Quelle est la particularité d’un journaliste local ?
Le localier, c’est une façon d’exercer son métier. Mais il est fondamentalement un journaliste. Un journaliste, c’est un chercheur d’infos. Les exigences du métier sont les mêmes. Après, il y a des façons différentes d’exercer ce métier de journaliste. Il y a des moyens techniques différents. Le fondement du métier, c’est aller chercher l’information. Aller sur le terrain, collecter les différents témoignages, recouper, vérifier et mettre en forme. À Grenoble, il y a un manque de pluralisme, ça c’est clair. Je dis pas non plus que la multiplicité des titres de presse c’est la garantie d’une bonne information. Mais à force de vouloir faire tellement d’information, on ne fait plus d’information.
Tu dis qu’il y a un manque de pluralisme, c’est-à-dire ?
À Grenoble, il y a un titre de la PQR (NDR : Presse quotidienne régionale) qui détient le monopole sur une vaste région, d’autant plus qu’à une époque, Le Progrès était concurrent, enfin pour les plus jeunes, parce que si on remonte à 50 ans, il y avait d’autres titres. Après-guerre, il y a un véritable pluralisme qui s’est institué mais qui n’a guère duré qu’une dizaine d’années. Le Dauphiné Libéré après Hersant est aujourd’hui détenu par le Crédit Mutuel, ce qui pose d’autres problèmes. Actuellement, ce que vit la presse quotidienne en France, et Le Dauphiné Libéré en est un exemple parmi d’autres, c’est une mutualisation à l’extrême. Aujourd’hui certains titres du groupe Crédit Mutuel sont en train de faire sauter les services d’information générale ou celui des sports. On va garder des coquilles vides, des titres et, à l’intérieur, les papiers seront complètement mutualisés. Le SNJ a dénoncé les pratiques du Crédit Mutuel qui avait commandé un reportage sur l’action du Crédit Mutuel dans un pays étranger, je crois que c’était en Haïti, et ce même reportage est passé dans tous les titres détenus par le groupe Crédit Mutuel. Il y a aujourd’hui un positionnement du Dauphiné Libéré qui est d’abord prioritairement sur les faits divers. Le fameux « fait divers qui fait diversion ». Il faut rendre à Bourdieu cette citation. Mais il ne faut pas dire qu’il n’y a rien dans le fait divers. On peut apprendre des histoires d’hommes, on peut tirer des leçons pour une humanité un peu plus humaine, un peu moins mécanique. Le problème c’est comment on traite et on met en perspective le fait divers. La direction du Dauphiné Libéré se conçoit aujourd’hui comme un acteur du paysage économique. Elle est complètement dedans. Je pense qu’elle a des liens particuliers, des liens proches avec la CCI (NDR : Chambre de commerce et d’industrie) et quand la CCI fait une opération de lobbying pour des solutions routières voire autoroutières dans les transports à Grenoble et autour, Le Dauphiné Libéré y participe. C’est clair.
Tu parles du supplément « stopbouchons » inséré dans le Dauphiné Libéré ?
Absolument, c’est à ça que je fais référence. Dans ce supplément, ils n’ont pas voulu montrer les contradictions entre les différents projets des élus et les propositions de la CCI. Au Dauphiné Libéré, la marge de manœuvre est parfois, ponctuellement, réduite pour les journalistes.
Qu’est-ce que tu penses du travail des journalistes du Dauphiné Libéré, comme par exemple Olivier Pentier qui fait du publi-rédactionnel [3] à longueur de pages ou des gens comme Vanessa Laime ou Denis Masliah qui sont très proches de la police et souvent ne donnent qu’une seule version des faits ?
Là, on va être très clair. Le Postillon, et pas que Le Postillon, je pense aussi aux gens qui font de la critique de médias - et c’est nécessaire - mettent en exergue des défauts, des travers mais les personnalisent. Moi, je ne trouve pas cette personnalisation utile. Certes, les personnes que tu viens de nommer ne sont pas toujours à la hauteur du journalisme qu’ils voudraient faire. Oui, ces journalistes-là peuvent avoir fait des erreurs. Mais d’où vient la machine à erreur ? C’est juste la question que je me pose en tant que syndicaliste. C’est qu’il y a des conditions objectives dans cette production de l’information, dans l’écriture, dans le temps donné, dans les angles donnés, dans les chroniques créées [4]. On peut adresser les mêmes critiques à beaucoup d’autres journalistes, malheureusement. Parce qu’on est dans un mode de fonctionnement où l’interrogation, la remise en cause, la capacité à faire un pas à côté ne sont plus reconnues. Le message que j’envoie à tous les jeunes journalistes, c’est qu’ils ont parfois le devoir de dire « non ». On a une convention collective, on a une charte de déontologie, il y a des règles professionnelles dont les patrons se réclament et il s’agit aussi de faire respecter ça.
