« Ici, le climat devient fou deux fois plus vite. » En tombant sur cette phrase, on a ricané. Ça faisait trois semaines qu’on fouillait les archives de l’époque. Chaque fois qu’on exhumait un document vantant le prétendu « activisme écologique » de la ville, on trouvait les hommes bien plus fous que le climat. En mars 2019 par exemple, la « Biennale des villes en transition » rassemblait des dizaines de milliers de spectateurs à Grenoble, ville présentée comme ayant « un temps d’avance ». Pour promouvoir cet événement d’une semaine, une vidéo de propagande proclamait : « Ici, le climat devient fou deux fois plus vite, alors ici on est deux fois plus forts. Ici depuis toujours, depuis les débuts, on est les champions, on est des pionniers, on relève tous les défis. Et aujourd’hui ? On accélère ! Ici, c’est Grenoble (…) on est les super-héros de la ville de demain. » (1) Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette prose n’était pas une parodie. Grenoble était une ville sur‑bétonnée, où les « pics » de pollution se transformaient régulièrement en « plateaux », avec des usines chimiques et quantité de laboratoires et d’entreprises travaillant sur des technologies inutiles et énergivores, mais ses responsables se prétendaient être des « champions », des « pionniers » et les « superhéros de la ville de demain ». L’urgence était de ralentir et eux voulaient « accélérer » ! Leur but était avant tout que la ville devienne « Capitale verte de l’Europe » en 2022.
Au même moment, les travaux avaient commencé pour agrandir l’autoroute traversant la ville, dénommée A480. De ce qu’on a compris, ses deux fois deux voies étaient souvent saturées de voitures ( faites un tour à l’ancien musée Dauphinois : nos collègues archéologues y exposent justement une « voiture » repêchée dans le Drac) dans lesquelles il y avait généralement une seule personne et trois ou quatre sièges vides. Les cinquante années précédentes, les aménageurs avaient organisé la ville afin que la voiture individuelle devienne indispensable pour aller « travailler » – une habitude de l’époque – et faire des courses : la plupart des gens ne produisaient pas leur nourriture et elle était acheminée dans des entrepôts en périphérie des villes. Et comme ces aménageurs, pétris de superstitions, n’avaient pas encore compris qu’une « croissance infinie est impossible dans une cuvette finie » (pour reprendre la devise de la commune autonome de Cuvetta), ils tentaient d’attirer toujours plus de monde. Pas des pauvres gens en galère de logement, non, mais de riches investisseurs au mode de vie très énergivore.
Ces travaux autoroutiers, c’est vrai, n’étaient pas portés par la mairie de Grenoble, organisatrice de la « Biennale ». À l’époque, le pouvoir central installé à Paris (aujourd’hui commune libre de La Commune) pouvait arbitrairement influer sur des décisions locales. Mais les élus grenoblois ne s’étaient pas battus contre : ils avaient émis quelques « réserves » en militant pour des murs antibruit, une vitesse limitée à 70 kilomètres par heure ou une voie réservée pour le covoiturage. À lire leur prose dans la presse de l’époque, cette autoroute augmentée était la conséquence d’un accord secret conclu entre l’État et Area. Cette « entreprise » (allez voir l’excellente exposition qui lui est consacrée au Musée des inepties, place Verdun) avait profité de la privatisation des autoroutes, engrangeant des millions d’euros (la monnaie de l’époque) de bénéfices. Vu qu’ils n’avaient eu aucun pouvoir sur la décision, d’ailleurs louche, ils avaient tout à gagner à élever la voix. Mais non : les élus locaux, passifs ou complices, s’accommodaient de ce projet.
Une rhétorique étonnante, même en 2019 : quelques décennies plus tôt la construction des centrales nucléaires avait été une décision imposée par l’État et les écologistes s’étaient fermement positionnés contre. Ils ne s’étaient pas contentés d’émettre des « réserves » en demandant du plutonium équitable ou des pots de fleur autour des centrales.
