Accueil > Février / Mars 2012 / N°14

Un débat de La Métro autour du Sillon Alpin

Le pire de la démocratie participative

Cela faisait longtemps que je n’étais plus allé à un événement dit de «  démocratie participative  » à Grenoble. C’est que, une fois appréhendée l’ampleur de la foutaise participative, ce genre de pince-fesses est terriblement ennuyeux. Même la perspective d’en faire un compte-rendu critique n’est plus assez stimulante pour trouver l’envie de s’y rendre. Mais j’ai finalement replongé : attiré par la thématique, je me suis rendu au dernier «  Jeudi du projet d’agglomération  » organisé le 15 décembre dernier par La Métro (communauté d’agglomération) sur le thème : «  Du Rhône au Léman, les Alpes pour trait d’union ?  ».
J’y allais pour connaître les dernières avancées du développement du Sillon Alpin, la mégalopole qui vient entre Genève et Valence : j’ai été assez déçu à ce niveau-là. En revanche, j’ai été sacrément impressionné par la grossièreté du simulacre. Voilà, comme on dit à la télé, le best-of du pire de la démocratie participative.

Nouveau : la traduction en direct pour les sourds et malentendants... non présents !

Au début de la conférence, à 18h, il y a une quarantaine de personnes dans les fauteuils d’un amphithéâtre de l’Institut de la Communication et des Médias (ICM) d’Échirolles. Une fois les nombreux retardataires arrivés, le public atteint à peine 80 personnes. Ce cycle de débat est censé «  faire vivre le projet d’agglomération. Le projet s’inscrit dans une démarche constante d’écoute du territoire. Les Jeudis du projet d’agglomération (JPA) sont donc conçus comme un processus de réflexion et d’échanges ouverts pour confronter les pratiques et représentations que chacun a du territoire et ses visions du futur  ». Mais 80 personnes présentes pour faire vivre un projet d’une agglomération de 500 000 personnes, ce n’est pas lourd. Et encore, parmi ces 80, on trouve peu de citoyens ordinaires, n’ayant jamais exercé de responsabilités. Parmi les rares personnes à prendre la parole, on remarque deux anciens présidents d’université : Daniel Bloch et Bernard Pouyet.
Par contre, les techniciens sont présents en nombre. En plus des élus présents (Marc Baietto président de La Métro et Philippe Loppé, délégué à la participation citoyenne) et des invités, il y a là au moins trois personnes pour gérer les entrées, deux pour lancer le powerpoint, deux pour distribuer le micro, une pour la sono et une pour l’animation de la soirée (voir encart page suivante). Deux interprètes «  langue des signes  » sont également présentes et assurent tout au long de la conférence une traduction simultanée pour les sourds et malentendants. À la sortie, je les questionne et apprend qu’il n’y avait, en fait, pas un seul sourd ou malentendant ce soir dans la salle... En embauchant des traductrices «  langue des signes  », La Métro veut faire croire qu’elle n’exclut personne ; mais dans le même temps, elle ne fait rien pour que les citoyens ordinaires – handicapés ou non - viennent à ses conférences. Pour moi, cela dépasse l’entendement et symbolise les dérives des politiques institutionnelles de lutte contre les discriminations, où les collectivités se soucient plus des apparences que de la réalité. Et où, au final, tout le monde reste sans voix.

