Accueil > Printemps 2014 / N°25

Les retombées de la poubelle radioactive

Dans le précédent numéro nous révélions l’existence d’une poubelle radioactive dans une grotte sur les pentes de la Bastille ainsi que de la contamination devant et à l’intérieur de l’ancien Institut de géologie de Dolomieu laissé à l’abandon. Depuis, Anthony, un ancien employé [1] qui est intervenu là-bas a tenu une conférence de presse. Les médias (l’AFP, Le Daubé, France 3 Alpes, Place Gre’net et Metronews notamment) ont relayé cette information, l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire) s’est rendue à Grenoble, l’Université Joseph Fourier, propriétaire de Dolomieu, a réagi. Des hommes en tenue de pingouins ont été vus là-bas, on a même reçu un recommandé et rencontré de nouveaux informateurs. Résumé des faits.

L’UJF minimise

Au pied du bâtiment, nous avions mesuré une contamination et une irradiation anormale. Sur ce point là, l’UJF s’est empressée de communiquer : « L’extérieur du bâtiment sera décontaminé dès demain, intervention prévue de longue date » (France 3). Sacré hasard ! L’université était donc déjà au courant de cette contamination et, indirectement, reconnaissait la véracité de nos relevés radiologiques [2]. Mais pourquoi, alors avoir attendu qu’Anthony dénonce à la presse la présence de cette contamination pour agir ?
Concernant la radioactivité présente à l’intérieur de l’Institut, pas un mot. À propos de la grotte l’UJF a surtout dénoncé une « effraction ». « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt », dit le dicton. Quand Le Postillon parle de radioactivité, l’UJF répond « barreaux sciés ». « L’UJF assure pour sa part ne s’être ‘‘jamais défaussée de ses responsabilités’’ en annonçant le lancement de poursuites suite à l’‘‘ intrusion par effraction’’ dans le local où sont entreposés les déchets. » (AFP)
Pourtant à l’UJF, on savait que ce local était facilement accessible. Jean-Pierre, un salarié, nous raconte :« Les gens de mon labo, dont certains ont participé à évacuer ces cailloux, ne réfutent pas du tout les mesures du Postillon. L’un d’entre eux m’a dit que c’était stupide d’avoir mis ces déchets là-bas parce que c’était un lieu tout le temps vandalisé et squatté ». Après la publication de l’article on nous a même écrit : « j’y suis allé dans cette grotte j’ai récupéré des caisses, dites moi si c’est dangereux ou pas ?! ».
Concernant la radioactivité [3] des déchets et des minéraux dans la grotte, le président de l’UJF n’hésite pas à la minimiser : « Il s’agit d’une radioactivité naturelle et sous les seuils » (Place Gre’net), « Il n’y a aucun danger pour la santé » (France 3). Dans un courrier adressé au président de l’Université (le 5/03/14), l’association Sortir du Nucléaire de l’Isère recadre son discours : « Loin d’être sans danger, l’uranium naturel est un poison pour l’organisme humain lorsqu’il est ingéré. Les mesures du Postillon faisant état de zones extérieures dépassant trois mille fois la norme sont inquiétantes et tout à fait compatibles avec la radioactivité moyenne du minerai d’uranium, qui est de l’ordre de 10 000 Bequerels par gramme, alors que le rejet industriel maximum légal en France est de 10 Bq/g. Les ‘’doses’’ de 150 microSv par heure, que vous annoncez vous-même, et qui représentent plus de cent fois le bruit de fond normal, ne sont pas non plus anodines. »

Quand la grotte héberge aussi des déchets venus de Saint-Martin-d’Hères

Grâce aux images tournées par France 3 dans la grotte, on découvre sur les deux bidons barrés d’un « uranium » le nom d’un laboratoire de l’UJF installé à Saint-Martin-d’Hères : Geoch 4 D. Jean-Pierre, nous confirme : « Ces bidons viennent bien d’un labo de l’UJF, c’est sûr. Les consignes de l’université c’est de trier les déchets pour les évacuer dans les meilleures filières derrière. La boîte qui récupère nos déchets ne prend pas ceux qui sont radioactifs. » Aucune idée du contenu de ces bidons mais il faut avouer que c’est quand même osé de trimbaler ces déchets d’une commune à l’autre. L’UJF n’aurait donc aucun lieu de stockage sur le campus ? Plutôt que de les entreposer dans la grotte (avec d’autres déchets qui eux proviennent bien de Dolomieu) autant les balancer dans l’Isère, c’est plus près du laboratoire, non ?

