Accueil > Printemps 2019 / N°50

Sur la piste blanche

Perchés comme jamais

Les stations de ski sont un des gros débouchés des trafics de drogue qu’on imagine cantonnés aux « quartiers ». Mais comment se passe ce deal d’altitude, dans ces endroits reculés ou skieurs à la semaine et saisonniers sont bien en mal de ramener leur came en quantité suffisante ?
Il y a les gros réseaux et les petits indépendants. Le Postillon a rencontré deux de ceux-là, aux profils bien différents, qu’on appellera Jake (le prénom a été changé) et David. Le premier est un simple grenoblois qui se la coule douce dans son salon. Le second est un beau néerlandais qui vient d’écoper d’un an de prison.

Jake, quinze ans de détail de shit au compteur, a un peu vendu dans les stations. Il nous livre quelques anecdotes et conseils pratiques.

Dans la nuit, un homme habillé de noir s’approche du bâtiment. Il y a un mètre de neige dans la station située à quelques kilomètres de la frontière italienne. Le grimpeur atteint en quelques secondes le premier étage de l’immeuble. Là, il s’agenouille sans un bruit. L’odeur le prend au nez. Il se trouve face à 150 g de marijuana qui traînent là, sans protection. L’homme en noir saisit l’aubaine et redescend, un paquet sous le bras. « C’était de la bonne beuh d’Amsterdam », se souvient Jake, l’instigateur.

L’opération se révèle lucrative, les représailles inexistantes. Cette anecdote parmi d’autres dit beaucoup du monde impitoyable du deal en montagne que Jake a un peu côtoyé. Au départ, il souhaite simplement bosser : il passe faire des saisons dans le Sud, puis dans une station de luxe. Son business est vraiment en place l’année suivante : pendant cinq mois, il loge au cœur d’un village, à quelques mètres du resto où il fait la plonge.

Faire fumer les saisonniers

Indépendant, le commerce commence dans sa chambre et vise une clientèle locale – ses camarades saisonniers, venus parfois de bien loin et sans rien à fumer, le voyage étant risqué. Jake déploie donc ses efforts pour calmer leur manque de shit, et se créer un réseau de fidèles. Pour cela l’image compte. « Je fumais tout le temps et dans la station, tout se sait très vite. Alors quand je croise des mecs, une, deux ou trois fois, et qu’ils me voient avec mes gros joints, ils se disent que je ne suis jamais “en chien” de fume. » Comme Jake a commencé très jeune à vendre, l’acte est devenu mécanique. « Il n’y a pas une passe différente d’une autre. On débute en partageant un spliff, on parle un peu. Je suis super discret, alors parfois, le mec ne voit même pas que j’ai posé le bout de shit  », explique-t-il.

Les consommateurs se donnent le mot, le business se développe tranquillement, d’autant que le marché est contraint : « Quand un mec trouve qu’il n’y a pas assez de shit, je lui reprends le truc genre : “Tu n’en veux pas ? T’inquiètes, je le garde et le fumerai”. Les gens ne tentent pas trop de négocier après ça. » En outre, la clientèle étrangère n’est pas insensible aux charmes de Jake, notamment les Anglais. Connaissant les prix de la Grande Île, il aligne le coût de la barrette sur la livre – c’est toujours ça que la perfide Albion n’aura pas. En une semaine, il passe environ une plaquette de 100 g, dont il tire 300 euros de bénéfices. Ces sous lui servent à deux choses : payer sa propre consommation, et avoir de l’argent de poche pour picoler. En effet, il ne voit pas le commerce de drogue en grand et c’est sans doute ce qui l’a épargné : « Je n’ai jamais été condamné en tant que dealer  », fanfaronne-t-il, en décryptant sa manière d’acheter en gros. « J’ai pu récupérer jusqu’à 500 grammes de résine, ce qui représente 1 500 euros, mais je n’ai jamais voulu plus. Prendre un kilo (environ 3 000 euros), c’est déjà plus compliqué. C’est un vrai endettement  », sourit-il, les dents noires.

