Accueil > Printemps 2025 / N°76

Tout ça c’est magouilles et compagnie

Suivez l’argent, il mène à Le Maire

Pour savoir quels intérêts sert la Macronie, il suffit de voir où se recasent ses anciens ministres. Ainsi l’Isérois Olivier Véran est maintenant lobbyiste pour des sociétés privées œuvrant dans le domaine de la santé, quand l’ancien ministre de l’Intérieur Christophe Castaner travaille pour Shein, un site de « fast-fashion » chinois. Bruno Le Maire, ministre de l’économie pendant sept ans, a choisi lui l’entreprise néerlandaise ASML. Ce nom ne vous dit sans doute rien, et pourtant : c’est le leader mondial des « équipementiers » pour la microélectronique. Cette boîte fournit notamment de coûteuses machines (plusieurs dizaines de millions d’euros) de photolithographie pour des entreprises comme STMicro et Soitec.
Incroyable coïncidence : c’est ce même Bruno Le Maire qui avait annoncé en 2023 le soutien de l’État à l’agrandissement du site de STMicro Crolles, moyennant 2,9 milliards d’euros d’argent public. Deux ans et demi plus tard, l’entreprise GlobalFoundries, avec qui devait s’associer STMicro, n’a jamais rien fait à Crolles et investit finalement aux États-Unis. Rien ne permet non plus d’assurer que les 1 000 emplois annoncés à Crolles seront créés un jour, STMicro venant même d’annoncer des licenciements à venir sur ses sites isérois (lire notre article ici). Les centaines de millions d’euros d’argent public ont-ils seulement servi à acheter des machines à la société employant aujourd’hui Bruno Le Maire ?

Imaginez. Un ministre conclut fièrement un accord prévoyant de verser des milliards d’euros à un fabriquant de kouign-amann, contre la promesse de mille emplois. Deux ans et demi plus tard, il n’y a aucun emploi créé ; par contre le ministre, viré depuis, est embauché par le producteur de beurre salé fournissant le fabricant de kouign-amann pour des centaines de millions d’euros par an. Scandaleux, non ?

Et pourtant, la Haute autorité pour la transparence de la vie publique ne voit pas où est le problème. C’était une métaphore d’une histoire entre l’ancien ministre Bruno Le Maire et les multinationales STMicroelectronics et ASML.

Sont quand même sacrément polyvalents ces macronistes ! On savait déjà que Bruno Le Maire trouvait le temps d’écrire des livres tout en étant ministre. On apprend aujourd’hui qu’il a créé une société alors qu’il était toujours en poste au ministère de l’Économie, des finances et de la souveraineté industrielle, qu’il a occupé pendant sept années. Quelques jours avant d’être débarqué en septembre 2024, il crée la société par actions simplifiées unipersonnelle 48 Jacob (c’est son adresse dans le 6ème arrondissement de Paris). Son objet est «  l’organisation, l’animation, la tenue de, et la participation à des conférences  ». Rien que du classique pour un ancien homme d’État, les exemples d’anciens ministres ou présidents se faisant payer des centaines de milliers d’euros pour quelques heures de blablabla à l’étranger étant légion.

Mais moins de deux mois plus tard, Bruno Le Maire a déjà changé d’idée de business. Le 5 novembre 2024, il saisit la HATVP (Haute autorité pour la transparence de la vie publique) pour une «  demande d’avis sur son projet de modifier l’objet social de sa société par actions simplifiées 48 Jacob dans le but de délivrer des prestations de conseil auprès de la société ASML Holding, société néerlandaise spécialisée dans le secteur des semi-conducteurs. »

Polyvalent... et prévoyant. Bruno Le Maire ne veut pas se faire accuser de «  prise illégale d’intérêt » ni d’une activité qui soulèverait « des difficultés d’ordre déontologique », c’est pour ça qu’il demande à l’HATVP son avis. Aurait-il lui-même quelques raisons d’avoir des doutes ?

