Accueil > Oct. / Nov. 2014 / N°27

« Le problème, c’est l’accès à la terre »

Témoignage d’une jeune agricultrice, installée dans la métropole-cuvette

« Est-ce que les élus de la cuvette soutiennent les petites agricultrices locales comme moi ? C’est ambigu. Tu vois le marché de l’Estacade ? Il est censé y avoir deux marchés : au sud, celui des revendeurs, au nord les petits producteurs. Au sud, quasiment tous les légumes viennent du Marché d’intérêt national (MIN) rue des Alliés. Bon, c’est des produits qui viennent souvent du sud de la France ou d’Espagne, généralement fabriqués dans des conditions désastreuses d’un point de vue écologique et humain.

Les produits n’ont pas de goût à part la sueur et les larmes de ceux qui bossent dans les serres surchauffées du sud de l’Europe, qui sont de véritables esclaves modernes de l’agriculture intensive. Mais au moins, au sud du marché c’est clair : on sait que ceux-là ne revendiquent rien.
Au nord, c’est plus compliqué. Il y a un peu de tout : des producteurs locaux bio, des locaux pas bio, des producteurs moins locaux, mais aussi des revendeurs. Le côté producteur n’a jamais été mis en valeur ; dans le règlement du marché, il n’existe pas vraiment. J’ai déjà vu un placier installer une jeune productrice sous le pont à côté des poubelles, invisible, et laisser la meilleure place à un revendeur de fromage parce que ce dernier avait un gros étal, lui. C’est l’évangile selon St Matthieu : à ceux qui ont beaucoup, on donnera beaucoup.
Certains producteurs ou commerçants sont abonnés à l’année, d’autres n’ont pas cette chance, ils sont « passagers ». Les places vacantes sont distribuées aux « passagers » le matin même, selon le bon vouloir du placier, dont les pouvoirs sont aussi grands qu’arbitraires. Mais de ce côté, où l’on pense trouver des producteurs locaux, la priorité - selon la directive du service des marchés de la mairie de Grenoble - est donnée à « ceux qui font vivre le marché le reste de la semaine ». Donc les vendeurs présents en semaine sont prioritaires pour les places du week-end, par rapport à un producteur qui ne vient qu’un seul jour.
Comment faire, en tant que petit ou moyen producteur pour être présent tous les jours de la semaine sur un marché ? Il faut produire beaucoup et avoir une structure assez grande pour employer des vendeurs ou des ramasseurs. Difficile d’être au four et au moulin.
Cette politique municipale exclut donc les plus petits, ceux qui sont seuls sur leur ferme et qui ne peuvent se permettre de vendre tous les jours. Le côté « producteur » n’en est pas vraiment un : tu peux sans t’en apercevoir, acheter tes fruits, légumes, fromages et saucissons chez un simple commerçant, qui ment par omission (au mieux) pour profiter de l’ « aura » paysanne. Le problème, ce n’est pas forcément ceux qui se font passer pour des paysans alors que ce sont des revendeurs – dedans il y a certainement des gens qui simplement se débrouillent comme ils peuvent. Le problème c’est quand le placier donne la priorité à un revendeur aux dépens d’un « vrai » producteur. L’inverse serait la moindre des choses. Et puis si une municipalité voulait vraiment soutenir l’agriculture de proximité, elle pourrait par exemple indexer le prix de l’abonnement du marché au revenu des paysans pour favoriser les nouveaux ou les petits ; accepter les « cotisants solidaires » [NDR : statut de paysan ayant une très petite surface] sur les marchés, attribuer les places en priorité à tout producteur qui fait moins de cent kilomètres pour venir vendre ses produits.

Au moment des élections, des élus sont venus me demander : « qu’est-ce qu’on pourrait faire pour les agriculteurs ? » Généralement, ils proposent d’aider à monter une Amap ou un magasin de producteurs. Mais la vente, ce n’est pas le problème dans un bassin de vie de cinq cent mille personnes. On parvient assez facilement à trouver des acheteurs. Le problème c’est l’accès à la terre, c’est la pression foncière. C’est très dur pour un jeune paysan qui veut s’installer d’avoir des terres et encore pire un logement. Autour de Grenoble, depuis la ruée électronique et la gentrification des flancs de montagne, la terre vaut de l’or. Tu as déjà vu les prix des maisons à Quaix-en-Chartreuse, Corenc, Herbeys, Venon, Revel, Saint-Martin-le-Vinoux ou au Sappey ? Dernièrement, la maison juste à côté de chez moi s’est vendue 800 000 euros. Comment veux-tu qu’un jeune paysan s’installe ?

Moi j’ai eu de la chance, on me prête un logement pour l’instant, mais je ne sais pas pour combien de temps. Pareil pour mes terres : je suis dans une situation très précaire, à la merci d’une décision d’un des propriétaires qui se déciderait à revendre plutôt que de me les louer une année de plus.
Comment se projeter quand tu sais que d’une année sur l’autre on peut t’enlever tes terres ? Plein de proprios ne veulent pas s’engager, faire des baux longue durée car ils ont envie de pouvoir vendre n’importe quand. C’est sûr que vu le prix des terrains, ça peut vite leur faire pas mal d’argent de poche. Même les anciens exploitants locaux, vieillissant, se rendent compte que maintenir les terres agricoles leur rapportera des milliers de fois moins que de les vendre en constructible. Comment leur en vouloir ? Ils ont une retraite de 600 euros, tu comprends qu’ils n’ont pas envie de vieillir dans la misère. Et s’ils ne le font pas, qui les félicitera d’avoir sauvé la paysannerie ? Alors ils vendent et en même temps ils se plaignent qu’il n’y ait plus d’agriculteurs, pleurent sur l’ultra-urbanisation de leurs alentours, et se désespèrent de voir leurs petits-enfants qui ne distinguent plus une brebis d’une chèvre et pensent que les spaghettis poussent dans les arbres.

