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GRAND FEUILLETON - EPISODE 2

Pourquoi le Daubé est-il daubé  ?

C’est une affaire entendue depuis des dizaines d’années  : dans les bistrots, les ateliers, les salles d’attente ou les chaumières ; à Grenoble ou ailleurs, on appelle le Dauphiné Libéré le «  Daubé  ». Ce surnom lui va si bien, résonne tellement comme une évidence que personne ne se donne la peine de l’expliquer. D’où vient-il  ? Un hasard, un mauvais jeu de mots  ? On ne sait pas. Le Dauphiné Libéré est daubé, voilà tout. Pourquoi perdre son temps à le démontrer  ?
Mais à trop se reposer sur cet acquis, on en ignore les enseignements. Car chercher à comprendre pourquoi le Dauphiné Libéré est daubé permet bien plus que de s’interroger sur le bien-fondé d’un surnom. Cela permet de faire un voyage au coeur de l’histoire de la presse quotidienne régionale, de la presse en générale et de la vie politique grenobloise et d’en ramener des éléments de compréhension et du critique du monde dans lequel on vit. Tel est le but de ce feuilleton qui tâchera d’étudier l’histoire, le développement et le fonctionnement actuel du Daubé.

Episode 2 : Les années 1950 - 1983 : Quand les transformations techniques imposent la concentration de la presse

Lutte avec Le Progrès, rachat par Hersant : découvrons comment Le Dauphiné Libéré, en investissant massivement dans les nouvelles techniques de production, a rendu irréversible sa domination locale.

L’épisode précédent avait montré que le Dauphiné Libéré a, dès ses premières années, abandonné les idéaux de presse « pure et dure » de la Résistance pour ceux de la course aux lecteurs et de la rentabilité commerciale. Dès le début des années 1950, alors que la diffusion des Allobroges (l’autre quotidien - communiste -) baisse avant de cesser, Le Dauphiné Libéré acquiert le monopole de l’information locale. L’intelligence économique et le peu de scrupules du directeur Louis Richerot et du comptable Jean Gallois ont payé : Le Dauphiné Libéré devient l’unique quotidien sur plus de 7 départements : l’Isère, la Drôme, les Hautes-Alpes, le Vaucluse, l’Ardèche, la Haute-Savoie, la Savoie et la partie sud de l’Ain. Mais cela ne suffit pas à assouvir la soif de développement des 2 patrons qui, en bons libéraux, perpétuent la fuite en avant de conquêtes de nouveaux marchés. Ils décident alors de s’attaquer à leur voisin Le Progrès, leader de l’information dans le Rhône, l’Ain, le sud du Jura, une partie de la Saône et Loire et de la Côte d’Or, et le nord de l’Isère.

La bataille se joue tout d’abord dans les zones « frontalières » (les Savoie, l’Ain, le Jura...) ou les deux concurrents multiplient les lancements d’éditions locales en recrutant des correspondants à tour de bras. Dans un but commercial, on cherche à faire une presse « de proximité » pour attirer le maximum de lecteurs. Au détriment de la qualité de l’information :
«  Un beau jour, au Dauphiné Libéré, Louis Richerot réunit « ses » régionalistes et les informe qu’il leur donne de nouvelles latitudes. Si, en cours de soirée, ils reçoivent beaucoup de matières, ils auront le droit de « dédoubler » leur édition [NDR : c’est-à-dire de rajouter une page]. Un journaliste : « Mais dans ces conditions, on n’aura jamais le temps de relire la copie. Il y aura des erreurs, des fautes... » Louis Richerot : « Alors ça je m’en fous. Vous savez bien qu’aujourd’hui on ne lit plus le journal, on le regarde... » » (*)

La lutte se propage ensuite dans les « villes centrales » avec une succession d’attaques et de « répliques ». En 1955, Le Dauphiné Libéré lance une édition rhodanienne Dernière Heure Lyonnaise avec un bureau en plein centre de Lyon. Le Progrès réplique immédiatement avec une édition grenobloise et un bureau place Félix Poulat. Dans la Loire, Le Progrès rachète deux quotidiens existant tandis que Le Dauphiné Libéré rachète le troisième.

Le Dauphiné Libéré implante en 1964 une imprimerie ultramoderne et bien située à Chassieu dans le Rhône. Un très lourd investissement qui fait prendre beaucoup d’avance au journal grenoblois sur le plan technique mais qui plombe ses finances. Dès lors, les deux « géants » de l’information constatent que leur rivalité est néfaste. Une lutte sans fin risque de les couler tous deux, ils ont donc intérêt à se rapprocher et à s’entendre.

