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Les Papeteries de Lancey au pilon

Septembre 2008, le couperet tombe : le groupe Matussière & Forest, propriétaire de quatre papeteries en Isère, en Ariège et dans le Haut-Rhin, est mis en liquidation judiciaire par le tribunal de commerce de Grenoble.

L’une d’entre elles a été créée en 1869 à Lancey sur la rive gauche de l’Isère. Plusieurs générations d’ouvriers se sont succédé dans cette papeterie qui faisait vivre une partie des habitants des communes avoisinantes.
Après plusieurs rachats et reventes, le groupe Matussière & Forest finit dans l’escarcelle du fond d’investissement américain Mattlin Patterson. La finance prend le dessus sur une industrie papetière déjà en crise et à l’automne 2008, les lettres de licenciements sont envoyées. Ce sont 193 employés qui se retrouvent à la porte.

Pourtant de mai - date de l’annonce de la cessation de paiement- à septembre, les actions se multiplient pour essayer de sauver l’entreprise et les emplois : les ouvriers instaurent un péage d’autoroute gratuit, déversent des rouleaux de papier devant le tribunal, manifestent, médiatisent leur lutte et pour finir, sollicitent des élus locaux.

Rien n’y fait. En décembre 2008, après un ultime nettoyage de l’usine, la papeterie ferme définitivement ses portes. Le matériel est vendu quelques mois plus tard aux enchères. Rencontre avec des anciens salariés, paroles au goût amer.

Témoignages recueillis en novembre et décembre 2008

Hervé entré aux papet’ en 1997. Coupeur polyvalent.
«  Toute ma famille y a bossé. Quand on rentrait là-bas, on connaissait déjà quelqu’un. J’ai terminé l’armée et deux semaines après je suis rentré directement aux papet’. C’était bien, j’ai évolué, la paie était pas mal. C’est la première fois que je dois faire un CV. J’ai reçu des propositions pour travailler à l’autre bout de la France, à Strasbourg. Il n’y a rien dans la région. Il va falloir faire un autre boulot. On allonge de plus en plus le temps de travail. J’ai vu des anciens qui finissaient en longue maladie  ».

Jean-Marc entré aux papet’ en 74. Mécanicien puis technicien de maintenance.
« Après le dépôt de bilan j’y croyais plus, on attendait la lettre de licenciement. J’ai passé des journées difficiles quand la machine tombait en panne et je me suis tapé pas mal de jours fériés. A cinq ans de la retraite j’ai plus le goût, on s’est retrouvé à la porte alors qu’on nous demandait de relever nos manches. J’ai discuté avec des jeunes qui cherchent du boulot, c’est la misère. On va hiberner un peu, à 55 ans, je suis trop vieux. Ce n’est pas une page qui est tournée, c’est un livre qui est fermé  ».

Jean-Michel, entré aux papet’ en 1982. Cariste puis magasinier. Délégué du personnel et secrétaire du comité d’entreprise.
«  En 2008, tout le monde était dans le mouvement : les ouvriers, les cadres, les maîtrises. On tractait le matin à Brignoux. On a bazardé du papier au tribunal. Ça a été très suivi parce que les gens se sont dit qu’il n’y avait pas d’issue. A Lancey on a subi la crise de l’industrie papetière et les agissements de Matussière & Forest qui ont piqué dans les caisses. Le siège a touché des millions d’euros. Si tu commences à brûler ton mobilier, c’est pas bon signe. Ils ont vendu les centrales hydroélectriques pour investir dans le développement du désencrage mais nous, on n’a rien vu  ».

Didier entré aux papet’ en 2000. Ouvrier sur presse et à la mécanique.
«  Ils ont commencé à prendre des chefs en externe. Des personnes qui ne connaissaient pas l’outil, ils étaient pas crédibles, c’était des gestionnaires. Je suis en cellule de reclassement (convention de reclassement personnalisé) et le 21 juin je vais pointer à l’anpe. C’est des combines de l’Etat de mes couilles parce que dans quelques mois les chiffres vont augmenter avec tous les CRP. Se faire dépouiller sur la fin, c’est ça le ressentiment. Y a des gens qui en ont profité. Aujourd’hui je bricole chez moi, je fais de la tapisserie, plein de trucs que j’avais pas le temps de faire avant quand j’étais au boulot. Ils jouent sur la précarité pour embaucher. Faudrait prendre la retraite au début et commencer à travailler à 60 ans !  ».

Robert entré aux papet’ en 1978. Contremaître de fabrication.
«  Je vis au jour le jour et surtout pas dans le passé. J’ai pas de soucis en ce moment. Financièrement j’ai des thunes pour deux ans. Je suis quelqu’un de cool. Je cherche du boulot via l’ANPE et la cellule de reclassement, je n’ai eu que des réponses négatives. C’est du gâchis, on paie la situation économique mondiale. L’industrie papetière est dans la merde  ».

Denis entré aux papet’ en 1979. Responsable du service d’hygiène et de sécurité.
«  Mon père et mon grand-père ont bossé aux papeteries. Je me posais pas la question de ce que j’allais faire. A une époque, le directeur de fabrication m’envoyait chercher du pastis. T’allais travailler avec plaisir. Tu savais que quelqu’un allait ramener un bout de chevreuil à la fin du boulot. T’es pas obligé d’opprimer les gens pour qu’ils travaillent ! Interdire ne sert à rien, je crois en la vertu de la pédagogie. Le problème maintenant, c’est qu’il faut que je me remette au travail  ».