Les terres agricoles sont rares et peu protégées. Pour se faire plus d’argent, certains sont prêts à tout : j’ai déjà vu un propriétaire d’un terrain non constructible, ne voyant que son intérêt propre, entrer dans une liste communale pour changer le PLU (Plan local d’urbanisme). D’autres préfèrent faire pâturer des chevaux de riches bourgeois, sur des petits contrats d’un an, plutôt que de faire un bail agricole peu rentable et engageant sur 9 ans. Pire encore, certains laissent la friche croître sur un terrain, plutôt que de le louer ou le vendre à un agriculteur : imaginez, si ça passait constructible, quelle perte ! Et ça arrive même si le terrain est coincé entre zone d’éboulement et zone inondable. Le fin calculateur emportera dans sa tombe ses ronciers, et la bêtise d’avoir empêché toute paysannerie.

Par rapport à ce problème d’accès à la terre, les élus ne font rien. Généralement, ils s’en foutent de l’agriculture mais par contre se préoccupent beaucoup du paysage : s’ils souhaitent que quelques paysans restent dans le coin, c’est pour faire bien sur les cartes postales. Il y a une volonté honorable d’aider à vendre les produits, mais ce n’est pas suffisant, voire ce n’est pas nécessaire s’il n’y a plus d’agriculteurs. Aider à la vente, c’est bien gentil, mais ça ne dérange pas trop le système. Aider à la production serait plus subversif et remettrait en cause les intérêts des plus riches.
La Métro a beaucoup communiqué sur la ferme du Mûrier, à Gières, où ils ont installé un couple de jeunes paysans. Mais ça a quand même coûté un million d’euros. Ils auraient dû nous demander avant : s’ils avaient un million d’euros à dépenser, nous on en installe dix, des fermes. C’est pour ça que des associations comme l’ADEAR (association pour le développement de l’emploi agricole et rural) sont très importantes.

Une vraie politique d’aide à l’agriculture locale serait une politique d’installation paysanne. Il faudrait protéger les dernières terres agricoles du coin, sauvegarder des habitations à loyer décent pour les paysans. De toute façon, même pour les non-paysans, il faudrait maîtriser les prix des terres et des habitations aux environs de Grenoble.
Laisser partir une terre agricole, c’est vouer un grand nombre d’enfants à apprendre les animaux de la ferme dans un imagier, c’est contribuer à la bétonisation des environs, à la perte des espaces verdoyants, aux friches, à la perte d’un savoir-faire, et c’est surtout ne plus avoir d’alternative aux industries agro-alimentaires.

Le pire c’est qu’on te culpabilise beaucoup pour les aides. D’abord, il faut se rappeler que ces aides, comme on dit, ce sont des subventions pour compenser un marché complètement inégalitaire, où tu peux être en concurrence avec des indiens ou des bengalis sous-payés. S’il y avait des droits humains réellement mondiaux, avec des prix de base fixés et interdiction de spéculer en bourse sur les denrées, il n’y aurait pas besoin de subvention. Ensuite, les aides étant réparties par surface, ce sont généralement des agriculteurs productivistes du type ferme des 1000 vaches, qui empochent l’essentiel des aides de la PAC, ce qui est fou, non ? On finance un modèle non pérenne, sans emploi, sans paysannerie, à l’américaine, avec des tracteurs programmables gigantesques. Et toi qui passes la charrue, tu touches trois clopinettes d’aide et tu te prends des remarques ... de tes voisins. Moi j’en touche quelques unes, notamment des aides à l’élevage en zone de montagne. Mais au final, je gagne quoi ? Cette année peut-être qu’en enlevant tous mes frais, je pourrai me mettre six cent euros par mois comme salaire. Si tu rapportes au nombre d’heures, c’est rien, même si c’est compliqué à calculer vu que je ne dépense quasiment rien pour la bouffe.

Quand tu t’installes en paysan comme moi, que t’es pas « fille de », tu n’as pas pour objectif de t’enrichir. Ça peut pas être une motivation, c’est impossible. Moi j’étais avant tout à la recherche d’un métier utile, et au final on me culpabilise parce que je touche quelques aides. Tu vois tes voisins qui ont leur petite vie tranquille et un gros salaire, et toi tous les jours t’en chies, tu te casses le dos, tu te pourris la santé. Mais bon j’ai quand même la joie de faire quelque chose de plus utile pour la société qu’eux – du moins j’espère. C’est vrai que des fois j’en ai marre, mais en même temps il y a tellement d’avantages : la satisfaction d’avoir une activité qui a du sens, la liberté de ne pas avoir de patron, et puis forcément, le cadre de vie ».