La participation par télécommande et la pensée Twitter

En dehors des rares questions posées par la salle, la participation du public se résume à des votes. Un petit «  boîtier- télécommande  » distribué à l’entrée permet de répondre à des questions posées par l’animateur de la soirée et relayées sur grand écran. Plusieurs réponses sont à chaque fois proposées pour répondre à des questions aussi profondes et essentielles que :
«  Les Alpes françaises vues du monde, c’est ?
1 – Des stations de ski. 2 – Un territoire naturel. 3 – Un réseau de ville. 4 – Grenoble. 5 – Une dynamique économique. 6 –  Elles ne sont pas visibles »
«  Habiter ce territoire, c’est ?
1 – Habiter un espace à la nature préservée. 2 – Habiter la montagne. 3 – Habiter une zone embouteillée. 4 – Habiter un territoire cher. 5 – Habiter un territoire d’innovations. 6 – Un espace à fort taux d’emploi. 7 – Une envie de déménager.  »
«  Pour rendre attractif le Sillon Alpin, quelle doit être la priorité  ?  », etc..
La magie de l’informatique permet d’afficher des pourcentages de réponses quelques secondes après la question. Les analyses qui s’ensuivent – de l’animateur ou de l’un des intervenants – sont absolument sans intérêt. De toute façon, à quoi ces consultations – réalisées sur un public pas du tout représentatif – peuvent-elle mener  ? Cette forme de participation semble pourtant être l’ossature des Jeudis du projet d’agglo et révèle toute l’estime intellectuelle que porte La Métro à ses administrés, tout juste bons à répondre à un QCM à l’ICM.
Vous allez dire que j’exagère ou que je caricature et vous aurez raison : pendant cette soirée-là, La Métro demande une autre fois la participation du public pour qualifier le Sillon Alpin «  avec un mot ou deux  ». Pendant un diaporama photo de cinq minutes – présentant des images classiques des villes ou des montagnes du Sillon Alpin – un bout de papier est distribué à chacun, puis récupéré une fois rempli. Les réponses sont utilisées pour réaliser un «  nuage de mots  » affiché sur grand écran quelque temps après. Il en ressort des mots très creux et consensuels comme «  montagne  », «  nature  » et «  innovant  ». Je suis surpris de ne pas voir ma réponse affichée  : «  bel espace naturel saccagé par le développement économique  ». Certes, j’ai un peu triché en utilisant plus de deux mots mais quand même : le seul mot qui apparut de ma contribution à l’écran est «  naturel  »... Voilà en tout cas une technique de participation symptomatique de l’époque «  Twitter  », où la pensée doit se résumer en quelques mots et ne doit pas déborder des cases.

«  Vivre à Grenoble, travailler à Lyon et avoir sa banque à Genève  »

Depuis le début, j’ai remarqué un groupe de quatre jeunes filles tranchant singulièrement avec le reste du public, composé essentiellement d’hommes grisonnants. Il s’agit en fait d’étudiantes de l’Institut de la Communication et des Médias qui sont ici pour faire un exposé : elles ont été chargées par leur professeur de faire une enquête au congrès de l’INTA («  Association internationale de décideurs et de praticiens engagés dans le développement urbain durable  ») de novembre dernier, c’est-à-dire de poser des questions aux participants de ce forum sur leur vision du Sillon Alpin. Un angle représentatif du débat de ce soir et en général des interventions politiques à propos du Sillon Alpin, où les élus se soucient beaucoup plus de l’image internationale de leur territoire que de l’avis des habitants qui y vivent. Elles sont quand même parvenues à résumer assez bien tout le charme que peut posséder la vie métropolitaine : «  On a repris une citation qu’on a beaucoup aimé d’un représentant d’Indonésie qui nous a dit que Grenoble peut être une métropole de taille moyenne si on prend un cadre mental qui nous impose de penser au bénéfice de vivre à Grenoble, travailler à Lyon et avoir sa banque à Genève.  »