Nez à nez

On a rencontré Rémi, passionné de géologie qui s’était rendu à plusieurs reprises dans Dolomieu pour récupérer des fossiles. Il y est retourné, informé de la contamination, avec un ami le 4 février (avant la présence des inspecteurs). « On était à l’intérieur du bâtiment et il y avait à l’extérieur plusieurs bagnoles dont une de D&S. À un moment, on se retrouve nez à nez avec un mec en combinaison, il avait un appareil à la main. On a causé : il nous a dit qu’il avait déjà fait une décontamination ici. Il expliquait que le fait que des gens aient squatté et fait la fête dans le bâtiment en bougeant des pierres et du matos a rendu la radioactivité diffuse. Selon lui, la contamination localisée a été éparpillée un peu partout. On a discuté cinq bonnes minutes et puis pour clore le débat il a dit ‘’si le grand manitou vous chope, ça va pas le faire. Il va appeler les flics, je vous conseille de foutre le camp’’. On est partis. »

Poubelle : l’avis de l’ASN

Le mardi 4 février, un copain nous a aussi signalé la présence d’un véhicule de l’entreprise D&S devant l’institut : « Il y avait deux types en combinaison juste devant le bâtiment qui avaient l’air de trifouiller des trucs par terre ». L’ASN, dans son rapport de synthèse, précise qu’elle s’est rendue le 5 février sur les lieux. Autrement dit, l’UJF a fait intervenir l’entreprise, pour laquelle travaillait Anthony, rapidement, juste avant l’arrivée des inspecteurs de l’ASN.
Dans son rapport, elle signale notamment que « les inspecteurs ont réalisé des mesures d’ambiance radiologiques dans le bâtiment Dolomieu et n’ont pas constaté d’anomalie radiologique. Toutefois, certaines zones n’ont pas pu être contrôlées (notamment la salle « musée » située au premier étage et deux coffres-forts fermés). » L’ASN demande à « l’UJF d’étendre le gardiennage en place la nuit à l’ensemble de la journée dans l’attente de la sécurisation de l’accès à la galerie. » À plusieurs reprises entre le 20 février et le 11 mars, nous avons pu observer que la porte du bas était ouverte et que des gens se baladaient encore dans le bâtiment : pas de vigiles en vue. Concernant le contenu de la grotte, l’ASN demande toutefois à l’UJF de « faire reprendre dans les meilleurs délais les matériaux naturellement radioactifs et les déchets techniques stockés dans la galerie souterraine par l’ANDRA » et « de démontrer la propreté radiologique de l’ensemble du bâtiment Dolomieu et de ses abords. Vous vous attacherez en particulier à démontrer l’absence de contamination une fois le bâtiment vidé et procéderez à des travaux complémentaires si nécessaire. » À suivre. Le 11 mars, deux salariés de D&S s’activaient encore devant la grotte avec des appareils de mesure. En tous cas, on pouvait toujours observer les déchets dans la grotte par un trou. Jusqu’à quand ?

Danger : précision

Suite à notre article, annonçant des doses de radioactivité « 3 000 fois supérieure à la normale », des personnes ont cru qu’il était très dangereux d’aller se balader à côté de l’Institut, ce que l’on n’a jamais écrit. Le réel danger est difficilement évaluable. Pour prendre une dose significative de radioactivité, il aurait fallu jouer de malchance : par exemple rester plusieurs heures juste à côté d’une des sources très irradiantes. Ce qui est sûr en tous cas, et ce qui était l’objet de notre article, c’est que de tels éléments radioactifs n’avaient rien à faire là, sur un chemin public ou dans des lieux facilement accessibles.

Et Anthony, l’irradié du CEA ?