Le mariage

En 1966, les directions des deux quotidiens signent des accords actant la fin des hostilités et le début de leur coopération. Afin de ne pas officialiser un « mariage » pour ne pas choquer leur lectorat, ils ne créent pas de holding, mais des sociétés communes pour les différents pans de l’activité. Une société est créée pour la publicité, une pour la production, une pour l’emploi des journalistes, une pour le routage et une dernière pour les titres du dimanche et les journaux gratuits. L’accord, qui inclut une structure de direction commune avec deux membres de chaque journal, reste ultrasecret.

Ce rapprochement décuple leurs moyens et leur permet de racheter une multitude de petits titres locaux. Ainsi est né le monopole quasi-total de l’information sur plus de dix départements. C’est un des premiers groupes capitalistes de presse en France.

Ce monopole permettra de faire baisser les coûts et de gagner en rentabilité. Avec la création d’une société commune pour la production des journaux, les emplois diminuent de 26% et les bénéfices sont multipliés par 7. (*)

Le monopole permet également de mettre en place le « pluralisme organisé », c’est-à-dire l’illusion de la diversité des opinions alors que les structures appartiennent toutes au même propriétaire. Ainsi sur Lyon, la S.A « Dauphiné Libéré » possède à la fin des années 1970 un journal de gauche (Dernière Heure Lyonnaise), un journal très libéral (Journal Rhône-Alpes), et Le Dauphiné Libéré qui se situe un peu au centre, c’est-à-dire à droite quoique qu’il ait, dans un but commercial, arrêté de mépriser les communistes et opéré un léger glissement à gauche.

Derrière cette apparence pluraliste, organisée pour maximiser le lectorat potentiel, se cache un fort engagement politique et un soutien sans faille au pouvoir en place. Ainsi les hauts responsables politiques se pressent à l’inauguration du nouveau centre du Dauphiné Libéré à Veurey (commune dont Louis Richerot est maire) le 1er juillet 1977, Raymond Barre, y fera, lors de son discours, une violente charge contre le Programme Commun de la gauche, qui ne soutiendrait pas assez la presse. Raymond Barre rendait là au Dauphiné Libéré le soutien que le journal lui avait apporté, notamment à travers les éditos de Line Reix, femme de Louis Richerot et directrice des rubriques politiques.

Le nouveau centre de Veurey « qui est un outil technique remarquable, et qui passe pour être le centre d’impression le plus moderne d’Europe, manifeste la puissance du groupe de presse et l’apogée de la carrière de Louis Richerot. » (**) Le patron du Dauphiné Libéré possède une telle influence dans les milieux décisionnels qu’il oblige AREA à déplacer le péage de l’autoroute Grenoble-Lyon, initialement prévu au plus près de Grenoble, après le centre de Veurey.

Le divorce et la vente à Hersant

Du côté du Progrès, la mort du patron Emile Bremond, en 1970, ouvre une âpre guerre de succession entre ses deux petits-fils. Au bout d’une multitude de rebondissements juridiques et d’une mise aux enchères, c’est Jean-Charles Lignel, jeune milliardaire, qui prend la direction du groupe en 1979. Il va très vite se montrer distant puis arrogant envers la direction du journal grenoblois, qui répliquera en l’accusant de vouloir casser les accords de 1966. Là encore, un feuilleton juridique se déroule pendant plusieurs mois, en parallèle d’une série de coups bas (débauchages de journalistes, bataille par huissiers interposés. Au bout du compte, Lignel, le patron du Progrès, est condamné, pour avoir rompu les accords, à verser 26 millions de francs de dédommagement au Dauphiné Libéré.

Le divorce consommé, Le Progrès tentera, en favorisant les enquêtes et les dossiers et en s’ancrant plus « à gauche », de marquer son empreinte face au Dauphiné Libéré qui reviendra sur ses fondamentaux que sont le sport et les faits divers. Mais malgré leurs différences de forme, ils représentent tous deux, dès 1980, les deux facettes d’un même monopole, d’une même vision de la concentration de l’information, au service de l’ordre établi. Ce que confirment les auteurs communistes de L’Aigle et La Plume : « Le pouvoir politique en place a posé des œufs dans les deux paniers. Dans celui du Dauphiné Libéré, dont les liens avec Matignon sont apparents et qui ne dément pas son soutien politique giscardien. Dans celui du Progrès où se dessinent les contours d’une relève politique (...). Il n’y a somme toute pas de mystère, l’infrastructure politique guide la superstructure informative qu’est la presse dans son intervention sur les consciences. » (*)