Les questions gênantes, ce n’est pas le sujet

Suite à un exposé très technocratique de Marc Baietto, je me risque à faire une intervention somme toute assez gentillette. Je m’étonne du faible nombre de participants, du centrage de la soirée autour de l’image internationale du Sillon Alpin, du peu d’intérêt pour l’avis des habitants, et de l’absence de la question de la construction d’une continuité urbaine et des réalités que cela implique. La réponse de Baietto est lapidaire  : « Je pense que vous auriez eu une réponse à votre question si vous aviez découvert le précédent JPA qui a porté sur le SCOT (schéma de cohérence territoriale). Dans la mesure où cette question a fait l’objet déjà de plusieurs débats, on a largement évoqué à la fois la volonté d’éviter de tartiner nos territoires de constructions et d’éviter cette conurbation continue de Valence à Genève. Et on a aussi beaucoup parlé de l’avis des habitants à travers un certain nombre de points que sont la nature, l’eau, les déplacements, donc c’est pas l’objet de ce soir de parler de ça. L’objet c’est de parler de cette dimension particulière de l’organisation du territoire que serait le pôle métropolitain  ». Pas de chance : je ne suis pas venu au bon débat. L’avis des habitants ce n’est pas ce soir mais c’était «  avant  », sur les thèmes aussi importants que «  la nature  » ou «  l’eau  ». Aujourd’hui, on ne parle pas de l’avis des habitants mais de «  l’organisation du territoire  », ce qui est, comme vous l’avez remarqué, apparemment très différent. Pourtant dans la même soirée, Baietto a tenu à préciser : «  Si on est là aujourd’hui pour en parler, c’est pas pour dire voilà où on en est et voilà ce qu’il y a à faire, c’est bien pour voir comment on passe de la décision de quelques présidents plus ou moins farfelus à quelque chose qui est partagé par la grande majorité des habitants de ce vaste territoire  ». Magie de la langue de bois.
J’ai quand même vérifié dans les précédents compte-rendus des JPA et je n’ai jamais trouvé «  la volonté d’éviter cette conurbation continue de Valence à Genève  ». Par contre, en lisant le journal, j’ai appris que, selon l’Insee, «  la périurbanisation du territoire isérois, observée depuis le milieu des années 70, se poursuit et fait sentir son influence sur des sites de plus en plus éloignés des villes, notamment dans le Nord-Isère. Mais l’étalement urbain gagne aussi les espaces situés entre les différentes agglomérations, comme c’est le cas sur l’axe Grenoble-Chambéry. Et le résultat de cette périurbanisation se voit à l’échelle régionale. Ainsi, aujourd’hui, les communes de moins de 2000 habitants regroupent un Rhônalpin sur quatre. Et ces communes constituent la source principale de la croissance démographique : au cours des 10 dernières années, 44 % de l’augmentation de la population s’explique par celle de ces communes. (…) On voit aussi que la majorité des communes qui l’entourent [ Grenoble ] sont souvent classées dans le peloton de tête, renforçant ainsi l’image d’une grande métropole en construction  » (Le Daubé, 01/01/2012). Traduction : n’en déplaise à Baietto et sa volonté de façade «  d’éviter cette conurbation continue de Valence à Genève  », il n’y aura bientôt plus entre Genève et Valence qu’une grande banlieue entrecoupée de quelques centres-villes.

Pierre Ostian.
Le journalisme mène à tout, même à La Métro

La soirée a été animée par un «  spécialiste de l’animation d’évènements  » : Pierre Ostian. Le genre de personne pour qui on aimerait rendre obligatoire la retraite à 60 ans. Rendez-vous compte : après avoir travaillé toute sa vie dans le journalisme, il se sent obligé, à l’âge de 67 ans, de travailler plus en animant une agence de communication. Ancienne «  star  » de France 3, où il a animé pendant quinze ans le magazine diffusé nationalement «  Montagne  » - le «  Thalassa des cimes  » - il s’est depuis reconverti, comme tant d’autres «  journalistes  », dans la «  communication sur-mesure  », slogan affiché par son entreprise Le Hérisson bavard. Passionné par le monde de l’entreprise, il propose de «  l’animation d’évènements  », de «  l’organisation de festivals  », des «  relations presse  » et du «  média training  ». Dans ce dernier cas, sous couvert «  d’aide à l’expression  », il entraîne les cadres et les chefs d’entreprise à ne pas être «  désarçonnés par des questions perfides ou inattendues  » et à communiquer sur leur activité grâce à «  la mémorisation de 9 mots-clef  »... Détail amusant : parmi ses références dans le domaine du média training, on trouve Le Daubé. La direction du journal l’a-t-elle embauché pour «  mieux appréhender les milieux de la presse  » ou pour «  bien répondre à une interview  » ? Mystère. Pierre Ostian n’oublie pas de s’engager et se targue d’avoir été «  l’une des toutes premières entreprises françaises à adhérer à l’association 1% pour la planète  », dont le but est de donner bonne conscience à des patrons reversant 1% de leur chiffre d’affaires à la très vague «  protection de l’environnement  ». Pour lui, qui a choisi de subventionner l’association d’éco-skieurs «  Mountain riders  » (dont tout l’engagement consiste à ramasser les mégots de cigarettes sous les télésièges), c’est une bonne manière de «  militer “avec” et non “contre”  ». Lors des Jeudis du projet d’agglo, il a su rester fidèle à cette logique et «  militer avec  » les élus et responsables invités, sans jamais aller «  contre  » eux mais en les brossant toujours dans le sens du poil, dans le plus pur style du journalisme moderne, alias «  communication  ».