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Pêcher en remontant le Drac - épisode 4 -

Pour quelques mètres cubes par seconde de plus

En Occitanie et en Catalogne, les « dracs » sont des « créatures imaginaires de formes variables, dont la plupart sont considérées comme des dragons représentant le diable liés à l’eau et à ses dangers ». Dans la Cuvette, le Drac est juste une rivière un peu pénible à traverser. Mais que sait-on du Drac ? Pour le quatrième épisode de ce feuilleton, on est partis à la rencontre du Drac industriel, entièrement dompté pour la production hydroélectrique. Dans ces endroits, EDF a pris tous les pouvoirs sur notre cher dragon, celui de nous interdire toute baignade sur ses plages pourtant propices et même celui de nous en empêcher tout simplement l’accès.

Tous les dix mètres, il y a un panneau, soit le classique « Danger – accès interdit par arrêté préfectoral », soit le plus rare « Il est strictement interdit de pénétrer dans le lit du Drac ». En tout cas, on ne pourra pas dire qu’on n’a pas été prévenus. Le long de la dizaine de kilomètres entre Champ-sur-Drac (où se trouve la confluence avec la Romanche) et le barrage de Notre-Dame-de-Commiers, il doit y avoir des milliers de ces panneaux.

Dans le passé, le Drac a souvent connu des débordements inattendus et dévastateurs. Mais ce n’est pas à cause de ça qu’il est « dangereux » de s’aventurer dans son lit. C’est parce qu’aujourd’hui le dragon est totalement dompté pour les bénéfices de la production hydroélectrique. Endiguée, canalisée, bétonnée, la rivière voit son débit scruté à la goutte près et régulé en permanence. Depuis les années 1970, cette partie du Drac est surchargée en équipements hydroélectriques. Rendez-vous compte : entre le barrage du Sautet et Grenoble, sur une quarantaine de kilomètres de cours d’eau, il y a six grands barrages et dix centrales hydroélectriques. Ça turbine sévère : si on en croit la communication d’EDF, tous ces équipements produisent « 1,7 milliard de kWh par an soit l’équivalent de la consommation électrique d’environ 750 000 habitants  ». Beau score, même si ce chiffre ne veut pas dire grand chose : on ne parle ici que de la consommation des habitants et pas de celle, énorme, des entreprises. Et ça ne dit rien de l’augmentation continuelle de cette consommation, alors que l’heure devrait être plus que jamais à la décroissance.

Avec Lolo, on s’est baladés pendant une journée le long de ces centrales, canaux, conduites forcées, barrages, pour observer ces « ouvrages d’art » et voir comment se débrouillait le Drac avec toutes ces contraintes.

Ce qui est rassurant, c’est que lui s’en sort plutôt bien. Ses milliards de milliards de molécules d’eau passent des heures ou des journées coincées, enfermées, empêchées dans un lac de barrage, jetées de force dans une grande conduite invisible ou dans un canal bétonné. Mais dès qu’on les libère, dès que l’étau se desserre, dès qu’elles peuvent enfin laisser libre cours à leur vagabondage, elles retrouvent toute leur fougue, et le lit du Drac redevient magnifique.

C’est beau, et peut-être que ça donne de l’espoir pour le futur : si la nature humaine a les mêmes capacités de résilience, on peut espérer de grandes choses, quand nos vies ne seront plus contraintes par les canaux de la croissance économique ou par les barrages de l’ennui, peut-être pourrons-nous aussi nous égailler librement.

Bref, entre deux monstres de béton, les abords du Drac sont splendides, comme à sa confluence avec la Romanche, dans la réserve naturelle des Isles du Drac ou vers le site de la Rivoire (entre Saint-Georges-de-Commier et Vif). Plein d’endroits propices à la pêche, me raconte Lolo : « Sous ce pont, j’ai déjà attrapé une grosse perche, ici des chevaines, dans ce canal de belles truites...  » Ce jour-là, on n’a pas pris le temps de déplier les gaules, trop de kilomètres à faire, trop de berges à découvrir, trop d’animaux à observer (on a vu des sauts de carpes, des aigrettes, un grèbe huppé, des canards, des poules d’eau, une foulque macroule…). Et puis faut que je me rende à l’évidence : je suis aussi nul à la pêche qu’à la cueillette de champignons.

Le problème, donc, c’est que tous ces endroits sont strictement interdits d’accès. Pourquoi ? Il y a bien entendu le fait divers de 1995, six enfants et une accompagnatrice noyés lors d’une sortie scolaire après une brusque montée d’eau due à un lâcher de barrage. Un terrible drame censé démontrer tragiquement la pertinence des panneaux « Accès interdit ».