Tu reproches à certaines personnes, et notamment aux rédacteurs du Postillon, de personnaliser des critiques. Mais par exemple, Olivier Pentier est peut-être très sympa, le problème ce n’est pas qu’il fait une erreur un jour, tout le monde peut se tromper, c’est qu’il pourrait travailler pour une boîte de communication, ça serait plus honnête pour le lecteur. Il rédige des articles élogieux avec des supers photos de très belles chaussures hyper modernes, on se croirait dans les pages de tests de matériel de Montagnes Magazine ou de Trek Magazine.
Pour moi, y a le même problème dans Montagnes Magazine. Je ne fais pas le distinguo. Un organe d’information, c’est celui qui est reconnu avec un numéro de commission paritaire et les gens qui y travaillent peuvent être reconnus comme journalistes. Donc pour moi, il n’y a pas de différence entre Le Dauphiné Libéré et la presse magazine. Il y a les mêmes dérives entre les contrats publicitaires et l’information qu’on fait passer. Il faut sortir du côté bouc émissaire, certes on peut pointer des erreurs dans certains papiers où il y a carrément un positionnement qui n’est plus très journalistique. Il y a une chaîne de responsabilité. Je travaille à l’édition locale de Grenoble à France 3 avec des collègues et on ne fait pas les mêmes reportages. On échange le matin, le soir, le lendemain matin, on revient sur le journal que l’on a fait. C’est quelque chose de compliqué le journalisme, parce que c’est un acte de création, ça reste de l’artisanal, le journalisme. Je me sens concerné pas seulement par ce que j’ai fait mais aussi par tout ce qui est fait parce que mon reportage vient dans une tranche d’information. Le journaliste fait un acte individuel de son reportage mais il s’insère dans un produit qui est collectif : c’est un journal. Aujourd’hui, ce qui manque dans les rédactions, c’est la réflexion collective et les échanges. C’est ce qui pourrait permettre d’éviter les dérives. Parce que l’exemple que tu cites, je pense que l’information technologique au Dauphiné Libéré, elle est fascinée par la technologie elle-même, elle s’autoalimente. C’est l’information d’une fascination technologique. Elle prend peu de recul. Mais c’est la même chose dans le sport : comment à Marseille couvrir l’OM ?
Quels sont les rapports des journalistes locaux, quelle que soit leur rédaction, avec les élus et les pouvoirs économiques ? Vous êtes bien obligés de leur parler, comment ça se passe ?
Mais c’est pas obligé. Dans le journalisme il n’y a pas seulement un moule, une seule façon de faire. Il se trouve que moi, au fil de l’expérience acquise, dans le journalisme, j’ai appris à me tenir à distance de tous. Je salue, on se connaît, y a pas de problème mais je me mets à distance quels que soient les responsables des partis politiques : droite, gauche, extrême droite, extrême gauche, écolo, qu’importe.
Et la police ?
Oui, pareil. Ça ne veut pas dire que je ne les croise pas. Je peux les saluer, faire un détour et prendre le temps de discuter avec. Bien sûr. En revanche, je ne partirai jamais en vacances avec ces gens.
Tu manges avec eux ?
S’il y a une soirée électorale, je suis en préfecture, j’attends et, s’il y a un buffet, oui je mange avec eux. Je suis parmi eux, je suis là-dedans. Mais je peux être aussi bien le lendemain sur un camp de Roms et partager un casse-croûte avec des Roms. Je suis en immersion. En revanche, prendre un rendez-vous avec des hommes politiques pour un déjeuner, déjà je le paierais et je pense que j’éviterais de me trouver dans cette situation-là. C’est compliqué, ça m’est arrivé quelques petites fois. C’est pas désagréable de manger au Sénat par exemple. Il y a un très bon restaurant au Sénat mais c’était un peu compliqué.
Y a-t-il des journalistes vraiment très proches des pouvoirs locaux, parce que c’est assez étonnant la manière dont sont généralement posées les questions, insipides, molles...
Conformistes.
Comment ça se fait ?
D’abord, y a le niveau de discours. Quand on est spécialisé sur un secteur, je me suis moi-même surpris à poser des questions un petit peu formatées. C’est-à-dire que je rentrais dans un jeu politique.
Les hommes politiques vont se créer un jargon, une façon d’être, une façon de faire et, quelque part, lorsqu’on est en immersion, on a le risque de se faire piéger parfois.
