Imagine que tu te réveilles un matin, bien dans le jus, les yeux tout collés. Ok, ce n’est pas la première fois. Sauf que là, un néon t’écrase les yeux, et tu constates avec effroi que tu es sur… un lit d’hôpital ! Avec des tuyaux qui te sortent de partout, et... un inconnu collé à toi, dos à dos ! Tes mains tremblent, tu cherches le bouton pour appeler quelqu’un, tu appuies frénétiquement, et le staff arrive. On t’explique : tu n’as pas à t’inquiéter, tu n’es pas en danger. Le type derrière toi est un violoniste génial, atteint d’une maladie mortelle des reins. La Société des Amis de la Musique, désespérée, a exploité toutes les données médicales disponibles et a conclu que tu étais la seule personne à posséder le type sanguin adéquat pour le sauver. Alors ils t’ont kidnappé, en t’administrant un narcotique durant ton sommeil car ils avaient peur que tu refuses. Puis ton système circulatoire a été branché au violoniste, de sorte que tes reins aident à extraire les poisons de son sang. Enfin ils t’ont amené ici. « Nous avons désapprouvé la méthode bien sûr, et nous n’étions pas au courant, pensez donc. » Tu te fâches et demandes à être débranché illico. « Ah non, impossible, sinon il mourra. » « Mais ça va durer longtemps ? » Et on te répond que le temps que le type soit bien drainé, ça prendra environ neuf mois.
Là, si tu es de constitution normale, tu tombes dans les pommes.
La philosophe Judith J. Thomson, qui invente cette histoire en 1971, concède que la situation est révoltante. Mais, demande-t-elle : est-elle différente de celle d’une femme enceinte qui ne le souhaitait pas ?
« Comment ruiner un repas de famille ? Le violoniste branché ». J. J. Thomson.
Ok, ok, glissé entre le maroilles et le kouign amann à l’anniversaire de grand-maman, c’est un peu tendax. Faut-il ou non laisser vivre, coûte que coûte, un être en devenir ? Doit-on au contraire donner le contrôle des naissances à la première concernée, la propriétaire du corps qui sert de matrice ? Je tranche le problème d’une manière assez simple : la souffrance occasionnée au fœtus dans les délais légaux est infiniment moins certaine que la souffrance, certaine elle, d’une femme qui se retrouve mère sans l’avoir souhaité. Pour moi, la légalisation de l’avortement est l’une des conquêtes sociales majeures de l’histoire humaine, entre le feu et le lave-linge. Mais cette légalisation n’est pas sortie du chapeau de Simone Veil un beau soir d’hiver 1974. Elle est le fruit d’un long chemin de croix, qui passe, oui oui, par Grenoble.
Pas besoin de remonter trop loin, genre début Moyen-Âge, où sans surprise, la très grande majorité des Églises chrétiennes condamnait fermement l’avortement. Sanction encourue ? Ça dépendait si l’avortement advenait avant ou après la présumée « animation », l’apparition de l’âme du fœtus. Ça variait aussi selon le sexe du fœtus : au XIIIe siècle, nos curés fixèrent l’apparition d’une âme chez les fœtus à 40 jours pour les garçons et à 80 jours pour les filles. Parce que c’est comme ça et les voies du Seigneur sont impénétrables. Arriva au XVIe siècle le pape Sixte V, qui régla le contentieux en condamnant unilatéralement la chose. Désormais, et pour les trois siècles suivants, quiconque souhaitera éviter une grossesse non désirée n’aura plus guère que le recours aux « faiseuses d’anges », avec des méthodes bricolées qui se terminent souvent mal.
Un bon cintre vaut mieux que deux tu l’auras. Parole d’avorteur.
Les choses s’aggravent même avec le temps. Le Code pénal de 1791 condamne l’avortement. En 1810, « quiconque provoque l’avortement d’une femme enceinte avec ou sans son consentement (...) est puni de prison ». En 1852, l’avortement est « un crime contre l’ordre des familles et de la moralité publique ». En 1910, on change un peu les arguments : il faut combattre le dépeuplement. En 1920, la loi condamne à de la prison et des amendes « la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle ». En attendant, les femmes ne souhaitant pas d’enfant se mettent dans l’utérus aiguilles à tricoter, queues de persil, tiges de lierre, fils électriques, quand ce n’est pas eau de Javel ou vinaigre de cornichon chaud. Certaines en développent des tétanos post-abortifs. En 1942, le vychisme déclare l’avortement « crime contre la Sûreté de l’État », et passible, après jugement par des tribunaux d’exception, de la peine de mort. À titre indicatif : en 1870, 15 personnes avaient été condamnées pour ça. Entre 1943 et 1945, ce sont près de 7 700 condamnations qui pleuvent, dont deux guillotinés pour l’exemple, Marie-France Giraud et Désiré Pioge.
