Voyage dans les entrailles de la cuvette
Sous terre
À Grenoble, on n’a pas de volcan, donc pas d’éruption, donc pas de Pompéi, pas d’endroit resté figé dans le temps à cause des sédiments volcaniques. Mais à défaut, on a des anciennes mines de ciment... C’est beaucoup moins spectaculaire certes, mais ce sont quand même des endroits où presque rien n’a bougé depuis souvent un siècle. Grâce à l’aide de deux minéphiles, Le Postillon part à la découverte de ce patrimoine local méprisé et pourtant plein de petits trésors.
C’est pas très haut, pas très large. Environ deux mètres sur deux de large. Mais alors qu’est-ce que c’est long ! Des centaines et des centaines de mètres à marcher dans le noir total. Cette galerie peut nous emmener bien loin sous la montagne.
Au début, il y a une autre galerie qui part sur la gauche et qui débouche, au bout de vingt mètres, sur une petite pièce d’environ quinze mètres carrés. Sur les murs, des structures d’étagères toutes rouillées. Au centre, une énorme table en béton et dessus, un fatras de fioles, récipients et ustensiles divers. C’est vieux, étrange, délabré, mais étonnamment bien conservé. Cela ressemble à un laboratoire subitement abandonné. Un endroit où on devait tester des recettes de ciment et qui n’a pas bougé depuis plusieurs dizaines d’années, peut-être un siècle, on ne sait pas trop.
Retour dans la galerie principale. Au sol, il y a des rails pour chariots. Les murs sont un peu effondrés par endroits, mais rien de bien méchant, en tout cas dans les premières centaines de mètres. Des fois, sur les côtés, il y a des trémies, des espèces de cheminées donnant sur d’autres galeries situées plus haut. C’est par là qu’étaient balancées les caillasses avant d’être évacuées vers l’extérieur par des « berlines », les chariots naviguant sur les rails qu’on suit.
C’est un lieu non loin du centre-ville de Grenoble. Des galeries comme ça, il y en a des dizaines, des centaines dans l’agglomération grenobloise. Il y en a des très longues et des toutes petites, des presque pas effondrées et certaines où « il pleut des cailloux », des où il faut ramper et escalader et d’autres qui nécessitent un petit canot pour passer des endroits plein d’eau, des où l’entrée n’est pas trop dure à trouver et d’autres où il faut se faufiler dans des chatières cachées pour y accéder, pendant que quelques-unes sont a priori aujourd’hui complètement inaccessibles. Des kilomètres et des kilomètres de galeries, sous la Bastille et le Rachais, sous le Rocher de Comboire ou dans la vallée de la Gresse, vers Vif. Tout un patrimoine invisible et très rarement visité.
Ce sont les vestiges d’une époque depuis longtemps révolue, celle où Grenoble était une capitale du ciment : à l’apogée du succès industriel grenoblois, vers 1880, les trente-deux cimenteries grenobloises employaient 1 250 personnes et produisaient 200 000 tonnes de ciment par an, soit un tiers de la production nationale (voir l’excellent feuilleton Du ciment sous les cimes, paru dans les Postillon n°22, 23 et 24).
Des endroits dangereux
« Les carrières sont interdites au public et dangereuses (toits croulants par endroit). Il faudra bien insister dans votre article sur cet aspect. Ce n’est pas du tourisme, plutôt de la recherche. » Avant de me rencontrer, Baudouin et Raphaël se méfiaient un peu : surtout il ne faut pas donner envie à n’importe qui d’aller dans ces galeries – et pas seulement pour les chauves-souris y habitant et potentiellement dérangées par les visites. Devant un café, ils m’expliquent : « C’est sûr qu’on est un peu élitistes, on ne met pas les topographies sur internet parce qu’après, les gens iraient au casse-pipe. » Ils font partie de la commission « Mines et carrières » du comité départemental de spéléologie de l’Isère et adorent aller se balader sous terre. Il y a deux ans, Baudouin a participé à un bouquin sur « le ciment au fil de la Gresse – Les hommes et les carrières souterraines ».
Dans un « avertissement », il explique l’ « éthique des visiteurs » de galeries souterraines : « les minéphiles se cachent. Les interdictions, partout affichées, les dissuadent de se montrer au grand jour. Il n’y a pas de fédération, rien que des réseaux discrets. Cette activité ressemble à la montagne par ses techniques, à la spéléo par son milieu, à la cambriole par ses manières. Elle a pourtant ses règles. L’homme qui explore les anciennes mines n’a rien du cristallier cherchant son profit comme récompense à son labeur, il n’a que peu à voir avec le spéléo avide de trouver l’eau souterraine, il s’intéresse lui aux traces laissées par l’homme, comme l’archéologue. Mais au contraire de l’archéologue qui fouille le passé en modifiant les sites, sous prétexte d’en révéler les traces, l’amoureux des mines scrute le passé sans rien toucher. (…) Pour lui, c’est l’appareil photo qui fixe le souvenir. Ce sont les seuls “souvenirs” qu’il se permet de ramener, comme le spéléo du reste, comme les adeptes de cette activité moderne qu’est l’Urbex, l’exploration urbaine, dont l’éthique interdit tout pillage. »
Ce qui intéresse avant tout ces explorateurs, c’est donc le « patrimoine » que représentent ces mines, et ce qu’elles ont à raconter sur des activités aujourd’hui complètement disparues. « Des fois on tombe sur des bijoux, des descenderies, des berlines, des vieilles installations. On essaye d’imaginer comment cela fonctionnait à l’époque. Il faudrait que cela soit classé. Il y a certaines traces, ce serait un scandale qu’elles disparaissent. Mais un patrimoine qui ne permet pas de faire du fric, c’est nul, ça n’intéresse personne. »