Depuis, de l’eau a coulé sur les cadavres, deux responsables d’EDF ont été condamnés à de la prison avec sursis et le Drac a récemment été « remis en eau  » sur cette portion. Avant 2017, seul 1,5 m3 par seconde d’eau du Drac, le « débit réservé  » en langage technique, avait le droit de parcourir le lit naturel de la rivière. Tout le reste était condamné à passer dans les conduits et canaux pour être rentabilisé dans la production d’électricité. 1,5 m3/seconde, ça fait pas grand chose, surtout quand on sait que le débit du Drac est généralement compris entre 55 et 60 m3/seconde. Et surtout 1,5 m3/seconde, ça faisait que le Drac était asséché la plus grande partie de l’année, le peu d’eau présent s’infiltrant dans le sol. L’espace naturel des Isles du Drac se trouvait ainsi régulièrement à sec, ce qui n’est pas top pour la fameuse « biodiversité  ».

Alors après vingt ans de négociations, l’État et les collectivités locales ont obtenu d’EDF de pouvoir augmenter un peu ce « débit réservé » : ce sont désormais 5,5 m3/seconde de flotte qui ont le droit de parcourir le lit de la rivière – ce qui fait encore 90 % du débit accaparé par la conduite forcée. L’eau relâchée à Notre-Dame-de-Commiers est quand même turbinée grâce à un nouvel équipement (faut pas gâcher), qui crache un grand geyser au pied du barrage.

Cette « remise en eau  » est une grande fierté de la Métropole car elle permet « de trouver un meilleur équilibre de la rivière, des milieux naturels et des usages sur le territoire » [1]. Allez, c’est mieux que rien. Mais la balance penche toujours grandement du côté d’EDF. Si une réserve naturelle régionale a été créée, « la plus grande de Rhône-Alpes », le business de l’électricien n’en est pas trop dérangé. Et si les poissons empêchés de circuler librement par les barrages et centrales partout ailleurs peuvent faire ici à peu près ce qu’ils veulent, cela ressemble à une maigre compensation. Car la création de la réserve est vue comme le « meilleur outil pour gérer les enjeux de biodiversité et de sécurité du site du Drac aval ». En clair : transformer un espace en « réserve » (après avoir pourri tout le reste), ça fait un prétexte de plus pour interdire l’accès aux gens. La Métropole reconnaît d’ailleurs que « la mise en place de la RNR [NDR : réserve naturelle régionale] s’est avérée être un outil pertinent pour (...) diminuer la fréquentation sur le site du Drac aval  ».

Dans sa grande mansuétude, la Métropole a quand même prévu d’« aménager et de ré-ouvrir  » à l’horizon 2020 le site de la Rivoire, un tout petit endroit parmi ces kilomètres interdits. Avec Lolo, on a piqué une tête dans ce joli petit lac formé par une ancienne gravière, et c’était délicieux. Par contre, on n’avait pas le droit et la Métropole annonce bien qu’il sera toujours interdit de se baigner dans le Drac, à la Rivoire comme ailleurs.

Les raisons, ce sont les « enjeux de préservation des milieux » et de « préservation de la nappe phréatique ». Je ne vois pas en quoi des baigneurs pourraient pourrir le captage des eaux de Grenoble situé quelques kilomètres plus loin, mais on ne peut rien reprocher à des gens qui veulent préserver l’eau potable – même s’ils mettent beaucoup moins d’énergie à protéger l’eau du Drac par ailleurs, en autorisant les usines chimiques situées quelques kilomètres plus bas à déverser dans la rivière des tonnes de perchlorate, de chlorate, de plomb ou d’aluminium (voir l’épisode précédent dans Le Postillon n°48).

Et puis, j’ai toujours un doute sur les bonnes intentions affichées : s’il est interdit de se baigner, c’est aussi pour des enjeux de « sécurité des personnes liée aux variations de débits des ouvrages hydrauliques ». Encore et toujours à cause d’EDF, de son besoin maladif de turbiner quand bon lui semble, et de la boulimie d’électrons de notre société numérique.

Les élus répètent qu’il faut « préparer les villes aux futures canicules qui vont s’intensifier  », alors rêvons un peu : pourquoi ne pas autoriser des baignades dans le Drac ? EDF pourrait au moins s’engager à éviter les lâchers les jours de forte chaleur, ou pendant tout l’été entre 9h et 21h par exemple. Pour que les habitants du coin et les Grenoblois (c’est à quinze bornes à vélo) puissent venir tranquillement se rafraîchir ici, et profiter un peu du Drac autrement que pour recharger leur smartphone.

Notes

[1Toutes les citations suivantes sont issues du dossier de presse de la Métropole sur la remise en eau du Drac du 10/07/2017.