Le saviez-vous ? Il y a presque cinquante ans, la société Poma et les élus avaient un curieux projet pour développer les transports collectifs à Grenoble : le Poma 2000. « Entièrement automatique, il était constitué de cabines autonomes de 23 places dont 10 assises. Les cabines se seraient succédées à des intervalles de 14 secondes ce qui devait permettre un débit de 3 800 passagers par heure. L’infrastructure aurait été constituée d’un câble horizontal entre chaque station, dotée chacune d’un quai de 10 mètres et d’un tapis roulant d’embarquement, et de voies de guidage pouvant être positionnées au sol mais prévues dans Grenoble pour être aériennes. »
Dans les années 1970, des tests furent même effectués pour les trois lignes en projet dans des champs à côté du quartier de la Villeneuve en construction. Certains immeubles furent construits en laissant le passage possible aux cabines suspendues, comme on peut encore le voir rue Hébert. Mais finalement, le projet capota, notamment à cause de son coût rédhibitoire pour l’époque (25 millions de francs par kilomètre en 1974).
Alors la ville a été aménagée pour la bagnole, seulement concurrencée par le tram à partir des années 1980. Mais Poma n’a jamais lâché l’idée de faire un téléphérique urbain dans l’agglomération grenobloise, lieu de son siège social (après avoir longtemps eu ses bureaux à Fontaine, elle les a déménagés à Voreppe). L’entreprise vend des pylônes, des câbles et des cabines partout à travers le monde, de New-York à Medellin, en passant par Toulouse ou les montagnes du Caucase et de Chine. Et rien dans l’agglomération grenobloise, exeptées ces vieilles bulles de la Bastille. Les téléphériqueurs sont-ils toujours les plus mal téléphériqués ?
Pourtant, depuis cet abandon du Poma 2000, de nombreux projets de transports par câble ont fait parler d’eux dans le coin. Des téléphériques Grenoble-Chamrousse, Crolles-Brignoud, Meylan- Saint-Martin-d’Hères ou Échirolles-Vizille ont été plus ou moins régulièrement évoqués.
Plus récemment, en mars 2012, la Métro avait « pété un câble » en annonçant par surprise qu’un téléphérique reliera l’agglomération au plateau du Vercors à la fin 2014. Le boss de la cuvette de l’époque, le socialiste Marc Baietto, avait annoncé qu’il fallait « surtout éviter que ce soit un élément de débat au moment des municipales de 2014 ». Las ! L’opposition d’une grande partie des habitants du plateau, dont certains voyaient dans ce transport supposé écolo une façon d’accélérer l’urbanisation de leur montagne, a eu raison du projet qui a été définitivement abandonné en septembre 2014. Mais si ce projet de liaison a été mis de côté, le lobbying pour le téléphérique urbain a continué intensément, notamment par la voix de Baietto, qui déclarait dans Le Daubé (30/08/2013) : « Si le transport par câble ne se fait pas dans le Vercors, on le fera ailleurs. Si les habitants du Vercors n’ont pas besoin de développer le tourisme et l’attractivité de leur territoire, eh bien on ira dans la Chartreuse ou dans Belledonne. »
Finalement, la Métro n’est pas « allée » en Chartreuse ou en Belledonne, sans doute par crainte de futures oppositions, mais a préféré rester sur son territoire pour lancer son premier téléphérique urbain.
Le trajet concocté en a surpris plus d’un, son seul intérêt étant de survoler des zones peu habitées, ce qui facilite grandement son « acceptation ». Car sinon, comment comprendre la volonté de relier Fontaine à Saint-Martin-le-Vinoux, un trajet incongru et en tout cas beaucoup moins encombré que celui des entrées dans Grenoble ?
Le principal problème rencontré par Poma pour faire grossir son chiffre d’affaires dans les villes est bien celui de « l’acceptation », selon son PDG Jean Souchal, répondant à Décideurs magazine (14/10/2020). Il poursuit : « Le transport par câble est aujourd’hui perçu comme une solution concrète. Alors que personne n’y pensait il y a vingt ans. Les deux dernières décennies ont permis aux aménageurs de se dire : oui, il y a aussi des solutions à câble. L’accompagnement législatif et Grenelle, Grenelle 2 plus précisément, ont décrété que le transport par câble était vertueux. Il y a eu une conscience politique forte. Cela a permis la modification de la loi de 1941 sur le survol des propriétés. »
Si la « conscience politique » sur le transport par câble est aujourd’hui si forte, c’est notamment grâce à l’intense travail de lobbying mené par Poma, qui ne s’en cache pas. « On veut révolutionner le transport urbain », affirme Jean Souchal dans Capital (2/01/2012). Dans la loi du 3 août 2009 du Grenelle de l’environnement, il est inscrit que pour « lutter contre le changement climatique », « l’État encouragera également le transport par câble ».