Il y a prise illégale d’intérêts quand un membre du gouvernement a pris ou reçu « une participation par travail, conseil ou capitaux dans une entreprise privée alors qu’il a été chargé, dans le cadre des fonctions qu’il a effectivement exercées au cours des trois dernières années, soit d’assurer la surveillance ou le contrôle de cette entreprise, soit de conclure avec elle un contrat de toute nature ou de formuler un avis sur un tel contrat, soit de proposer à l’autorité compétente des décisions relatives à des opérations de cette entreprise ou de formuler un avis sur de telles décisions. »

Pour la HATVP, ce n’est pas le cas en l’espèce : « Il résulte de l’attestation de Monsieur Le Maire que l’intéressé n’a accompli, dans le cadre de ses fonctions gouvernementales au cours des trois dernières années  » aucun de ces actes à l’égard de la société ASML Holding ou d’une entreprise du même groupe. Les membres de la HATVP en concluent donc que « dans ces conditions et en l’état des informations dont dispose la Haute Autorité, le risque de prise illégale d’intérêts peut donc être écarté, sous réserve de l’appréciation souveraine du juge pénal  ».

On touche là à la fameuse différence entre la lettre et l’esprit de la loi. Si on s’en tient à la lettre de la loi, effectivement, le ministre Le Maire n’a jamais aidé la société ASML. Si on se préoccupe plus de «  l’esprit » de la loi, on ne peut qu’être dubitatifs face aux conclusions de la HATVP. Rentrons donc dans les détails de cette affaire.

Une des plus grandes fiertés du ministre Bruno Le Maire est d’avoir présidé à la signature, en juillet 2023, du contrat entre l’État français, STMicro et GlobalFoundries (voir encart) pour l’extension du site de ST Micro de Crolles. Dans la balance : 2,9 milliards d’euros d’argent public pour 1 000 emplois créés. Ça fait déjà très cher payé (2,9 millions par emploi soit 116 années au Smic) mais pour l’instant même cet objectif est très loin d’être rempli : de nouveaux emplois il n’y a point et STMicro vient même d’annoncer de futures suppressions de postes (voir l’article page suivante).

Si le rapport entre argent investi (7,5 milliards d’euros en tout en comptant l’argent mis par les entreprises) et nombre d’emplois créés est si faible, c’est parce que pour l’industrie de la microélectronique, l’investissement en machines est colossal, les salles blanches étant de plus en plus automatisées. Les plus coûteuses de ces machines sont celles de photolithographie : pour la précision des gravures des puces électroniques actuelles, elles peuvent coûter jusqu’à 350 millions d’euros, soit quatre fois le prix d’un Airbus A320. Actuellement, il y a une entreprise qui a quasiment le monopole sur la fabrication de ces machines dernière génération : c’est la société ASML.

L’économie relevant pratiquement du secret défense, on ne peut trouver aujourd’hui aucune trace écrite prouvant que les machines achetées pour l’extension de STMicro à Crolles sont achetées à ASML. Mais comme on dit en termes judiciaires, on dispose quand même d’un « faisceau d’indices concordant ». Déjà, remarquons que le siège d’ASML France se situe à Crolles, à quelques centaines de mètres des salles blanches de STMicro. Ensuite, il est très peu probable que STMicro se fournisse ailleurs, comme nous l’ont confirmé plusieurs salariés. «  De toute façon, tous les équipements dans les salles blanches de Crolles, c’est de l’ASML » nous confie l’un d’eux. « Au moment de l’annonce de l’extension, le module 4 était construit mais pas encore équipé. Depuis, ce sont des équipements ASML qui ont été mis dedans  », confirme une déléguée syndicale. Un cadre de STMicro abordé au Tech&Fest abonde : « Pour les dernières technologies avec des gravures très précises, on n’a pas le choix, leurs concurrents n’y arrivent pas. Et puis le principal concurrent c’est Nikon, un japonais, alors on préfère quand même acheter à une boîte européenne. » En dehors de l’achat de machines neuves, il y a de toute façon l’entretien de celles qui sont déjà là, comme nous le raconte une autre salariée : « On achète du matériel à ASML en permanence et on a aussi un contrat de maintenance avec eux et un partenariat industriel qui existe depuis de nombreuses années. Les pièces fournies par ASML pour l’entretien des machines sont très coûteuses. On parle pour certaines de plusieurs centaines de milliers d’euros... »

Bref. Ce faisceau d’indices nous permet d’affirmer qu’ASML facture pour des dizaines – voire des centaines – de millions d’euros par an à STMicro Crolles. Dans les derniers comptes disponibles pour STMicro Crolles, on voit que le site a reçu pour 521 millions d’aides en 2023, la première partie des 2,9 milliards de l’État qui doivent s’étaler sur 5 ans. Quelle part de cette somme a donc servi à payer les factures d’ASML ? L’association « actionnaires pour le climat » a fouillé les comptes 2023, et trouvé que 67,6 % des investissements annuels de STMicro vont aux équipements (le reste allant aux constructions immobilières).

