Au Postillon, cela ne nous arrive pas souvent de pouvoir débattre avec un journaliste – ancien ou actuel – du Daubé. Certains refusent toute discussion parce qu’ils estiment qu’on les « insulte » en désignant leur journal par son surnom le plus populaire Le Daubé. Alors que ce n’est pas parce qu’on « insulte » l’institution qu’on insulte les humains qui y travaillent. Vous, ça n’a pas l’air de vous déranger : dans votre livre vous utilisez plusieurs fois ce mot et avez rebaptisé Grenoble « Daubignan ». Pensez‑vous donc que Le Daubé est daubé ?
Me qualifier de « journaliste », c’est un peu prétentieux. Pour se prétendre journaliste, il ne faut pas seulement avoir publié des milliers d’articles dans la presse ‑ ce que j’ai fait. Non, la vraie reconnaissance du milieu, c’est la « carte de presse ». J’ai passé huit ans à la locale à sillonner l’agglomération. Un jour j’ai envoyé mon CV au nouveau responsable des ressources humaines, un excellent professionnel que j’avais connu sur le terrain. Il m’a téléphoné, catastrophé, pour m’expliquer que je n’avais pas le droit de mettre « journaliste » sur mon CV, car cette profession était réglementée...
Ce milieu est une véritable caste. Quand j’ai eu mon contrat au service multimédia, des journalistes qui m’avaient croisé pendant des années sans m’adresser la parole se sont mis à me saluer chaleureusement. Une collègue de mon service a demandé sa carte de presse, elle l’a obtenue quelques mois plus tard. Moi j’ai refusé de la demander. Pendant des années, j’avais fait un vrai travail de journaliste sur le terrain et ce travail était méprisé car je n’étais qu’un petit correspondant local de presse, un « CLP » dans le jargon. Là, au multimédia, on me donnait un contrat avec écrit « journaliste » dessus. Je passais mon temps à mettre en ligne les articles des autres sans jamais en écrire un seul, et soudain, je pouvais revendiquer le statut de journaliste ? J’ai trouvé ça indigne, donc j’ai refusé de me livrer à cette mascarade.
Concernant mon livre, je précise qu’il s’agit d’une fiction. « Daubignan », c’est venu tout seul, à partir du jeu de mots que vous connaissez. Ce surnom, je ne l’ai pas inventé, il vient des lecteurs du journal. Après, je comprends que ça vexe les journalistes, mais s’ils avaient le courage de prendre leur destin en main et s’ils faisaient un journal de qualité, les lecteurs auraient plus de considération pour leur travail.
Vous avez choisi de faire un « roman autobiographique », basé donc sur des faits réels, mais en changeant les noms de tous les lieux et de toutes les personnes. Je trouve que c’est un peu frustrant, car on aimerait parfois savoir qui se cache derrière des pseudos et à quel point ce que vous racontez est « vrai » ou « romancé ». Par exemple, est‑ce vrai que l’actuel rédacteur en chef du Daubé Jean‑Pierre Souchon passe son temps à jouer au bridge ?
Il s’agit d’un roman satirique. Je me suis inspiré de ce que j’ai vécu, mais les lieux et les personnages sont imaginaires. Mon propos est de dénoncer un système, pas de critiquer les hommes. Je suis parti de personnages réels et je les ai « recréés » en grossissant certains traits de leur caractère. Effectivement, un haut responsable du journal est amateur de bridge et publie une chronique sur le sujet. C’est un homme affable et il porte très bien le costume. En revanche, je suis incapable de vous dire si c’est un bon journaliste. Je l’ai côtoyé pendant une quinzaine d’années et je ne l’ai jamais vu écrire un article.
Et dans la défenestration d’un chef par un correspondant qui ne le supportait plus, il y a quoi qui est vrai ?
Alors là, j’ai fait une exception. Ce chef en question, c’est le seul personnage du roman qui apparaît tel qu’en lui‑même. Des abrutis, il y en a dans tous les milieux. Celui‑là, c’était un cas. J’ai connu des dizaines de journalistes, correspondants, stagiaires ou secrétaires qui ont rêvé secrètement de le défenestrer. La fiction m’a permis de passer à l’acte. Et j’avoue que c’était jubilatoire.
Vous avez été correspondant de presse pendant plus de huit ans, sans obtenir le moindre contrat. Le statut de correspondant de presse, c’est un peu le statut rêvé du patronat, l’horizon ultime de toutes les lois Macron/El Khomri, non ? Combien d’heures de travail faisiez‑vous pour quel salaire ?
