attente. »