Y avait deux mecs en slip dans le parc Mistral. Les pieds bleus de froid, serviettes de bain en mains, en train d’essorer leurs combinaisons en néoprène. Tout ça dans un parc presque désert en cette froide journée d’automne. Les deux mecs à oilp, c’était nous. « Vous êtes allés vous baigner dans la mare ? Je comprends, hein, moi je fais un peu de plongée et j’ai un diplôme de biologie subaquatique ! » C’est ce qu’elle nous dit, la dame emmitouflée. Comme on galère à enlever nos combis, « oui oui », qu’on répond. Alors que, pas du tout, on n’est pas allés dans la mare – elle est d’ailleurs hors d’eau en cette saison.
Mais d’où est-ce qu’on sort ? Comment a-t-on fait pour tremper nos combis et avoir les pieds gelés ? C’est simple, on vient de visiter le Verderet, « l’autre rivière » de Grenoble. Celle qui n’est ni le Drac ni l’Isère, un poil plus modeste que ses concurrentes, certes, mais tout aussi impétueuse [2]. Elle prend sa source dans les torrents de Belledonne, serpente jusque sur les hauts d’Eybens. Là, elle prend son élan, longe la Villeneuve, l’Abbaye et la Bajatière, traverse gentiment le parc Paul Mistral, croise le boulevard Jean-Pain pour s’égayer dans le quartier de l’Alma et se jeter dans l’Isère. Mais ça, on ne le voit pas. Car d’Eybens à Grenoble, le Verderet est sous terre.
Quand la diplômée subaquatique nous interpelle, on vient de le vérifier, en faisant trempette deux heures durant dans une eau qu’on qualifiera de « vivifiante ». Avec la dame emmitouflée, on n’a pas argumenté. Sans doute n’a‑t‑elle jamais entendu parler du Verderet, sauf si elle est allée à l’école de la Villeneuve qui porte ce nom. Et n’a‑t‑elle jamais vu le Verderet, sauf si elle est une habituée du parc des Ruires à Eybens, où coule ce charmant ruisseau avant de s’enterrer à travers une grille – un énième moyen de le « nettoyer » [3]. Et que toute la longueur de son parcours grenoblois se passe sous terre, à environ deux mètres de profondeur. Alors voilà, tout simplement, cette après-midi d’automne on sortait d’une bouche d’égout, car à Grenoble c’est le seul moyen de faire trempette dans le Verderet. Et ça, c’était trop compliqué à lui expliquer tout en se séchant les pieds.
L’Isère et le Drac, ces deux-là, on les connaît, on les voit tous les jours. Et puis, il y a ce mignon Verderet, le challengeur, dont l’essentiel du cours se passe dans un tuyau en béton. Il fallait qu’on le teste. Premier constat : c’est calme et reposant. Pour les yeux comme pour les oreilles. Il fait noir, tout simplement, parce qu’il n’y a presque pas de plaques de sortie. L’écrevisse qu’on a croisée devait certainement être aveugle. L’ambiance sonore est aussi paisible parce que le tuyau est globalement plat et vide. On entend le bruit de nos pas dans l’eau, et comme on avance à contre-courant, une vague nous précède. On patauge jusqu’à aux chevilles ou aux genoux en fonction des passages. Comme c’est désert, on a l’impression d’être les premiers à mettre les pieds ici. Un tag au mur nous assure que non – mais un tag, un seul.
Quand on croise des rues, des voies de tram, on voit parfois une bouche d’égout bouger sous le passage des voitures dont on entend le moteur, on sent le poids des tramways se déplacer sur leurs rails 50 centimètres au-dessus de nos têtes, alors qu’on fait trempette dans une rivière. Expérience post-moderne. Pour les muscles par contre, mieux vaut se préparer à entrer dans la Légion étrangère. Sur la majorité de son trajet, le Verderet est enserré dans un canal de 2m50 de large, pour 1m20 de haut. Quand on écrit ces lignes, on a des courbatures aux fesses.
