Accueil > Décembre 2016 / N°38

Réponse aux argumentocs sur les fermetures de bibliothèques

La lutte contre le plan d’austérité se concentre surtout contre la fermeture des trois bibliothèques Hauquelin, Prémol (qui ont déjà fermé) et Alliance (qui devrait fermer au printemps 2017) et la suppression de treize postes dans le service des bibliothèques.
Pour les justifier, la mairie utilise quelques arguments qu’il est facile de démonter.

« Il y a beaucoup de bibliothèques à Grenoble »

Pour les élus grenoblois, cette fermeture de trois bibliothèques n’est pas importante car il y aura encore « une bibliothèque pour 14 000 habitants en 2017 contre 12 500 en 2016, alors que des villes comme Nantes ou Lyon sont à une bibliothèque pour 30 000 habitants ». Il s’agit de deux situations incomparables : à Lyon ou Nantes, les bibliothèques sont peu nombreuses mais toutes importantes. Dans les années 1960, Grenoble a fait le choix de développer un réseau dense de petites bibliothèques, afin que chaque nouveau quartier ait sa bibliothèque (1). C’est ce fragile équilibre qui est en train d’être cassé. Il est vrai que la méthode utilisée est bien différente de celle jadis mise en œuvre pour développer le réseau des bibliothèques. En 1862, un certain Alfred Franklin, membre de la Mazarine – la plus ancienne bibliothèque de France – s’extasiait : « Mais nous n’avons pas fini avec les excentricités dont la ville de Grenoble nous donne le curieux exemple ; nous avons même gardé la plus singulière pour la fin... Le Maire de Grenoble, dès qu’il fut question d’entreprendre l’édifice réservé à la bibliothèque, eut l’idée étonnante de consulter le bibliothécaire... » Cent-quatorze années plus tard, les élus n’ont pas eu la même « idée étonnante ».

(1) Voir Jacques Perret, Le développement d’un réseau municipal de bibliothèques de prêt – Grenoble, 1975


« Est-ce qu’on regarde les horaires des sites Hauquelin et Prémol, qui sont ouverts seulement dix heures par semaine ? » ( Éric Piolle, Le Daubé, 14/06/2016)

La municipalité feint d’ignorer le travail réalisé par ses agents afin de justifier ses choix politiques auprès de la population qui ignore tout le travail invisible mené par les bibliothécaires. L’adjointe à la culture Corinne Bernard profère ainsi des énormités comme « Prémol n’était plus une bibliothèque mais un point lecture seulement ». Comment ? Les bibliothécaires ne travaillent pas uniquement de 15h à 18h, trois jours par semaine ? Il faut tout rappeler aux élus : les salariés des bibliothèques entretiennent les collections, préparent et réalisent des animations (heures du conte, accueils de scolaires, clubs lectures, interventions dans les structures petite enfance, accueils de groupes en apprentissage du français, etc.), tissent de nombreux partenariats avec des structures socioculturelles et de l’éducation nationale, font des bibliothèques de rue, etc. Un travail à la croisée du social, de la culture et de l’éducatif, à destination notamment des publics éloignés de la lecture et la culture, qui occupe bien plus que 10 heures par semaine.

« Les habitants n’ont qu’à faire cinq cents mètres de plus pour aller à une autre bibliothèque »

Cet argument est utilisé pour justifier la fermeture des bibliothèques Prémol et Hauquelin, puisque deux autres bibliothèques seraient situées à 500 mètres (Arlequin et Jardin de Ville). « Mais c’est quoi 500 mètres ? » se demande le maire qui ne cesse d’inviter les grenoblois à sortir des logiques de quartiers. Mais si cela va de soi pour lui - du fait de sa catégorie sociale et de son capital socioculturel - de se rendre dans les bibliothèques à vélo, pour de nombreuses personnes cela ne va pas de soi de rentrer dans une bibliothèque, même au pied de son immeuble. Pour les personnes éloignées de la lecture, plus particulièrement dans les quartiers populaires, franchir la porte d’une bibliothèque c’est devoir franchir une barrière symbolique. C’est notamment à destination de ces publics qu’a été mise en place la politique de lecture publique de proximité. Si pénétrer dans la bibliothèque au bas de chez soi est déjà compliqué, vous ne ferez pas 500 mètres pour vous rendre dans la bibliothèque la plus proche.
Par ailleurs, une bibliothèque de quartier n’est pas seulement un endroit où emprunter des livres. C’est aussi un lieu de vie, où des habitants passent, discutent, font vivre le quartier. Un exemple grenoblois est à ce titre assez éloquent. Jusqu’à la fin des années 1990, il y avait une bibliothèque dans le quartier Mistral de Grenoble. Suite à un incendie, elle a fermé ses portes, les habitants étant invités à se rendre à la bibliothèque Eaux-Claires, cinq cents mètres plus loin. Pour quel résultat ? Thierry travaillait auparavant à Mistral : « une bibliothèque c’est pas une épicerie. C’est un travail sur le long terme pour tisser des liens avec des gens. à Mistral, il y avait plein d’incivilités, mais beaucoup de monde passait dans les locaux. Ce n’est pas juste du prêt de livres : il se passe plein de choses difficilement quantifiables. à Mistral, les équipes successives se sont battues, et tout ce boulot réalisé au quotidien a été en grande partie perdu du jour au lendemain ». Aujourd’hui, force est de constater que le public de la bibliothèque Eaux-Claires Mistral (rebaptisée du nom des deux quartiers à la demande des bibliothécaires en 2011) touche bien plus les habitants des Eaux-Claires que de Mistral, malgré les efforts des bibliothécaires pour attirer les habitants de Mistral (de multiples actions sont menées dans le quartier).

