Accueil > Printemps 2024 / N°72

progression du « désert convivial » à la Villeneuve

Rideau !

Et encore deux lieux de sociabilité en moins à la Villeneuve ! Dernièrement le tabac-presse et le bar associatif Le Barathym ont baissé le rideau… Entre fermeture des commerces et difficultés des associations, le « désert convivial » progresse dramatiquement dans le quartier. Certaines figures du quartier mettent en cause, outre quantité de facteurs nationaux, la « municipalisation » impulsée par l’équipe Piolle. La Ville, elle, défend sa politique en promettant des « dynamiques » prochaines.

« Un quartier sans commerce, c’est le début de la fin. » Mourad tenait le dernier endroit où était vendu Le Postillon dans le quartier de la Villeneuve : le tabac-presse de la place du marché de la galerie de l’Arlequin. Ces dernières années, il vendait de moins en moins de Postillon, de moins en moins de journaux, de moins en moins de tout d’ailleurs. «  Depuis la fermeture de la boulangerie il y a deux ans, mon chiffre d’affaires avait baissé de 50 %.  » N’empêche que son commerce faisait office de lieu de sociabilité : à chaque fois qu’on y amenait notre journal, on y croisait des habitants en train de papoter.

Début janvier, Mourad a définitivement baissé le rideau, en manque de rentrées d’argent et de perspectives : « ça fait quinze ou vingt ans que le projet de la mairie pour l’avenir des commerces de la Villeneuve n’arrête pas d’évoluer en fonction de leur politique du moment, de l’argent disponible, etc. J’en avais marre d’être baladé...  » Depuis quelques années, le projet de la mairie est de démolir les anciennes « cellules » commerciales situées autour de la place du marché pour en reconstruire d’autres, en divisant leur nombre par deux au passage (en passant de six à trois).

«  Actuellement la situation pour les commerces n’est pas acceptable. Les travaux sur les locaux commerciaux sont des projets longs qui ont du mal à aboutir... » reconnaît Chloé Pantel, maire-adjointe du secteur 6, englobant la Villeneuve. L’équipe municipale verte et rouge, aux commandes depuis dix ans, n’a pour l’instant pas enrayé la chute de l’ « offre commerciale ». À l’occasion de la fermeture de la boulangerie, en décembre 2021, la mairie et la Métropole annonçaient l’ouverture des nouveaux locaux pour début 2023. En mars 2024, il n’y a toujours rien, mais selon l’élue, cela devrait aboutir dans quelques mois. « On est confiants sur la dynamique qui va se recréer à partir de l’automne prochain. C’est déjà acté qu’il y aura une boulangerie. Pour les deux autres cellules, on ne sait pas encore mais il y aura sûrement un restaurant d’insertion et une épicerie.  »

Sur l’autre « centre » du quartier de la Villeneuve, la situation est encore moins reluisante. Les rideaux métalliques sont encore plus baissés que lors de notre précédent reportage il y a deux ans (Le Postillon n°64). La boucherie a depuis fermée, un projet de reprise par un ancien salarié ayant capoté faute d’accord avec la Métropole. Seule la pharmacie est encore ouverte, mais son sympathique gérant semble envisager une prochaine fermeture.

Les rares lieux de sociabilité se comptent désormais sur les doigts d’une main. Depuis début mars, le café associatif le Barathym, situé à l’intérieur du local municipal du Patio, a cessé ses activités. Suite à quantité de difficultés accumulées ces derniers mois, une assemblée générale extraordinaire a acté une mise en sommeil de l’association. Une « décision très douloureuse » pour les membres du conseil d’administration, redoutant de «  renforcer le sentiment d’abandon » dans le quartier. Un rapide micro-trottoir aux alentours de la place du marché une matinée de février confirme l’importance de la déconsidération qu’entraîne l’absence de commerce.