En 2015, Poma lance avec le géant du BTP Eiffage le projet I2TC (Interconnexions transports en commun & technologies câbles) qui consiste « à adapter les systèmes de transport par câble, bien connus à la montagne, aux contraintes et enjeux de la ville moderne ». Un lobbying financé par l’argent public : ce projet « d’un montant global de 4,3 millions d’euros, bénéficie d’une aide de 1,6 million d’euros versée par le Fonds unique interministériel, la Ville de Paris, les Régions Île-de-France et Rhône-Alpes ».
Depuis, l’entreprise tente de convaincre les collectivités de parsemer leurs villes de téléphériques. « Pour une ville, construire des télécabines (15 à 20 millions d’euros seulement) coûte dix fois moins cher qu’un métro » s’emballe Souchal dans Capital (2/01/2012). Des affirmations qui méritent d’être complétées : en fait le télécabine de Grenoble ne coûtera pas « 15 à 20 millions d’euros seulement » mais au moins 65 millions d’euros pour seulement 3,7 kilomètres. Mais quand on aime on ne compte pas – ou mal. Car si le câble est effectivement moins cher au kilomètre que le tramway, il transporte par contre beaucoup moins de monde. Dans la guerre d’influence que se livrent les promoteurs du câble, du tram ou du métro, les chiffres sont triturés dans un sens ou dans l’autre.
L’argument ultime des élus pour défendre le choix du câble est qu’il permet de franchir deux rivières, une ligne de train, une autoroute, ce qui serait effectivement beaucoup moins facile pour un tramway. Mais, outre le fait que ce trajet absurde n’a jamais été réclamé par personne, on pourrait tout autant le faire, si on veut rester dans le champ de la « mobilité décarbonée » – c’est-à-dire turbinant au nucléaire – avec des trolleybus grâce aux ponts déjà existants. Mais c’est vrai que ces bons vieux trolleybus ne seraient pas à la hauteur de « l’enjeu d’attractivité économique, de dynamisme territorial, de marque territoriale » dont parlait l’écolo Mongaburu pour défendre le Métrocâble au conseil métropolitain du 2/02/2016.
Il est en tout cas certain que ce genre de projet a bien plus à voir avec le marketing qu’avec l’écologie. Comme tous les grands pollueurs qui se respectent, l’industriel abuse du mot « développement durable » dans sa propagande.
Le dernier « challenge » de Poma a été d’équiper en cabines la « plus grande roue d’observation du monde » à Dubaï aux Émirats arabes unis. En 2012, les mêmes s’enorgueillissaient déjà d’avoir réalisé la « plus grande roue du monde », à Las Vegas, qui sera « la vedette d’une zone de divertissement de 27 000 m2 ». Deux ans auparavant, à grand renfort de communication pour cette « première mondiale », Poma a édifié un funiculaire hermétique entre deux salles blanches du CEA-Grenoble dont toute l’utilité consiste à permettre aux chercheurs de gagner quinze minutes en évitant de se déshabiller. En 2014, la boîte iséroise a été choisie pour construire le funiculaire qui descendra les déchets radioactifs au très controversé centre d’enfouissement de Bure.
Mais l’essentiel du business de Poma est ailleurs, dans la conquête de nouveaux marchés dans les pays qui ne connaissent pas encore le supplément esthétique offert par les stations de ski. Après avoir recouvert les montagnes françaises et européennes de pylônes et de cabines, Poma s’attaque maintenant aux autres continents. L’argent n’ayant pas d’odeur, Poma accepte sans rechigner les pétro-dollars de Dubaï comme les gazo-roubles de Moscou. En ligne de mire : l’Amérique latine, l’Asie, la Russie, le Caucase. De partout, des pylônes, des câbles, des cabines, du « développement » enterrant à grands coups de bulldozers toute prétention de « durable ».