Bruno entré aux papet’ en 1990. Technico commercial, puis responsable de production. «  La papeterie est une vieille industrie avec cette culture de lutte des classes. En 90, la première fois que je suis rentré dans l’usine les relations étaient très dures. Paradoxalement, on se serrait les coudes entre nous autour de la machine, mais avoir des relations amicales avec des ouvriers en dehors du boulot était difficile. Demain pour retrouver du boulot cela va être dur pour nous. Mais je suis encore plus inquiet pour les gars qui sont rentrés à l’usine à 14 ans et qui ont tout appris sur le tas. Le type qui veut bosser dans la papeterie, il sera obligé de partir, tout abandonner et tout reconstruire  ».

Laurence entrée aux papet’ en 1995. A la production puis responsable des échantillons. «  Y avait peu de femmes sur les machines. Avec les hommes, ça se passait bien, y avait une super ambiance. Pendant les coups de bourre, on se soutenait mutuellement. On rigolait mais on bossait. J’ai reçu une annonce pour travailler à Petzl. J’ai envoyé ma lettre de motivation et j’ai été embauchée rapidement. On était à la chaîne et je faisais de la soudure. On ne pouvait pas s’arrêter pour aller aux toilettes. On avait 1/2h de pose pour manger. On ne pouvait pas se parler entre nous ni même se lever. J’ai fait une journée, le lendemain je n’y suis pas retournée. Ils m’avaient fait un contrat de 15 jours  ».

Liliane entrée aux papet’ en 1989. Assistante au service Paie.
«  Je suis arrivée aux Papeteries en 89, c’était l’ancienne école, le paternalisme. A l’époque, le Chef du personnel passait dans les bureaux et l’usine et nous, on distribuait les paies dans les ateliers, ça permettait de se rencontrer. On a connu deux plans sociaux avant la fermeture, sans parler de l’arrêt de la cartonnerie... Des bouffes, on s’en fait depuis que ça va mal. Dommage qu’il faille des moments comme ça pour se rassembler !  ».

Chronologie

1869 : Création de la papet’ de Lancey sur la commune de Villard-Bonnot par Aristide Bergès
1971 : Rachat par la société Aussedat Rey
1985 : Suppression de 200 postes
1988 : International Paper, leader mondial de production de papier, rachète Aussedat Rey
1995 : Plan "social", 189 emplois supprimés
1997 : Racheté par la société Lancey Investissement dirigée par J.L Dominic
2002 : Les papeteries rejoignent la société Matussière & Forest
2005 : Reprise par le fond d’investissement américain Matlin Paterson
2007 : Vente des centrales hydroélectriques
2 mai 2008 : Matussière & Forest se déclare en cessation de paiement
23 septembre 2008 : le tribunal de commerce prononce la liquidation judiciaire
Fin 2008 : Fermeture des papeteries. 193 personnes foutues à la porte à Lancey, 210 à Voiron et 57 à Meylan (siège social).
21 avril 2009 : vente aux enchères du matériel des papet’ de Lancey.
Des machines partent en Égypte.

L’emploi à tout prix

"Y a 3 millions de personnes qui veulent du travail. C’est pas vrai, de l’argent leur suffirait." Coluche

Les papeteries de Lancey et de Voiron ont fermé en 2008. Celles de Domène et de Pont-de-Claix les avaient précédées. A Grenoble et dans l’agglomération, ça ferme et licencie à tout va.
Caterpillar (construction d’engins mécaniques), Schaeffler (fabrication de chaînes de distribution), Sintertech (fabrication de pièces mécaniques), Graphic Packaging (emballage et conditionnement) et d’autres ont annoncé des vagues importantes de licenciements. Même dans les nouvelles technologies, à Soitec ou ST Microélectronics, s’enchaînent les "prêts de main-d’œuvre", le non-renouvellement des CDD et le "chômage partiel".

Le mythe grenoblois bat de l’aile. Les jeunes peinent pour trouver un travail. Les entreprises rechignent à s’installer. La faute à la crise, entend-t-on. Les élus de tous bords sortent de leurs bureaux et rejoignent les syndicalistes pour dénoncer les licenciements et se battre pour le maintien des emplois. C’est qu’il y a bien plus que quelques contrats à durée indéterminée à sauver. Il y a un pilier de la politique des collectivités locales : la religion de l’emploi à tout prix, érigée en "première des solidarités". C’est au nom de cette politique que la région s’est développée, que les élus ont facilité l’implantation de grandes entreprises. Que ce soit les papeteries, les usines chimiques, l’électronique, les micro et nanotechnologies... Sans jamais réfléchir à l’utilité ou le sens des industries et à leur impact sur l’environnement et notre quotidien. Pour un élu, l’emploi n’a ni odeur ni prix.

Dans le cadre de l’économie libérale mondialisée, cette course à l’emploi sans fin est sans pitié pour ceux qu’on abandonne sur le bord de la route. Hier c’était Polimeri qui cessait ses activités. Aujourd’hui ce sont les papeteries. Et demain ? Caterpillar ?
A chaque fermeture son lot de détresse sociale, de vies brisées, de gâchis de savoir-faire, de renoncement... Continuera-t-on longtemps à subir le joug de cette religion de l’emploi ? Les papeteries de Lancey ont baissé le rideau alors qu’elles étaient à la base du fameux "mythe grenoblois". Leurs derniers ouvriers sont aujourd’hui quasiment oubliés par les autorités qui leur préfèrent ceux - plus modernes, plus "attractifs" - travaillant au pied de la Chartreuse comme le disait un ouvrier : «  ils parlent plus des nanotechnologies de l’autre côté de l’Isère que des papeteries, c’est un vœu de l’État  ».