Pour boire des cafés à emporter dans l’immense galerie de l’Arlequin, reste donc uniquement le petit taxiphone. La Machinerie, nouveau « lieu de partage » géré par la régie de quartier, « à la fois Fablab, Repair Café, lieu d’ateliers divers, et conciergerie de quartier » est située en dehors de la galerie, vers la ligne de tram, et est ouverte seulement trois jours et demi par semaine. Sinon, pour pouvoir s’asseoir à une table ou s’accouder à un comptoir, il faut aller dans l’énorme galerie commerciale Grand’Place qui, elle, vient d’achever son agrandissement.

Le projet urbain « des » Villeneuves (celle de Grenoble et celle d’Échirolles), a pour ambition d’en faire le « premier écoquartier populaire ». Le site présentant le projet annonce vouloir « maintenir et accueillir des commerces de proximité ». Les trois commerces annoncés pour l’automne place du marché semblent bien peu de chose pour un quartier de 12 000 habitants.

Bien entendu, les causes de cette disparition des lieux de sociabilité sont multiples et mélangent facteurs globaux, nationaux et locaux. Mourad constate que « le quartier s’est énormément appauvri, aujourd’hui tout le monde vit plus replié ». Mais il pointe aussi les responsabilités municipales et métropolitaines : « Les agents de la ville et de la Métropole sont hors-sol et méprisent les commerces ou associations présents depuis longtemps ici. »

C’est un constat largement partagé par plusieurs acteurs associatifs du quartier. Willy fait partie de ceux-là, habitant et investi depuis toujours ici. Sa réussite la plus connue est d’avoir monté la BatukaVI, la « troupe d’enfants-artistes qui tourne le plus au monde » selon lui, qui tempère aussitôt « ou au moins en France ». Mais ce n’est pas la recherche de titres honorifiques qui anime Willy. Lui qui a grandi dans les « pédagogies alternatives » enseignées auparavant dans le quartier a toujours voulu transmettre et faire vivre le goût de l’échange et des projets collectifs. À la recherche des meilleurs outils pour toucher les familles populaires, il a eu l’idée de monter une batucada avec les gamins du quartier en 2010. La compagnie a fêté l’année dernière ses 2 000 représentations, en France et un peu partout dans le monde. «  Éric Piolle avait dit que c’était la plus belle carte de visite de Grenoble à l’étranger » assure Willy qui regrette pourtant le manque de soutien de la municipalité. La BatukaVI peut certes compter sur des locaux gratuits (sans chauffage ni toilettes, ni accès à l’eau) sous la salle municipale des Baladins mais l’association s’y sent (très) à l’étroit. Malgré l’ingéniosité des parents ayant aménagé quantité d’étagères et mezzanines en tous genres, il manque visiblement de la place pour ranger la multitude d’instruments et autres matériels pour les séjours à vélo, à ski et autres qu’organise l’association, pour le moment aussi stockés dans divers garages personnels et autres...

Même si les subventions de la municipalité représentent « seulement 4 % du budget  », et que la ville ne leur commande plus aucune prestation depuis deux ans, la BatukaVI est en bonne santé financière, grâce à l’argent gagné par leurs « 150 à 220 représentations annuelles et l’engagement de chacun  ». « On est passé de 1,5 à 3 postes salariés. Dans le quartier on est l’exception qui confirme la règle, la seule association populaire de quartier qui embauche. Tout le reste disparaît. » Et Willy de citer les associations Osmose (soutien scolaire), Kiap (sports de combat), le futsal, le boxing club, le dojo grenoblois, le karaté club… qui ont tous perdu la plupart de leurs postes salariés et sont en grande difficulté.