Ce livre est avant tout un hommage aux dizaines de milliers de correspondants qui font vivre la presse locale française. Sans eux, les journaux seraient vides. Or, ils sont payés au lance‑pierre et méprisés par la majorité des professionnels. Les patrons de presse ayant le bras long, ils se sont fait voter une loi sur mesure qui leur permet d’externaliser le travail. C’est tout profit pour eux. On rémunère à l’article, donc même si le CLP consacre quatre heures à son sujet, ce qui est souvent le cas pour un conseil municipal, il aura la même rémunération. Et puis surtout, le CLP a un statut de « travailleur indépendant », donc c’est lui qui paie les charges, pas le patron. Si on devait remplacer les CLP par des professionnels, la masse salariale serait au moins doublée ! Vous imaginez les profits générés par cette arnaque ? Un CLP doit être disponible sept jours sur sept, soirs et week‑ends compris. S’il décide de ne faire que ça dans l’espoir d’obtenir un contrat au journal, alors ça n’a plus de limites. Il peut travailler 40, 50, 60 heures par semaine… Pour quel salaire ? J’ai dû faire des pointes à 1 000 euros brut par mois, mais la plupart des CLP gagnent trois ou quatre fois moins.
Vous avez également travaillé pour le journal municipal Les Nouvelles de Grenoble, en tant que pigiste, et vous expliquez comment vous avez refusé d’écrire un document municipal visant à promouvoir l’expulsion du squat des 400 Couverts. Il y a une grande porosité entre les journalistes du Daubé et les communicants du pouvoir municipal. Comment expliquer que ce mélange des genres soit si toléré à un niveau local, alors qu’il serait scandaleux à un niveau national ?
Quand j’ai débuté, beaucoup de chargés de communication des mairies étaient aussi correspondants pour le journal local. Petit à petit, on les a éjectés, mais j’ai quitté la locale il y a longtemps, donc il en reste peut‑être encore quelques‑uns…
Quand on est un petit correspondant local de presse et qu’on n’a pas de contrat de travail, on vit dans la précarité, donc on a de gros problèmes d’argent. Soudain, on vous propose des trucs dans les municipalités, donc vous acceptez, car c’est mieux payé. Jusqu’au jour où on vous demande de faire des saloperies… Mais si vous refusez, vous vous fermez toutes les portes.
La « porosité » entre journalisme et communication, elle existe, c’est vrai. Beaucoup sont passés de l’un à l’autre, sans problème apparent de conscience. Quand on fait du journalisme institutionnel et qu’on passe son temps à servir la soupe aux pouvoirs locaux ou aux annonceurs, on n’a pas trop de mal à retrouver un job ensuite. Vu le marché de l’emploi, il faut assurer ses arrières. Si vous n’êtes pas d’accord, vous n’avez qu’à prendre la porte, il y a trente jeunes diplômés de l’Institut de la communication et des médias qui sont prêts à prendre votre place. Alors ceux qui ne sont pas des moutons s’en vont, et les plus anciens, arrivés avant cette dérive, on les paye carrément pour partir. Quelques dizaines ou centaines de milliers d’euros, et bon vent ! Ils appellent ça une « clause de cession ». Ou de conscience. Les plus âgés partent en retraite anticipée, d’autres deviennent restaurateur, consultant en communication, guide‑accompagnateur ou photographe.
Pendant huit ans, vous n’êtes pas parvenu à obtenir un contrat malgré votre investissement quotidien et la satisfaction de vos chefs à propos de votre travail. Vous expliquez que c’est à cause de votre manque de docilité. Les journalistes du Daubé doivent‑ils être avant tout obéissants ?
La plupart des journalistes avec qui j’ai travaillé sont sympathiques, mais ils manquent de courage. La docilité, c’est le facteur principal de réussite dans ce milieu. (...) C’est un milieu d’individualistes. J’ai vécu aux premières loges la « liquidation » d’un des services techniques du journal : quatre‑vingts personnes éliminées d’un coup ! Eux se sont battus jusqu’au bout, n’hésitant pas à se mettre en grève pour défendre leurs droits. Les journalistes les méprisaient. Tout ce qu’ils voyaient, c’était que le journal ne paraissait pas et que leurs articles n’étaient pas publiés… Prétendre « informer » les gens quand on n’a aucune conscience politique, c’est pitoyable.
Vos anciens collègues vous ont‑ils fait des retours sur le livre ?
Aucun ! Les journalistes passent leur vie à parler des autres, mais ils ont beaucoup de mal à parler d’eux‑mêmes… Ce milieu est soumis à l’omerta. Et puis il faut reconnaître que la plupart des journalistes sont fainéants intellectuellement. Ils s’intéressent à peine à ce qui est publié dans leur journal, alors lire des romans... »