Des endroits qui n’ont pas bougé depuis un siècle ou plus : à part sous terre, c’est inexistant. Disparues les traces du Grenoble ouvrier ; disparues les usines de Bouchayer-Viallet ; disparues les ganteries crasseuses ; disparues les biscuiteries Brun, entre autres exemples. De tous ces lieux, de ces millions d’heures travaillées, il ne reste plus que quelques photos, des témoignages épars, et quelques rares éléments d’architecture sauvegardés dans la « smart-city » qui vient. Le lieu de travail de milliers de mineurs est par contre, lui, globalement conservé, malgré les éboulements et l’usure du temps. Et pourtant, tout le monde s’en fout : « les gens qui s’intéressent au patrimoine du ciment, ce sont des architectes, analyse Baudouin. Alors ils vont parler de la tour Perret et de la Casamaures, mais pas des mineurs. On a beaucoup plus parlé des mineurs de charbon que des mineurs de ciment. Malgré toutes les mines dans le coin, je n’ai pas trouvé une seule photo de mineur de ciment en train de travailler. Il y a une sorte de mépris pour ce travail moins valorisé que le charbon : le ciment, ce n’est que de la pierre broyée. J’aimerais lutter contre ce mépris. »
Si on parle rarement des carrières souterraines grenobloises, c’est aussi parce qu’il y a encore des enjeux bien actuels. Des effondrements dans des galeries souterraines peuvent avoir des conséquences à la surface, dans la « vraie » vie. En 1974, l’effondrement de galeries abandonnées sous le fort de Comboire avait provoqué l’affaissement d’une route. Plus récemment, en 2011, une galerie Vicat s’est effondrée à Saint-Martin-le-Vinoux sur près de quatre-vingts mètres. Conséquence : « les ondes sismiques générées par cet événement ont été détectées par des sismomètres jusqu’à plus de 300 km de distance. L’énergie sismique libérée correspond à un séisme de magnitude estimée entre 1,6 et 2,3 [sur l’échelle de Richter]. » Et surtout : une route et une dizaine de maisons du hameau au-dessus (le Mas Caché) sont endommagées par des fissures : plusieurs de ces habitations ont été évacuées. Sur l’une d’elles, « une fracture de plus de 10 cm de large a coupé la maison en deux ». Depuis, Vicat a racheté quatre bâtisses endommagées et indemnisé les huit autres propriétaires touchés par cet affaissement. L’entreprise envisage maintenant de recommencer à extraire du ciment dans la carrière des Combes, à proximité de la galerie effondrée.
Vicat assure qu’il n’y aura aucun danger pour les habitants. La société ne s’est jusqu’à présent pas intéressée à son passé, mais cela pourrait changer avec la récente création de leur fondation… « Vicat est le propriétaire de toutes les anciennes carrières à ciment de la région, poursuit Baudouin. À un moment, ils ont racheté plein de petites cimenteries pour les fermer, pour éviter la concurrence. La moitié du village du Gua, par exemple, leur appartient. Mais ils n’ont pu me fournir aucune archive, aucun document sur leur exploitation. Pour mes recherches, j’ai dû me débrouiller sans eux. » Après la vallée de la Gresse, un autre ouvrage est d’ailleurs en préparation sur les carrières sous le rocher de Comboire.
L’entreprise fait-elle la chasse aux minéphiles ? Baudouin et Raphaël analysent : « ils interdisent bien entendu l’accès aux galeries. C’est normal parce qu’ils sont responsables. Ils sont propriétaires et font ce qu’ils veulent. Mais ils savent qu’on va dedans et ça ne les dérange pas. Au contraire, même : chez eux plus personne n’y va, on est les seuls à connaître les anciennes carrières souterraines. S’il y a un accident, on nous appellera. Ce qui est désagréable, c’est qu’ils sont preneurs d’informations, mais qu’ils n’en donnent guère. »
Archéologie de la mine
Retour sous terre, ailleurs. L’entrée de la galerie est déjà à vingt minutes de marche. Il y a des crottes séchées et des morceaux du Petit Dauphinois (l’ancêtre du Daubé) datant de 1933, 1935 ou 1937. On dirait que cet endroit faisait office de toilettes. Il y a quatre-vingts ans, le quotidien local servait déjà de torche-cul. Cette carrière souterraine est énorme : plus de quinze kilomètres répertoriés par les minéphiles. Son accès est assez compliqué : il y a pas mal d’eau, et par moments il faut marcher avec de l’eau jusqu’aux cuisses. A d’autres endroits, quand on passe les fontis (effondrements d’une partie du plafond), il faut ramper dans les cailloux. Il y a plein de carrefours, des galeries dangereuses, d’autres plus saines. On croise des formes de vie végétale ou minérale, d’étranges champignons se développant sur des morceaux de bois pourris, des concrétions de calcite, d’aragonite, du salpêtre. Et puis on peut aussi observer des traces de vie humaine vieilles de quatre-vingts ans, des morceaux d’un blouson en cuir et des boutons, des bouts de chaussures à clous, des restes de boîtes à sardines, des coquilles de noix encore conservées. Il y a également des escaliers en béton raides et impressionnants permettant d’accéder aux étages supérieurs, et rappelant des habitats troglodytes. À un autre endroit, il y a un mur rempli d’inscriptions au charbon. Une date, 1930, et puis des prénoms. Luigi, Rok, Adel, René, Alphonse, et d’autres difficilement déchiffrables, dont certains en cyrillique. Sûrement les noms de certains travailleurs des mines, trimant sous terre pour un petit salaire. Leur quotidien n’a jamais été documenté, on ne peut qu’imaginer leurs souffrances, leurs peines, leurs joies, leurs peurs, leurs réussites. Ne restent que ces quelques traces presque intactes. Pour combien de temps encore ?