Là, Grenoble, je suis fier de toi. Après-guerre, tu es à la pointe (sans jeu de mot), avec le docteur Henri Fabre, qui avec quelques autres comme le prof’ de philo de la fac, Georges Pascal, va prôner le contrôle des naissances sous un sirocco de critiques et de menaces d’emprisonnement. C’est dans tes murs qu’est créé en juin 1961 le premier centre de Planning ouvert de France. En 1972, dans le sillage du manifeste des 343 salopes, des étudiantes de la fac de médecine de Gre mobilisent une partie de leur profession et créent le Collectif pour la liberté de l’avortement et de la contraception. L’année suivante, les médecins grenoblois Annie Ferrey-Martin et Jacques Manent sont traînés en justice pour avoir pratiqué des avortements et formé des collègues à la méthode par aspiration Karman. Qui se rappelle encore que le 22 novembre de la même année, diffuser à la Nef le film sur l’IVG Histoire d’A avait valu à quelques personnes de se faire casser la figure par la maréchaussée (1) ? 1974, la loi Veil passe, mais Grenoble, tu n’es pas en reste. Suite à des occupations massives, ton hôpital des Sablons ouvre en septembre 75 un nouveau service intitulé Médecine Sociale, dans lequel se pratiqueront les IVG - il deviendra par la suite le Centre médico-social de la femme.
Tu as été en avance, vieille ville. Tu le restes encore sur bien des points : tu possèdes plusieurs centres d’IVG, et tu n’es pas en rade de médecins libéraux qui la pratiquent. Tu surveilles les prières larmoyantes et féodales de SOS tout petits, de Laissez-les vivre, et tu marques à la culotte les pharmaciens qui refusent en dépit de la loi les contraceptions pour mineures. Tu continues de rouspéter contre les curetons rétrogrades, Monseigneur Guy de Kerimel en tête, le ciboire aux lèvres et la pensée profonde sous la mitre : « Nous sommes tous passés par le stade embryonnaire, l’aurions-nous oublié ? » Bizarrement, il a fait vœu de chasteté. Pourtant, nous sommes tous issus d’un coït plus ou moins réussi, l’aurait-il oublié ? Bah, cherchez pas.
Monsieur et Madame Hégé ont failli avoir un fils, comment l’auraient-ils appelé ?
- Yves.
Mais tu n’es pas à l’avant-garde, Grenoble. Si j’en crois les données de l’association PLEIRAA, la plateforme d’expertise IVG de la Région, tu es en retard sur quelques points : sur l’accueil des femmes victimes de violences par exemple, sachant qu’un quart des femmes en demande d’IVG sont des femmes violentées. Tu es en retard dans la reconnaissance du risque psychosocial pour les femmes en demande d’interruption de grossesse au-delà du délai légal, un peu comme partout en France.
Ce qui te manque d’autre, c’est de faciliter l’accès aux IVG : l’IVG méthode Karman, par aspiration, la plus tardive (12ème semaine de grossesse) n’est possible qu’à l’hôpital. Or, l’hôpital, c’est austère et intimidant. Depuis 2018 un décret permet à des structures légères, comme des centres de santé municipaux, de pratiquer les IVG par aspiration. Ainsi, des médecins de structures municipales peuvent être formés pour les IVG instrumentales. Trois communes du 93 ont foncé – Aubervilliers, Romainville et Saint-Denis. C’est également presque au point à Malakoff et à Arcueil. Et hors région parisienne ? Eh bien, il n’y a guère qu’Orléans qui va essayer de s’y mettre. La Métro et ses alentours sont à la traîne, et le Conseil départemental n’est pas aidant pour un sou. Pourtant, que tu sois de Grenoble, ou de partout, tu devrais te sentir concerné.e. Car il s’en fallait de peu mon cher que cette avortée ne fut ta mère.
(1) Et si pas, il faut lire le livre du collectif IVP, Avorter, Histoires des luttes et des conditions d’avortement des années 1960 à aujourd’hui, Tahin-party, 2008, disponible librement en ligne.