En cause, pour l’animateur de la BatukaVI : « Quantité de postes d’adultes-relais n’ont pas été reconduits. Ce sont des postes pour les quartiers populaires financés par l’État à 92 %. Je croyais qu’ils étaient plutôt réservés aux associations. Mais ces dernières années, ce sont les structures municipales et para-municipales qui en ont récupéré la plupart sur le quartier...  »

L’année dernière, les « fins de partenariats » avec les associations de La Cordée (sur Villeneuve) et du Plateau (à Mistral) avaient choqué et illustré le processus à l’œuvre dénoncé par Willy (entre autres) : la municipalisation. À l’époque la mairie promettait de faire « mieux » que les anciennes associations partenaires. Un an et demi plus tard, nombre d’habitants ont du mal à voir ce « mieux ». «  Leur “mieux”, ça veut dire “rien”  » cingle Mourad. L’élue de secteur conteste évidemment, affirmant que quantités d’activités sont toujours organisées dans ces lieux, même si la restructuration du Plateau, avec notamment l’arrivée de la bibliothèque des Eaux-Claires, n’a pas encore abouti.

Si Willy trouve que les salariés des structures municipales sont pour la plupart « super », il constate que cette municipalisation des activités a quantité d’effets pervers : « On perd beaucoup de gens avec la municipalisation. Avant, les réunions pour préparer les fêtes de quartier, carnavals et autres brocantes se tenaient en soirées, les parents pouvaient y aller. Maintenant c’est en journée et il n’y a plus aucun habitant lambda... Tout vient d’en haut et les initiatives des habitants sont ignorées, instrumentalisées ou récupérées. » Willy avait applaudi la volonté de Piolle de rompre avec les pratiques souvent clientélistes à l’œuvre sous Destot, racontant comment l’ancienne équipe municipale pouvait tout d’un coup arriver avec une nouvelle subvention, notamment avant les élections... « Mais à force d’avoir peur du clientélisme, tout ce qui n’est pas sous contrôle municipal est vu comme un danger. L’offre d’activités a chuté, ce qui n’a pas l’air de déplaire à l’équipe municipale. Quand il n’y a plus rien, les habitants vont plus apprécier le peu que propose la Ville. »

L’élue Chloé Pantel, elle, réfute ce terme de « municipalisation » et a un tout autre regard sur le soutien municipal : « On héberge gratuitement un grand nombre d’associations. Il y a des facteurs nationaux, comme la suppression des contrats aidés, contre lesquels on s’est battus. La ville essaye d’accompagner au mieux toutes les associations, notamment la BatucaVI, mais a des finances limitées. Sur le secteur 6, il y a quand même une centaine d’associations auxquelles on donne un million et demi de subventions... » Derrière cette somme importante se cachent néanmoins d’importantes disparités : les « grosses » associations de la Villeneuve comme l’espace 600 (380 000 euros en 2023) ou la régie de quartier (360 000 euros) touchant la majeure partie de ce pactole… Chloé Pantel affirme aussi vouloir coller au mieux aux « dynamiques » des associations, et donc moins soutenir des structures en perte de vitesse pour favoriser celles plus actives (mais apparemment, pas la BatucaVI).

«  Peut-être que nos activités ne sont pas bonnes, mais il n’y a jamais moyen d’en discuter » peste Alain, autre figure du quartier très active ces dernières années. Lui aussi regrette cette «  municipalisation à marche forcée, qui aboutit au fait que les habitants ne s’investissent plus. Dans les réunions pour préparer la fête du quartier de l’année dernière, il n’y avait presque plus d’habitants...  » Ancien président de la maison des habitants, il s’est aussi beaucoup investi dans Villeneuve Debout, un collectif d’associations créé après les émeutes de 2010 et organisant notamment les universités populaires de la Villeneuve, la quinzaine de la non-violence ou les animations de Villeneuve-plage. Cette structure est actuellement « en année blanche » à cause du manque d’énergie bénévole, de financement et de considération. « Aujourd’hui la vie associative est maltraitée au niveau national. Avec les subventions par projet, on ne peut jamais anticiper, les finances reçues peuvent varier du simple au triple. Les exigences administratives sont de plus en plus compliquées et impliquent une professionnalisation de la vie associative. Le modèle de l’engagement bénévole est mis à mal, au profit de celui du start-upper. À Grenoble, on est d’autant plus déçu qu’on s’attendait à ce que la mairie prenne le contre-pied de ces tendances nationales. Mais la mairie accuse les associations d’être non-représentatives et de faire écran avec la population.  »