Lors d’une réunion dans le quartier des Eaux-Claires le 14 janvier 2019, le maire Éric Piolle parlait de l’agrandissement de l’autoroute comme d’un « grand et beau projet ». Une quinzaine d’années auparavant, les écologistes grenoblois s’étaient pourtant fortement mobilisés contre la construction dans le parc des Gilets jaunes, à l’époque baptisé parc Paul Mistral, d’un grand stade de football. On peut encore en observer quelques gradins dans le verger. Ce stade avait coûté « seulement » une centaine de millions d’euros et entraîné la coupe de quelques dizaines d’arbres, mais la lutte avait été féroce. Et là, pour l’A480, plus de 300 millions d’euros de budget et des centaines d’arbres tronçonnés : quelques « réserves ». Ces élus soi-disant écologistes avaient accompagné le chantier de trois ans entraînant quantité de nuisances pour les voisins. Une fois inaugurée, cette autoroute avait réduit les « bouchons » pendant six mois, avant que l’augmentation de la circulation n’entraîne les mêmes encombrements. Six ans plus tard l’explosion du prix du pétrole et la raréfaction de l’énergie allait entraîner la transformation de cette nouvelle autoroute en simple route nationale bordée de vergers et fréquentée avant tout par des vélos.
Qu’il est fascinant, cet âge de la langue de bois ! Un des plus gros promoteurs de cet élargissement autoroutier répondait au nom de Christophe Ferrari, éphémère président de la Métropole grenobloise (les métropoles étaient des usines à gaz technocratiques créées pour mieux « vendre » le territoire et éloigner le pouvoir du citoyen). Scientifique de formation, il avait réalisé quantité de travaux sur le « cycle du mercure » ou la « concentration atmosphérique », allant jusqu’en Antarctique pour étudier les conséquences du réchauffement climatique. Il travaillait dans un laboratoire baptisé IGE (Institut des géosciences et de l’environnement). Au sein de son labo, plusieurs chercheurs mieux éclairés que lui avaient pourtant signé une tribune de 135 scientifiques grenoblois contre l’agrandissement de l’A480 : « L’agglomération grenobloise, au rayonnement scientifique mondial, ne peut se permettre d’être le symbole de l’hypocrisie climatique, en laissant sur son territoire se développer un projet à ce point incompatible avec les nécessaires transitions énergétiques et environnementales. » Cette prise de position était assez rare à l’époque : les scientifiques se voulaient plutôt « neutres » et défilaient par dizaines de milliers lors des « marches pour le climat » le samedi, tout en contribuant toute la semaine à l’artificialisation du monde.
Manigancer pour agrandir une autoroute n’empêchait pas ce Christophe Ferrari de s’enflammer lors de l’ouverture de la Biennale des villes en transition : « Nous connaissons ici les impacts du réchauffement climatique encore plus fort qu’ailleurs alors nous avons décidé de changer de braquet (…) de faire des déplacements urbains ambitieux. (…) Tous les chantiers sont ouverts, avec toute l’énergie nécessaire, mais ce n’est pas suffisant : il nous faut amplifier, il nous faut augmenter. » Nous avons déjà vu dans nos précédents travaux comment les utilisateurs de l’éco-langue de bois n’avaient pas de limite et pouvaient prétendre « amplifier » leurs efforts pour lutter contre le réchauffement climatique en « augmentant » une autoroute.
En 2020, certains habitants de la cuvette grenobloise montèrent une campagne contre le dévoiement du langage et l’hypocrisie des discours écologistes des décideurs. Excédé et à bout de nerfs, Ferrari attaqua tout le monde pour injures et diffamation en répétant partout que c’était lui « le super héros de la ville de demain ». Piolle fit une vidéo pour expliquer qu’il n’avait rien à voir avec la langue de bois de l’ancien monde, parce qu’il se préoccupait d’inventer la langue de bois de demain. Plus fous, plus fous, plus fous que le climat.
(1) Vous pouvez retrouver ces paroles en regardant le clip lénifiant sur http://villesentransition.grenoble.fr