Pour le ravitaillement, Jake n’est pas trop embêté. Contrairement à ses collègues aux attaches lointaines, il n’a que quelques dizaines de kilomètres à parcourir pour recharger ses valises à Grenoble. De temps en temps, un ami fait le déplacement et lui dépose la plaquette dans la ville en contrebas. Comme tout dealer, il a une petite histoire sur son grossiste. « Il était parti à l’étranger, mais il passe me voir en station. Alors qu’il vivait en Suisse, il me ramène juste une demi-plaquette. J’avais besoin de plus, heureusement, il est retourné à Grenoble pour visiter sa famille. Il est revenu quelques jours plus tard, avec l’autre demi-plaquette sous les couilles », se souvient avec nostalgie Jake, qui évoque ces gros dealers toujours en retard. « Il passe chez ses clients, qui lui offrent à fumer. S’il te dit qu’il vient à 20 h, tu peux l’attendre jusqu’à 15 h le lendemain.  »

Espèce d’idiot

Jake aime vraiment fumer. Alors, un jour de repos en station, il se fait l’aller-retour à Marseille, en visite dans l’un des grands lieux de deal de la ville. Sur le chemin du retour, il assure avoir été serein avec 500 g sur lui. « C’est comme tout. Si tu fumes un gros joint à la gare, que tu as une boulette dans la poche, tu vas te faire lever  », tranche l’expert qui empaquette bien le produit. « Je me souviens que dans le train, un petit chien de flic, le nez en l’air, voulait trouver mon shit. Mais alors que j’ai des centaines de grammes, il passe à côté. Je me suis dit : “Espèce d’idiot, tu es nul comme ien-che de stup. »

C’est vrai que niveau sécurité, Jake ne semble pas être une référence. Quand il exerçait encore, les applications cryptées n’existaient pas. « Je n’avais pas, non plus, de portable de guerre (ces téléphones jetables que l’on retrouve dans les séries télé NDLR), je sais juste être discret  », attaque l’homme, qui précise : « Quand tu es en affaires avec quelqu’un, il suffit de dire “il faut qu’on se voit”. Tout est dans le “faut”. Pas besoin de donner des codes pétés du type “je veux bien te reprendre 3 CD et 5 DVD”  ».

Grâce à cette constance et à sa prudence, les gendarmes n’ont jamais approché Jake qui s’est toujours trouvé sous les radars. « À un moment, j’ai eu le choix de devenir un vrai voyou, assoiffé, prêt à faire des allers-retours en prison. Je me suis contenté de faire de petites saloperies », avoue-t-il, repensant à son braquage d’herbe, et au partage du butin. Jake le sait : il y aura toujours un drogué pour lui acheter et il y aura toujours un dealer plus affamé que les autres qui se fera lever.

David a mis en place sa start-up de la drogue à l’occasion du Tomorrowland Winter, à l’Alpe d’Huez en mars dernier. L’ex-étudiant en commerce a appliqué ses techniques marketing, dans l’idée de « financer un documentaire sur le développement durable » selon lui. Depuis le 12 mars, il dort à la maison d’arrêt de Varces.

La petite fenêtre de l’appartement de l’Alpe d’Huez s’ouvre sur un soleil radieux, chauffant les pistes enneigées. David prend sa planche de snowboard, et fonce au télésiège, atteindre les sommets embrumés. On revoit le jeune homme dans le relais d’altitude, en extase devant un DJ belge. Ces vidéos Instagram montrent un David filmant son propre sourire de privilégié. C’était le 11 mars.

Qu’il paraît bien frêle, deux semaines plus tard, ce fringuant top model. David est désormais encadré par deux molosses à barbe de la pénitentiaire. « Il n’y a pas de mec plus gentil que lui », nous assure un ami dans la salle d’audience, désignant la vingtaine de membres de la famille et de proches venus assister au procès. Inquiets, ils discutent en anglais et en néerlandais jetant des regards interrogateurs autour d’eux. L’émotion les saisit lorsqu’arrive le jeune néerlandais dans le box des accusés.

Queue de cheval triste, pansement à l’oreille et regard vissé au sol, les premiers mots de David devant la cour dévoilent une voix cassée et fébrile. Elle brise le cœur des proches venus de loin. « J’ai juste fait ça pour l’argent  », souffle-t-il.

Ce 29 mars, il est accusé d’avoir été en possession et d’avoir revendu une grosse quantité de drogue, lors du festival de l’Alpe d’Huez. Contrairement à Jake, David n’est pas trop shit, mais tout le reste l’intéresse : coke, ecsta, MDMA, LSD et GHB. Pour sa défense, David affirme être dans le besoin pour achever un documentaire sur le développement durable, en collaboration avec sa mère. « Elle savait que vous alliez vendre de la drogue pour le financer ? », demande Mme le président. « Non », assure David.