Dans ce boyau un poil claustro, une histoire nous revient en tête. Sous la presqu’île de Lyon, un conduit haut de 3 mètres accumule tous les déchets gras et les autres saloperies qui traînent dans les égouts. Régulièrement, les services de la Ville mettent une énorme boule dans ce conduit, avant de l’envoyer récurer le tuyau, à la Indiana Jones, avec comme décors des amas d’araignées et de soie. Ici, bien sûr, non, à nous ça ne risquait pas d’arriver, on a essayé de se convaincre.
Manque de bol, deux minutes après qu’on se soit raconté cette histoire (qu’est-ce qu’on se marre, ahah), au loin dans le tunnel noir, un gros bruit d’eau se fait entendre. Là, comment dire, on n’a pas fait les malins. Des images de vagues géantes nous ont traversé la tête – on s’est imaginé courir le dos courbé, une masse d’eau énorme nous poursuivant dans le boyau, nous renversant et nous étouffant à moitié. Tentant de s’accrocher à ce qu’on pouvait, la bouche pleine d’eau sale et d’écume, isolés, où est passé l’autre, ah mon dieu on a vraiment été trop cons de s’aventurer là, c’est trop bête de mourir si jeunes. Tout ceci sous le boulevard Jean-Pain, c’est vous dire qu’on peut avoir une vie palpitante dans des endroits a priori mornes.
Bon, le bruit d’eau s’est arrêté, on n’a vu ni vague, ni vaguelette, ni hausse de niveau, ni rien. On a repris notre route, comme quoi finalement on n’a pas des vies si folles. D’ailleurs vous avez essayé de faire pipi avec une combi de surf sous un plafond bas ? Ça, c’est une aventure.
En dehors de cette péripétie, on aurait envie de mettre un 5/5 au TripAdvisor de la trempette dans le Verderet, pour trois raisons. Déjà pour le calme, donc, visuel et auditif. Aussi, parce qu’on a trouvé deux endroits au sec (enfin, moins mouillés) pour pique-niquer, c’était appréciable. Et puis, parce que, contrairement à ce qu’on avait compris avant d’y plonger, le Verderet enterré n’est pas un collecteur d’égouts (on en a croisé un vrai sur la route et c’est le ruisseau qui peut se déverser dedans). On s’imaginait évoluer dans la merde et les rats, les algues vertes, les rejets d’azote, les sacs plastiques décomposés, tout ça (miam). En réalité, non, c’est simplement une rivière enterrée, dont le débit est le même à l’entrée qu’à la sortie.
C’est bien pour ça qu’il n’y a pas que nous qui nous intéressons au Verderet. La Ville et la Métro aussi ! En 2013, la Ville de Grenoble avait lancé une étude pour découvrir le Verderet dans le parc Paul Mistral, mais c’était ensuite resté au point mort. La Métropole, elle, avec son projet urbanistique Grand’ Alpe, pense maintenant « à exploiter [le Verderet] comme un atout dans le cadre du projet ». Bon, en attendant, on n’a croisé ni Éric Piolle ni Christophe Ferrari dans le boyau.
Mais pourquoi leurs prédécesseurs l’ont-ils enfermé, ce ruisseau, avant qu’il ne devienne un « atout » ? À la fois parce que les inondations dont il était responsable sont inscrites dans les annales (jusqu’en 1991, il débordait à Eybens).
Et aussi parce que le Verderet fût au cours des siècles un vecteur épidémique fort. La fièvre typhoïde, entre autres, s’y propagea il y a un siècle. Les habitants de l’époque y lavaient leur linge, y vidaient leurs ordures, l’utilisaient pour la tannerie – bonjour les odeurs d’urines, et les mélanges douteux niveau hygiène. Pour notre confort, le torrent de montagne est canalisé et recouvert totalement entre 1963 et 1967. Et puis, on construit des bassins de rétention, des filtres permettant de retirer les cailloux, les ordures charriées, et de transformer le torrent débordant en un gentil ruisseau, qui s’enfile dans le tunnel.
Donc, dame emmitouflée et diplômée, ce n’était pas d’une mare qu’on est sortis. C’était d’un fier torrent, qui a, au cours de son histoire, tué et détruit, semé la terreur et servi de poubelle à ciel ouvert. Et que les autorités ont même réussi à rendre inconfortable avec ce damné plafond trop bas...