Oui, forcément, il y a des journalistes qui cultivent des affinités avec les uns plus qu’avec d’autres. Parfois ils se mettent en cohérence et ils changent de casquette et ils se mettent du côté des communicants, plus que dans celui des journalistes.
Après, il y a des parcours personnels. Les journalistes sont souvent, quelque part en promotion sociale. Ils découvrent des univers qui peuvent les fasciner. L’univers de la politique par exemple.
Aller sur un camp de Roms comme tu disais tout-à-l’heure, c’est tout aussi intéressant.
Ben ça dépend pour qui. Il y a des journalistes qui ne supportent pas cette idée-là. Quand je suis rentré à la télévision, pour moi c’était le dernier des médias pour lequel je voulais travailler. En 90/91, j’étais mobilisé contre la guerre du Golfe et, pour moi, la télévision était une machine à décerveler.
Aujourd’hui, tu décervèles les gens ?
Sauf qu’en faisant le métier, j’ai découvert que c’était pratiquement le dernier des médias - et je crois que ça l’est toujours - qui est obligé de prendre du temps sur le terrain. Parce que faire des images, ça prend du temps. Alors qu’en radio, on peut très bien faire des interviews par téléphone et, dans les journaux, on peut faire par téléphone ou avec des dossiers de presse. Donc, c’est peut-être ça le travers de nos confrères. La vertu que j’ai trouvée à la télévision, c’est d’être un média qui nécessite du temps sur le terrain.
Est-ce que tu peux me dire dans quel média, ici à Grenoble, je vais pouvoir écouter ou lire un journaliste qui va poser des questions, on va dire un petit peu dérangeantes et pas conformistes, aux pouvoirs en place ?
Ponctuellement il peut y en avoir. Si si, il y en a. Je pense par exemple à un Paulus [5]. Moi je l’ai vu faire plus que correctement son travail. C’est vrai qu’il y a des histoires de personnes, des positions personnelles. Il peut y avoir des pressions, c’est compliqué. Et parfois il y a l’encadrement qui ne suit pas. Moi, ça m’est arrivé qu’on me demande de lever le pied. C’était sur la rocade nord. Sur ce sujet, j’ai été esseulé quand j’ai sorti le tracé. Les autres l’avaient aussi. J’étais le premier à le sortir. Il y avait un timing décidé par le conseil général, il ne fallait pas que le tracé sorte avant telle date, avant que les différents conseils municipaux de l’agglomération ne se prononcent sur le principe de la rocade nord. Ça a dérangé le programme prévu par les politiques.
On t’a dit de mettre la pédale douce ? Qui ?
La rédaction de France 3 de Grenoble m’a demandé de revenir moins souvent sur ce sujet.
Pourquoi t’ont-ils demandé ça ?
Un rédacteur en chef, c’est un amortisseur des pressions. C’est-à-dire qu’il y a des pressions politiques, il y a des gens qui viennent leur parler.
Qui vient leur parler ?
Les élus, clairement. Ou les gens qui travaillent pour les élus. Certains responsables de service de presse. C’est normal qu’ils discutent avec les rédacteurs en chef. L’échange est logique, c’est la manière dont ça se traduit qui est le problème.
De la même manière, il y a aussi des chômeurs, des demandeurs d’asile, des petits commerçants qui viennent ici discuter avec la rédaction à France 3 ?
Ces gens-là, ils viennent plus discuter avec les journalistes eux-mêmes qu’avec les rédacteurs en chef.
Il y a deux poids, deux mesures...
Forcément. Quand on est rédacteur en chef, c’est plus compliqué de garder un espace de temps pour aller sur le terrain. De rencontrer d’autres personnes que les représentants des institutions qui vous sollicitent abondamment, surabondamment, voilà c’est clair. Un rédacteur en chef, il est submergé d’invitations. Il peut être tous les jours à toutes les tables des élus, des décideurs, des chefs d’entreprises.
Comment se fait-il que lorsque des enquêtes, prenons par exemple celles de PMO (NDR : Pièces et main d’oeuvre) [6], sont publiées, elles soient très peu relayées dans les médias ? Voire même...
Ignorées.
Il y a toujours une manière d’esquiver des infos publiées par PMO ou sur Indymédia [7], des personnes qui ne se considèrent pas comme des journalistes mais qui produisent des informations qui mériteraient un peu d’attention.
Je vais dire, ma difficulté avec ce réseau d’information, en tout cas pour la télévision, c’est que j’ai besoin d’avoir des gens qui me causent. Il me semble difficile de faire de l’information sans interview et sans image.