Cette séparation laissera de lourdes traces des deux côtés. Lignel, qui a dépensé des millions pour racheter Le Progrès, n’a plus assez de sous pour rembourser Le Dauphiné Libéré suite à sa condamnation. Le journal grenoblois, quant à lui, ne se remet pas de l’énorme investissement du centre de Veurey et creuse ses dettes. A tel point que Louis Richerot se résout à vendre des parts du holding « Dauphiné Libéré » à Marcel Fournier, le PDG de Carrefour. Contre toute attente, Fournier rétrocède ses parts à Robert Hersant qui possède déjà une dizaine de journaux. Malgré un dernier baroud d’honneur de Louis Richerot et la colère des syndicalistes, Robert Hersant devient officiellement patron du Dauphiné Libéré en 1983. Le journal « issu de la Résistance » tombe ainsi dans l’escarcelle d’un homme ayant animé des journaux antisémites et pro-nazis lors de la guerre et inculpé pour infraction à l’ordonnance du 26 août 1944, qui limite la concentration de la presse. Connu pour sa soif de pouvoir et son manque de scrupules, il aura réussi à être plus fort que Louis Richerot sur son propre terrain. Une citation permet de se donner une idée de sa vision du journalisme et de sa « culture d’entreprise » : « Quand je rencontre la première fois la rédaction d’un journal que je viens d’acheter, je demande aux journalistes la permission d’aller pisser. La deuxième fois, je vais pisser sans rien dire. La troisième fois, je leur pisse dessus. » (Citizen Hersant, Patrick et Philippe Chastenet, Le Seuil).

Les innovations techniques contre le pluralisme

Que faut-il retenir de ces différents rebondissements ? Que les deux tournants stratégiques du Dauphiné Libéré - l’alliance avec Le Progrès et le rachat par Hersant - arrivent tous deux après la construction d’une nouvelle infrastructure (Chassieu en 1964, Veurey en 1975) à la pointe de la modernité. Ces évolutions sont en grande partie dûes à l’importance des investissements dans les nouvelles techniques, qui l’entraînent dans une fuite en avant économique, toujours à la recherche de nouveaux capitaux. Les « améliorations » des conditions d’impression, les « progrès » technologiques, jugés par tous « révolutionnaires » et « merveilleux » auront entraîné directement la disparition des petits titres locaux - ne pouvant pas rivaliser avec les grands - et la concentration de la presse.

Cette course au progrès est due aux deux hommes forts du Dauphiné Libéré, qui ont toujours favorisé « les rotatives plutôt que les journalistes »(**). Louis Richerot se préoccupait bien plus de la forme que du fond, de la technique que des idées : « Plus qu’une véritable homme de presse, Louis Richerot est plutôt un patron de presse. Autant il peut se passionner pour la mise au point de la dernière imprimerie du groupe, autant il a peu de choses à dire sur le contenu du journal. » (**) Son bras droit Jean Gallois avait des idées plus tranchées et a impulsé le lancement du très libéral Journal Rhône-Alpes. C’est lui qui entraîna le journal dans la recherche permanente de la modernité : «  Le Dauphiné Libéré a adopté le 1er octobre 1948 des ordinateurs Bull. « C’est l’avenir, allons-y » avait assuré Gallois. Passionné de progrès techniques, il le montra en imposant la couleur dans le journal (...) Il dota Le Dauphiné Libéré d’un matériel toujours à l’avant-garde du progrès.  » (Actualité Dauphiné n°49, février 1983).

A travers l’histoire du développement du Dauphiné Libéré dans les années 1960 - 1970, on voit que la technique transforme le monde, qu’elle sert généralement la domination et qu’elle a tendance à la rendre irréversible. Cette fuite en avant s’est poursuivie et en 2006, dans son centre de Veurey, Le Dauphiné Libéré inaugurait de nouvelles rotatives, des « Goss Mainstream » afin de « basculer dans le XXIe siècle de l’imprimerie ». Au grand bonheur de la direction qui licenciera pour l’occasion plusieurs dizaines de salariés car « les dernières bobines grand format sont encore installées manuellement. Sur les nouvelles rotatives, c’est un robot qui opère. » (Daubé, 30 avril 2006) Les rotatives avant les journalistes, les techniques avant les idées c’est toujours aujourd’hui le créneau du Dauphiné Libéré et de son directeur de développement de 2004 Jean-Marc Williate pour qui « il était impossible de faire un vrai travail de fond sans un vrai changement technologique. » (Nouvel Objectif Rhône-Alpes, juillet 2003).

Qui - autre qu’une grande entreprise - peut aujourd’hui prétendre se battre sur le même terrain que Le Dauphiné Libéré ? L’évolution de la technologie a - dans le domaine de la presse écrite comme dans d’autres - agrandi le fossé entre « grands » et « petits ». Le Dauphiné Libéré, après avoir battu ses premiers adversaires sur le plan financier, a déplacé la bataille sur le terrain technique, empêchant toute concurrence non supportée par un grand groupe financier. Voilà la seconde raison qui nous amène à affirmer que Le Dauphiné Libéré est daubé.

(*) Dibilio / Leprince, L’Aigle et La Plume, Les Péripéties De La Presse Quotidienne Rhône-Alpes, Fédérop, 1980
(**) Pierre Frappat, Grenoble, le mythe blessé, Alain Moreau, 1979