Plusieurs autres acteurs associatifs se plaignent des exigences administratives de plus en plus lourdes pesant sur les associations « qui ne peuvent plus fonctionner sans un salarié qui gère l’administratif » selon Willy. Si Chloé Pantel assure que trois « agents de développement locaux sont présents pour soutenir les associations dans les démarches administratives », une ancienne membre du conseil d’administration du Barathym déplore le manque d’engagement : « Il faudrait que les collectivités apportent beaucoup plus de soutien matériel et humain pour la survie des commerces et des lieux de vie. »

Alain avait participé activement à la campagne de Piolle en 2014. «  J’avais apprécié la venue de Mohamed Mechmache, figure nationale de “pas sans nous”, une association qui lutte pour que les habitants des quartiers soient intégrés aux décisions… Aujourd’hui j’ai l’impression que la mairie veut faire “sans nous” ». Alain ressent donc une « sensation très forte de trahison. L’équipe municipale n’aime pas la vie politique associative autonome et l’éducation populaire. Si la vie associative est d’utilité sociale, elle ne peut pas être contrainte par une certaine vassalisation à la mairie.  »

En-dehors des activités des associations concernées, leur baisse d’activité, conjuguée à la fermeture de commerces, réduit considérablement les lieux et occasions de se croiser, se parler, sociabiliser. « Aujourd’hui, les endroits qui brassent le plus de gens dans le quartier sont la mosquée et l’église évangélique  » constate Alain. Willy se désole : « La période du Covid a démontré à beaucoup de jeunes qu’avec le développement de la vie virtuelle, ils n’avaient plus besoin de “nous”, les associations. Aujourd’hui, dans les quartiers comme ailleurs, les écrans favorisent le repli sur soi. » Face à ces colossaux enjeux, l’ambition des élus de faire de la Villeneuve le « premier écoquartier populaire  » semble complètement à côté de la plaque. Les 347 millions d’euros déversés par le biais de l’Anru (agence nationale de la rénovation urbaine) vont surtout bénéficier au BTP, avec des démolitions de barres combattues par des habitants. La mairie s’obstine dans un très coûteux projet de lac baignable à la Villeneuve, malgré l’opposition de beaucoup d’habitants. À quand la priorité mise sur la lutte contre le désert convivial ?

Des sources d’inspiration dans le passé ?

« Mistral avait déjà une mauvaise réputation mais des gens de toute la ville venaient voir les concerts dans le quartier !  » Il fut un temps où il se passait plein de choses dans les quartiers grenoblois. À la fin des années 1970, la cité Mistral a connu une effervescence culturelle portée notamment par les jeunes du quartier à travers l’association « Casse » : sous-entendu « casse les prix ». «  Cette association organisait des concerts à 10 balles dans le quartier, avec quelques grands noms : Bernard Lavilliers, Téléphone, Starshooper, etc.  » C’est Djellali qui évoque cette période au Postillon, même s’il ne veut « surtout pas se mettre en avant » vu qu’il a juste «  un peu aidé » pendant deux ans, alors qu’il était salarié de Peuple et culture. « Il y avait des équipes très actives et implantées à la maison pour tous et à la bibliothèque, qui formaient des jeunes du quartier pour bosser avec eux. C’est ce qui a permis cette dynamique...  » Une dynamique qui est bien documentée dans Mistral décibel années, un film de 2005 de Brahim Rajab, l’actuel directeur du Prunier sauvage, le sympathique lieu culturel qui subsiste dans le parc Bachelard, juste à côté de Mistral. Selon Djellali, la dynamique ne s’arrêtait pas aux gros concerts : «  Il y avait aussi souvent des films, des débats, des sorties au ski très régulières. Le racisme et l’exclusion existaient mais n’étaient pas plombants comme aujourd’hui. À ma connaissance, il n’a jamais eu d’agression ou d’embrouilles graves dans ces événements. Il y avait un grand mélange, sans histoire de race, de religion... »