Il faut « bé-flan »

Le néerlandais aux cheveux blonds est armé des meilleures intentions. Il n’empêche, David a une sacrée empreinte carbone. Tenez, sur les derniers mois, il est passé par l’Autriche, la France, Bali, les états-Unis (au festival Burning man) ou encore le Mexique. Durant ce voyage, le garçon né loin du besoin, goûte à la drogue. Raisonnablement, assure-t-il, mais suffisamment pour vouloir en prendre lors de son déplacement sur la côte mexicaine. Aujourd’hui, il raconte y avoir découvert l’idée géniale d’un dealer local : la « Bobby’s Bible  ». Ce fascicule de quelques pages liste toutes les drogues disponibles chez le dealer. En bon start-upper, David pompe l’innovation marketing.

C’est certainement ce que lui appris l’école de commerce international dont il est sorti, il y a quelques mois. Selon son CV, il travaille aussi à Amsterdam comme « brand activator  », un job qui nécessite de « stimuler l’intérêt autour d’un produit », pour un organisateur de festivals. Il décide d’acheter via le dark web pour 8000 € de diverses cames, payé grâce à l’argent qu’il empoche en louant son appartement amstellodamois. Puis, le plan se met en place : il prend une première voiture pour descendre les paquets dix jours avant le festival. Il planque le tout dans la neige à l’abri du soleil. Puis il revient à l’Alpe pour louer un logement proche du centre, et revêt l’habit du touriste de Tomorrow land, pour approcher ses 25 000 clients potentiels.

Sans forcer, il réussit à se faire 9000 € en 3 jours. Son plan : aborder innocemment les gens, leur demandant s’ils ont trouvé des produits. En cas de réponse négative, le génie commercial tend sa « bible ». À l’intérieur, la liste des drogues est annotée avec la pureté – quatre options sont disponibles pour la cocaïne, de 50 à 89 % – les effets récréatifs et secondaires, la posologie idéale. David n’a pas oublié de mettre son contact, un numéro de téléphone servant seulement à ce commerce. Sa réputation ne tarde pas à lui échapper, car ses pérégrinations l’amènent au contact d’un DJ connu qui va brancher David avec beaucoup de clients, mais aussi avec la direction du festival.

« Allo allo, maître Ruben »

Cette dernière contacte les gendarmes qui montent un flag’, en appelant directement le dealer. Les limiers commandent plusieurs trucs, que David n’a pas en stock de suite. Le rendez-vous est repoussé, puis il revient avec un peu de cocaïne et du LSD, ce qui le fera tomber et l’entraînera en détention provisoire à la prison de Varces.

Pour sortir le débutant de ce mauvais pas, la famille fait appel au cabinet de Me Ruben, célèbre pour avoir défendu les rappeurs Sofiane et Booba. Le cabinet – dont la devise est : « une situation n’est jamais établie, tout peut être contesté, renversé, débattu.  » – envoie l’associé de Ruben, Philippe-Henry Honegger, qui débarque de Paris avec sa chemise à col d’officier. Évidemment, le premier objectif du ténor est d’obtenir une nullité de la procédure, en remettant en question la légalité du «  coup d’achat » (le fait de pousser une personne à commettre un délit). L’avocat se perd en conjecture, en « peut-être  », et invoque une jurisprudence qui ne touche pas les juges.

Ils ne lèvent pas non plus les sourcils quand une amie de David s’effondre entre les bancs dans un cri qui déchire la pièce puis s’échappe de la salle. Pas non plus quand le prévenu s’écroule, visage dans les mains. « J’ai passé deux semaines qui ont duré deux mois  », peine-t-il à articuler, décrivant son quotidien à la prison au côté d’une personne accro à la cocaïne et au shit. « Je ne toucherai plus jamais à la drogue, je vais changer de vie  », tente encore David pour sa défense. Son avocat reprend le calvaire de son client : « Parce qu’il est arrivé avec son pantalon de ski fluo, les autres détenus l’ont considéré comme un pointeur (violeur, en prison)  », poursuit Honneger qui « ne dit pas ça pour apitoyer sur le sort de David. Mais le choc carcéral de ces deux semaines a été horrible.  »

Le procureur, sans états d’âme face aux larmes, assène : « Vous dites que la prison est dure, et en effet, c’est son but dissuasif  » et, aux yeux de sa situation privilégiée, cite le poème de La Fontaine : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront noir ou blanc ». David est condamné à un an d’emprisonnement, avec mandat de dépôt.

Quelques heures plus tôt, les proches de David arboraient un grand sourire crispé lors d’un selfie collectif. À l’énoncé de la sentence, il sortent d’un seul homme, en pleurs. Le Néerlandais quitte le tribunal avec la tête encore plus basse que lorsqu’il est arrivé. Derrière les vitres du camion qui le ramène à Varces, le soleil brille autant qu’à l’Alpe. La fenêtre de sa cellule est à peine plus petite que celle du confortable appartement qu’il n’aurait jamais dû quitter.