 

« On va créer autre chose »

La bibliothèque Alliance, qui va fermer au printemps, était la seule bibliothèque du secteur 4. Pour répondre à la colère des habitants mis devant le fait accompli de cette fermeture, l’élu de secteur leur a proposé - sans rire - de réfléchir ensemble à quoi pourrait servir le bâtiment ensuite : « René de Ceglié aimerait que les habitants “prennent de la hauteur et prennent conscience de comment ce territoire va se transformer.” Selon lui, “la ville se pense à d’autres dimensions.” » (Le Daubé, 3/11/2016).
Afin de contrer la contestation des bibliothécaires et des habitants, la municipalité tente une nouvelle stratégie : fermer la bibliothèque pour construire un lieu culturel en plaçant dans le bâtiment des associations culturelles en manque de locaux. Les représentants des parents de l’école Daudet de Grenoble ont répondu à cette suffisance dans une lettre adressée au Maire et à son équipe municipale : « À ce jour vos propositions de substitution sont indécentes au regard de ce que vous détruisez et ne méritent pas que nous les évoquions. La concertation ne peut exister à sens unique : fermer l’équipement le plus central d’accès à la culture pour tous et du vivre ensemble de notre quartier, sans aucun élément d’explication tangible, ni concertation préalable, puis proposer de co-construire un cache-misère à la place n’est pas acceptable. » (2)

(2) à lire en entier sur le Facebook des Bibliothécaires de Grenoble en lutte.

« Les écoles et structures de proximité (…) continueront à avoir autant accès à la lecture publique »

 Sur le site unevillepourtous.fr les élus assurent que « les partenariats avec les écoles et structures de proximité seront réaménagés avec les bibliothèques alentour (Eaux claires/Mistral, Teisseire, Abbaye…). Les écoles qui étaient en partenariat avec les bibliothèques Hauquelin, Prémol et Alliance continueront à avoir autant accès à la lecture publique dans leurs autres bibliothèques de proximité. » Une promesse qui tient de l’incantation. Comment recevoir, en plus des écoliers déjà accueillis, « autant » d’élèves avec trois bibliothèques et une dizaine de bibliothécaires en moins ?
Les élus sortent aussi souvent de leur chapeau la solution du « bibliobus ». Sauf qu’un bibliobus, ça ne se gare pas partout et ça ne fait pas d’animations. Seulement dix enfants de moins de 30 kilos serrés comme des sardines peuvent y entrer pendant une demi-heure pendant que les vingt autres se pèlent le cul dehors. Bref, cela ne pourra pas compenser toutes les fermetures de bibliothèques.

« On continue d’innover pour la lecture publique. On vient d’inaugurer la Numothèque, un nouvel outil pour accéder aux collections numériques ».

Une bibliothèque numérique n’a absolument rien à voir avec une bibliothèque de quartier. Le véritable intérêt de la bibliothèque, c’est le lieu physique, comme le décrit si bien Sophie Divry, dans le roman La Côte 400 (disponible dans les bibliothèques de Grenoble) : « En vérité, la bibliothèque est le lieu de la plus grande solidarité. L’humanité, l’humanité déprimante, l’humanité souffrante, la plus belle, en somme, celle des pécheurs, des chômeurs et des réfugiés climatiques, elle est là, autour de moi. [... ] Pour me faire bien comprendre, je vais vous dire qui typiquement n’entre jamais ici : l’homme riche, entre trente-cinq et cinquante ans. Pourquoi ? Parce qu’à cet âge, il fait partie des barbares dominants. Monsieur ne fréquente pas les infrastructures publiques. Jamais vous ne verrez monsieur dans un bus. Monsieur ne partage rien avec les autres, monsieur possède. Cela fait longtemps que la madame de monsieur ne demande plus d’œufs à la voisine d’en face, elle a eu pour la fête des Mères un mixeur trois vitesses, et quand monsieur veut lire, monsieur achète ses livres. [...] Mais la vie n’est pas un programme de machine à laver. Attendez qu’il lui arrive un cancer sur le coin de la tête, un chômage, un adultère ou un contrôle fiscal. Ou les quatre à la fois. Là, tout penaud, vous le verrez arriver, la queue entre les jambes. [...] Sa femme le quittera, il deviendra maniaque ou dépressif, bouliste, piéton même. Il sera parmi nous. Mais il aura fallu que la vie lui donne toutes ces claques sur la tête pour qu’enfin il comprenne que la bibliothèque devant laquelle il passait auparavant avec indifférence, ce ne sont pas des livres morts, non, c’est le cœur même de la Grande Consolation. »