Je ne te parle pas d’interviewer les gens qui ont publié sur Indymédia ou les gens qui animent PMO mais de te servir des informations produites pour aller mener ta propre enquête.
La difficulté aujourd’hui des médias, c’est en effet d’avoir ce temps d’enquête. Le palliatif aujourd’hui c’est d’utiliser les gens qui ont fait des enquêtes pour faire connaître des choses. Forcément je suis un médiateur, je vais m’appuyer sur les connaissances de personnes ressources qui acceptent d’être soit citées soit interviewées pour aller plus loin.
Tu pourrais vérifier les informations publiées par PMO ?
Oui, mais ça demande du temps. Ça m’est arrivé.
À propos de quoi ?
J’ai pas forcément sorti des choses mais j’en ai prises. Sur les nanos, sur Minatec [8], bien sûr. Sur Clinatec [9], j’ai lu.
Il n’y a rien sur Clinatec.
J’ai essayé de faire des choses.
Clinatec a été inauguré ou pas ?
Je ne sais même pas, tu vois.
Comment ça se fait que, toi, qui es bien informé, tu ne saches pas si ça a été inauguré ? Tu n’es pas assez proche du pouvoir ?
(Rires).
Clinatec, ça pourrait être un sujet d’enquête à France 3 ?
Je reconnais les limites de mon implication locale maintenant. Je pense que si je revenais dix ans en arrière, je serais à fond dessus pour essayer de comprendre ce qui s’y passe. En positif, en négatif, pour montrer les limites. Dans le temps malgré tout de fabrication du reportage, je n’ai pas les moyens, moi, d’aller jusqu’au bout de l’enquête. Je vais mettre des paroles : un pour, un contre. C’est souvent très critiqué comme méthode. Mais ce n’est pas juste pour me débarrasser d’un sujet mais pour montrer qu’il y a une approche institutionnelle et scientifique et qu’il y en a d’autres qui peuvent penser un peu différemment.
T’as déjà reçu des coups de téléphone d’élus quand ils sont pas contents après la diffusion d’un sujet ?
Rarement. Exceptionnellement.
Et quand ils sont contents, ils t’appellent ?
Je ne crois pas. Ils peuvent me croiser en me disant : « C’était pas mal, c’était bien ».
Casser un minitel aux pieds d’un journaliste à France 3, ce n’est plus possible [10] ?
L’acte de violence dont avait fait preuve Alain Carignon dans la rédaction de France 3 au sortir d’un studio, je n’imagine pas qu’il puisse se renouveler. Est-ce qu’il y aurait aujourd’hui des hommes politiques aussi impulsifs qu’Alain Carignon ? Aussi sûr de leur bon droit de pouvoir menacer jusqu’à détruire un bien public dans l’enceinte de la télévision publique ?
Aujourd’hui, ils le font plus subtilement ? Ici, il y a juste des coups de téléphone ?
Oui, je pense que ça se passe plus via des coups de téléphone. Mais c’est sûr que ça existe, le dialogue est normal. Je ne sais pas tout et parfois je préfère ne pas le savoir, ce qui me permet d’être plus libre et de ne pas avoir ce risque de l’autocensure.
Est-ce que tu aimerais finir comme Eric Angelica ou Eric Merlen [11] ? Ça pourrait être un projet de carrière ?
Oui, ça pourrait être un projet de carrière, ce n’est pas le mien. Je ne sais pas où je finirai, je pourrais faire autre chose mais, dans un service de communication d’une municipalité, là maintenant non, ça ne m’intéresse pas. Peut être qu’un jour, si je trouve une ville que j’adore, que j’apprécie particulièrement, que j’ai envie de la promouvoir sous toutes ses coutures et toutes ses facettes, peut-être que ce jour-là je deviendrais un communicant. Mais je ne serai plus journaliste.
C’est normal le parcours de ces deux journalistes ?
Je te l’ai dit : c’est un rapprochement, une fascination qui peut se comprendre. Ce sont des gens qui découvrent un univers qu’ils trouvent bien et qui donc changent de casquette. Je préfère les gens qui changent de casquette plutôt que ceux qui font un mélange des genres.
On peut changer de casquette et garder des liens dans son ancien lieu de travail.
C’est compliqué de ne plus avoir de lien. Tu veux savoir en fait pourquoi le Canard Enchaîné sort des choses ou pas sur la mairie de Grenoble. Ça serait intéressant.
Tu poses une question, peut-être que tu as la réponse.
Non je ne sais pas, je n’ai pas fait d’enquête. Je pense que quand on est journaliste à un moment donné, qu’on a des réseaux, des infos, forcément on garde ses connexions même si on abandonne le métier...