Dans le précédent numéro du Postillon, Anthony racontait sa version des faits suite à l’irradiation dont il avait été victime en août 2013 sur un chantier du CEA à Grenoble. L’ASN avait classé cet incident au niveau 2 sur l’échelle INES qui en compte 7, fait relativement rare en France. Elle publiait aussi des rapports d’inspection à l’intention du CEA et D&S signalant des « lacunes sérieuses ». Au local du Postillon, on a reçu un recommandé du président de D&S demandant d’exercer son droit de réponse en nous proposant « d’assister à une conférence de presse qui aura lieu le 14 février 2014 à 16h30, au siège social de ma société » à Bagnols-Sur-Ceze dans le Gard. Et ce, le pingre, sans nous offrir les billets de train. Nous avons donc répondu par la négative en lui demandant un droit de réponse écrit. Quelques jours plus tard, nous avons reçu un « rapport de conférence » annonçant que « notre société D&S s’estime être la victime d’une communication à visage masqué dans laquelle elle a été mise en cause de façon injuste et inexacte par le biais de certains médias ». On s’attendait donc à une réponse détaillée, en vain. D&S se contente de s’autoglorifier de manière ridicule en parlant de la supposée « satisfaction de ses salariés » et de « son engagement pour la sécurité exemplaire » sur la base d’un certificat (CEFRI) que l’entreprise est obligée de posséder pour exercer dans son domaine. à propos de l’incident, il y a seulement quelques lignes qui font reposer la responsabilité sur Anthony, puisqu’il se serait déroulé « sur son temps de pause », sans répondre sur les manquements à la sécurité pointés par l’ASN. Par rapport à ces fautes, D&S annonce qu’elle va « éviter dorénavant les actions dangereuses de salariés malveillants », comme si le manque de sécurité du chantier était dû aux salariés. À propos de la dose reçue, D&S argue que « les doses retenues aujourd’hui par la médecine du travail et l’IRSN sont très en dessous des limites réglementaires », sans expliquer pourquoi les premières mesures étaient bien au-dessus. L’entreprise sous-traitante est sur ce point rejointe par l’ASN qui quinze jours plus tard publie un communiqué expliquant laconiquement que « après expertise du rapport d’analyse de cet incident, il apparaît que le dépassement de la limite réglementaire n’est pas avéré » [4]. C’est quand même bizarre : fin août 2013 le dosimètre passif d’Anthony est envoyé à l’IRSN, l’ASN ne publie pas la dose qu’il a reçue, contrairement à d’autres incidents, mais justifie le classement en niveau 2 notamment parce que le « dosimètre passif de l’intervenant a mis en évidence un dépassement de la limite réglementaire. » En mars 2014, après une « instruction complémentaire », les données du dosimètre sont revues à la baisse. On aimerait bien savoir ce qu’ils ont bien pu faire dans leur laboratoire pendant six mois à observer un dosimètre. En tout cas, ce n’est pas cette « autorité indépendante » financée par l’État (pro-nucléaire) qui nous donnera la réponse.

Notes

[1Anthony (pseudo), un ancien employé irradié l’été dernier sur un chantier du CEA nous a contacté pour nous raconter son histoire (voir n°24 et encart). Il nous avait aussi guidés à l’Institut Dolomieu pour nous démontrer la présence de radioactivité. C’est lui qui a tenu cette conférence de presse.

[2Contamination qui dépassait les 10 000 cps, c’est à dire 714 fois au dessus du bruit de fond et une irradiation de 18,2 microsieverts (182 fois au dessus de la radioactivité censée être « normale »). Pour plus de précisions, voir Le Postillon n° 24.

[3L’irradiation mesurée sur des minéraux et des sacs de déchets atteignait entre 200 et 340 microsieverts/h (soit 2 000 à 3 400 fois « trop »).

[4Dans ce communiqué, l’ASN pointe quand même une nouvelle fois les manquements à la sécurité du chantier : « Toutefois, en raison d’insuffisances en ce qui concerne la préparation de l’intervention relevées par l’ASN lors des inspections du CEA et de la société D&S qu’elle a conduites les 5 et 6 septembre 2013, l’ASN reclasse cet événement au niveau 1 de l’échelle INES. »