Apparemment, la HATVP ne s’est pas posé la question, même si, côté déontologie, elle doit nuancer quand même son avis positif : «  Il ne saurait être exclu que Monsieur Le Maire soit amené à entreprendre des démarches auprès des responsables et agents publics avec lesquels il travaillait durant l’exercice de ses fonctions gouvernementales. » D’où deux réserves : il devra s’abstenir « de toute démarche, y compris de représentation d’intérêts  » auprès « des membres du gouvernement en exercice en même temps que lui » et « des services sur lesquels il avait autorité ». D’avoir à effectuer ce genre de recommandations est quand même assez représentatif de l’état de la prise illégale d’intérêts dans notre pays.

Même le rapport d’enquête publique d’octobre 2023 pour l’extension du site de STMicro soulève « que le maître d’ouvrage reste silencieux » sur la question des modalités et de l’utilisation de cette aide et « regrette que le maître d’ouvrage n’ait pas donné plus de précisions sur cette aide substantielle de l’État.  » Comme les syndicats, nous avons demandé à avoir accès aux détails de l’accord signé entre l’État et STMicro... Réponse en une seule phrase du ministère de l’économie : «  Nous ne commenterons pas à ce stade.  » Son ancien patron Bruno Le Maire doit néanmoins avoir une idée bien précise de combien de millions sont allés dans les poches d’ASML.

Et sinon ?
GlobalFoundries a posé un lapin à STMicro

Tous les industriels sont des menteurs, en microélectronique peut-être encore plus qu’ailleurs.

L’économie est un grand jeu de poker menteur : entre les déclarations prétentieuses et la réalité, il y a souvent un gouffre. Ça n’empêche pas la plupart des journalistes de copier-coller généralement toutes les énormités que peuvent dire les industriels ou les élus qui les soutiennent. Ainsi des hourras médiatiques avaient accompagné l’annonce de l’extension de STMicro Crolles. L’accord signé prévoyait notamment un partenariat entre STMicro et GlobalFoundries, un autre géant des semi-conducteurs, domicilié aux îles Caïmans, qui a pour principal actionnaire le groupe Mubadala, un fonds souverain des Émirats arabes unis. « C’est le plus grand investissement industriel des dernières décennies hors nucléaire et un grand pas pour notre souveraineté industrielle », se félicitait à l’époque le ministre de l’économie et des finances, M. Bruno Le Maire. Le président Macron renchérissait : « C’est la première fois qu’un tel projet associe ces deux types d’acteurs jouant sur des synergies, des complémentarités, de manière totalement inédite. »

Dans la réalité, il semble que ce jour de juillet 2022 soit le seul moment où les représentants de GlobalFoundries aient mis les pieds à Crolles. Depuis, on ne les a plus revus et pour cause, l’entreprise n’aurait en fait jamais véritablement envisagé d’investir en France. D’après la CGT de ST Crolles, en 2022, l’année où l’accord crollois était annoncé, le PDG de GobalFoundries avait assuré que son entreprise ne mènerait pas plusieurs projets de développement en même temps. En mars 2024, L’Usine Nouvelle révèle : « Depuis fin 2023, on nous dit que GlobalFoundries ne répond plus, confie [un cadre opérationnel sur le site de STMicro Crolles] On devrait avoir déjà des dizaines de salariés de GlobalFoundries sur le site. Il n’y a à ce jour personne de cette société. » En novembre 2024, GF annonce avoir reçu une subvention de 1,5 milliard de dollars aux États-Unis. Un syndicaliste de la CGT explique l’entourloupe : GlobalFoundries a utilisé STMicro et l’État français pour faire du chantage à la subvention aux États-Unis. Et le pire c’est que ça a marché, l’État et les médias français se faisant complètement avoir. Même si a priori GF n’a pas reçu d’argent.